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Partie II : Typologie du monstrueux

Chapitre 4 : La Gorgone

III) L’œil de Méduse : au contact de l'horreur

La peur est une variété du toucher. Elle annule la distance. Le toucher est la première des passions.

(Le réel et le fantastique, Alain Chareyre-Méjan, 1999)

La vue de l'horreur est un contact, une trop grande proximité qui fait violence. On y retrouve la conception antique du regard qui a servi de matrice au mythe de la Gorgone :

Les anciens Romains étaient terrifiés par l'opération même de voir, par la puissance (l'invidia) que pouvait jeter le regard en face. Chez les Anciens, l'œil qui voit jette sa lumière sur le visible. Voir et être vu se rencontrent à mi-distance [...] De même que les anciens Romains divisaient les attitudes amoureuses en activité et en passivité, de même la vision active, saillissante, est violente, sexuelle, maléficiante. Au regard qui porte l'effroi, au regard gorgonéen, au regard médusant répond la nuit soudaine (Quignard, 1994, p. 113-114).

Pour Quignard, cette saillie du regard renvoie à la psychanalyse freudienne et à la violence castratrice qui menace en cas de pénétration dans l'inconnu. Plus généralement, elle traduit une crainte du contact avec l'altérité et de la puissance qu'elle peut exercer, à son tour, sur celui qui la contemple.

C'est la mise en garde de l'aphorisme nietzschéen : « Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas le devenir lui-même. Et quand ton regard pénètre au fond d'un abîme, l'abîme, lui aussi, pénètre en toi » (Nietzsche, 1886/1987, §146). Si la première partie s'applique directement à l’archétype du Barbare, la seconde entre en écho avec celui de la Gorgone. Cette frontalité du regard provoquant le contact et la réciprocité de voir et être vu s'exprime dans le régime graphique adopté par Outlast.

L'ocularisation subjective interne annule toute médiation entre le joueur et ce que son personnage perçoit et fait du regard une mise en danger : s'aventurer à jeter un œil hors de sa cachette ou au détour d'un couloir, c'est prendre le risque de découvrir l'horreur et, pire, s'exposer à son regard.

« Pickman's model » propose une autre forme de proximité, toute conceptuelle. Thurber n'est jamais en contact direct avec les créatures, mais il sait que celles-ci sont juste de l'autre côté de la porte, dans la pièce qu'il vient de quitter et qui est dans le sous-sol d'une maison en pleine ville. Lovecraft joue ici sur une perception pleinement littéraire, invisible, mais présente, attendant derrière la porte comme derrière les mots : lire, c'est se risquer à ouvrir.

146 Ce lien étroit entre vision et toucher permet à Jean Clair de relier Méduse à la créature marine qui a hérité de son nom :

La vision de Méduse est, pourrait-on dire, urticante, comme du contact de l'animal homonyme : elle brûle instantanément le regard de celui qui s'y applique et la douleur qui en résulte mène à l'issue fatale. De l'animal, elle a aussi la périlleuse ambiguïté : sa brûlure est d'autant plus mortelle que son apparence est plus soyeuse. Séduisante, attirante dans son ondulation diaphane et irisée, elle fait d'autant moins grâce à celui qui se laisse prendre au piège (Clair, 1989, p. 44).

A cette comparaison animalière il faut ajouter celle du serpent qui, pour Alain Chareyre-Méjan, est un parangon de la peur en ce qu'il peut être apparaître et disparaître en un instant, être invisible et ne se révéler que trop tard, déjà au contact (Chareyre-Méjan, 1999, p. 18). D'un côté donc, la séduction mortifère et le châtiment de la curiosité, de l'autre la fulgurance d'une apparition imprévue, la révélation de quelque chose qui se terrait dans l'ombre, tout près. La nouvelle de Lovecraft met en scène ces deux aspects dans son rapport à la représentation picturale :

God, how that man could paint! There was a study called 'Subway Accident,' in which a flock of the vile things were clambering up from some unknown catacomb through a crack in the floor of the Boston Street subway and attacking a crowd of people on the platform. Another showed a dance on Copp's Hill among the tombs with the background of today. Then there were any number of cellar views, with monsters creeping in through holes and rifts in the masonry and grinning as they squatted behind barrels or furnaces and waited for their first victim to descend the stairs. […] It wasn't the scaly claws nor the mould-caked body nor the half-hooved feet—none of these, though any one of them might well have driven an excitable man to madness. It was the technique, Eliot—the cursed, the impious, the unnatural technique! As I am a living being, I never elsewhere saw the actual breath of life so fused into a canvas. The monster was there—it glared and gnawed and gnawed and glared—and I knew that only a suspension of Nature's laws could ever let a man paint a thing like that without a model—without some glimpse of the nether world which no mortal unsold to the Fiend has ever had (Lovecraft, 1927, p. 205).

Deux facteurs rendent les peintures de Pickman terrifiantes. D'un côté, la technique surnaturelle de l'artiste qui, poussant la virtuosité à son extrême limite, donne presque vie à sa toile : l'objet que l'on pensait inerte et sûr menace de s'animer et de rendre le regard (« glare ») qu'on lui porte. De l'autre, il y a le secret des toiles : la réalité du modèle. Là où il semblait rien n'y avoir que la fiction, quelque chose se révèle. Puisque la créature existe suffisamment pour être photographiée, « l'incident du métro » ne peut-il être réel ? N'y a-t-il pas dans ces toiles une vérité qui était sous nos yeux depuis le début, mais qui n’apparaît que maintenant, paralysant la pensée ?

Outlast, quant à lui, exprime ces deux dimensions par son traitement de la navigation vidéoludique.

Les couloirs de l'asile étant étroits, ils imposent de frôler les déments qui les arpentent. Ils sont également sombres, faisant constamment peser sur le personnage-joueur la menace de voir surgir quelque chose de l'ombre toute proche, et ce d'autant plus que l'ocularisation interne limite la

147 perception : l'obscène habite le hors-champ, et le joueur est cerné par ce dernier. De plus, les patients ne sont pas tous dangereux. Certains sont catatoniques, d'autres trop plongés dans leur folie pour remarquer Miles, d'autres, enfin, n'ont simplement cure de sa présence. Cela demande au joueur de constamment gager sur la réaction de ceux qu'il croise : vont-ils l'ignorer ou l'attaquer ? Jusqu'où peut-on s'approcher ? Outlast fait ainsi jouer l'espace de sécurité du joueur, le dilatant et le contractant pour susciter ses effets de peur :

Caché dans l'ombre, Miles hésite à avancer. L'unique lampe allumée lui révèle un homme dans un fauteuil roulant au bout du couloir. Ce dernier est trop étroit pour lui permettre de contourner le dément immobile et il n'y a aucun autre moyen de passer. A pas prudents, surveillant les moindres gestes de l'être décharné, il finit par oser le frôler pour accéder à la porte suivante. Le voici dans une pièce où trois patients regardent fixement la neige électronique d'un écran de télévision. Ils ressemblent beaucoup aux fous qui l'ont attaqué il y a peu, mais ceux-ci se contentent de lui dire de dégager. Dans un bureau non loin, le journaliste découvre sur un cadavre la carte d'accès magnétique qu'il cherchait. Il doit maintenant rebrousser chemin pour s'en servir. Il traverse à nouveau la pièce où grésille toujours l'écran plat et, alors qu'il repasse à côté du fauteuil roulant, son occupant se jette sur lui et tente de l'étrangler en hurlant. Après une courte lutte, Miles s'enfuit en courant, laissant le dément ramper sur le sol.

La rencontre avec l'inconnu est toujours incertaine, marquée par la potentialité d'une menace. C'est que l'altérité radicale qui regarde l'observateur depuis l'ombre est hors de son cadre de pensée, imprévisible et impensable. De cette idée découle la conception grecque du mauvais œil, baskiana, l'angoisse d'une présence vigilante s'opposant à la prospérité humaine. Le monde humain se sent scruté, c'est-à-dire oppressé, à ses frontières. Son existence est menacée en permanence, les ombres qui l'environnent sont peuplées de regards menaçants car la Cité rationnelle se sait bâtie sur une terre sauvage :

A grossièrement parler, et pour reprendre la distinction que faisait Nietzsche entre le dionysiaque et l'apollinien, on pourrait avancer que la Gorgone, en tant que divinité incarnant les puissances du désordre et du radicalement autre que l'homme, au même titre qu'Artémis et Dionysos, renvoie à ces périodes de flottement entre culture et sauvagerie, entre vie et mort, entre l'état in-fans de l'inarticulé et du cri et l'état adulte du logos, qui sont aussi des périodes de passage (Clair, 1989, p. 30).

Si la Gorgone fige le regard et la pensée, c'est parce qu'au-delà d'elle il n'est plus rien de visible ou de pensable. Elle marque notre horizon cosmologique, limite derrière laquelle il ne reste qu'un chaos impossible, un cri silencieux. Cet aspect de l’œil de la Gorgone tourné vers le monde humain a trouvé dans le jeu vidéo une expression directement issue d’une hantise médiatique du cinéma : alors qu’il n’y a pas de « caméra » vidéoludique, les possibilités offertes par l’ocularisation ont permis au survival horror de réinvestir le point de vue menaçant du tueur sur la victime, lieu commun du film d’horreur.

Ainsi, durant la cinématique d’introduction de Alone in the Dark (Infogrames, 1992) – jeu qui a posé les fondements du survival horror classique –, le joueur peut voir son personnage avancer en direction

148 du manoir de Derceto depuis la fenêtre du grenier, une main griffue lui indiquant qu’il occupe le point de vue d’un monstre. Par la suite, les angles de caméra fixe – repris par Resident Evil (Capcom, 1996), jeu pour lequel le terme survival horror a été créé – produisent la sensation angoissante que son personnage est observé en permanence. D’après le créateur, Frédéric Raynal, ces choix ne découlent pas d’une volonté d’imiter le cinéma :

Je ne sais pas comment on réalise un film, mais je sais comment on fait un jeu vidéo. Bien sûr, le positionnement des caméras dans Alone in the Dark relevait de contraintes ludiques qui servaient la peur, mais sans penser au cinéma. Les impératifs résidaient surtout en termes de surface de jeu, sinon, il y aurait eu des choses qui n’auraient pas été faites comme ça.

Alors oui, de la mise en scène, mais pour le joueur, pas pour le spectateur (Provezza, 2006, p. 54).

Néanmoins, cette démarche recoupe une esthétique cinématographique culturellement très présente et mobilisée de manière volontaire dans la série Resident Evil. On retrouve ici la double nature du regard identifiée par Carol J. Clover à partir de Peeping Tom (Powel, 1960) : au regard réactif du témoin s’oppose le regard pénétrant de l’agresseur (Clover, 1992, p. 175). Ici, l’un et l’autre sont partagés, car le héros est un intrus dans son environnement. L’exploration scopique du joueur se trouve contrecarrée par l’observation que le monde exerce sur son personnage. De manière plus précise, au début de Forbidden Siren (Sony Computer Entertainment, 2003), le joueur incarne un jeune homme qui découvre une cérémonie occulte au cœur d’une forêt japonaise. Surpris par les membres de la secte, il s’enfuit dans une obscurité oppressante et se trouve assailli par des visions où il se voit à travers les yeux de ses poursuivants. Finalement rattrapé, il se fait tirer dessus et chute dans un précipice. A son réveil, au bord d’une rivière rouge, il rencontre une jeune prêtresse qui lui explique que cette eau a remplacé son sang et qu’il a la possibilité d’adopter le point de vue d’autres personnes, ce qui sera indispensable à sa survie. La transgression de l’interdit présent dans le titre précipite le personnage-joueur de l’autre côté de la frontière sacrée. Il est alors constamment épié par ce mauvais œil qui le poursuit inlassablement. En reproduisant le dispositif de la caméra cinématographique – les images « granuleuses » des visions étant entrecoupées de « neige télévisuelle » –, le jeu vidéo tire parti de l’altérité de son regard : la pupille froide et mécanique de l’objectif captant tout ce qui entre dans son champ de vision pour l’enregistrer et, pour ainsi dire, le faire passer du côté de l’image morte, devient un représentant moderne du gorgoneion observant le monde humain pour n’en laisser qu’un corps pétrifié. On retrouve ici l’idée défendue par Barthes dans La chambre claire (1980) ainsi que par André Bazin dans « Ontologie de l’image photographique » (1945 ; inclus dans Bazin, 2011), selon laquelle la captation par l’objectif constitue un « embaumement » du réel qui n’en conserve qu’une dimension partielle et extérieure. Son processus mécanique automatique suscite néanmoins, « [un]

pouvoir irrationnel de la photographie qui emporte notre croyance » (Bazin, 2011, p. 14) et ce que Barthes nomme le punctum :

149 Cette fois, ce n’est pas moi qui vais le chercher (comme j’investis de ma conscience souveraine le champ du studium), c’est lui qui part de la scène, comme une flèche, et vient me percer. […] Ce second élément qui vient déranger le studium, je l’appellerai donc punctum ; car punctum, c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure – et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) (Barthes, 1980, p. 48-49).

Face à l’image photographique, le sujet subit le réel, que la scène soit documentaire ou fictive.

L’objectif capture davantage que l’œil humain et ce dernier, en s’y plongeant, court le risque d’être frappé par un détail, emporté par l’évidence que quelque chose du monde lui avait échappé. Aussi le narrateur lovecraftien préfère-t-il détruire les preuves photographiques pour ne conserver que son témoignage écrit tandis que les images enregistrées par le personnage joueur dans Outlast donnent lieu à des impressions inscrites dans un carnet. Il ne faudrait cependant pas conclure de cette prise de distance que ce « mauvais œil » est absent de l’écriture. En littérature, de par le lien entre narration et monstration, voix et vision, le regard dirigé sur le personnage semble avant tout l’expression d’une part obscure de son esprit. De l’œil observant Caïn dans sa tombe chez Hugo à Charlie Gordon s’observant lui-même dès qu’il se trouve avec une femme chez Keyes, la pupille prédatrice provient de l’intériorité de sa victime :

Quand je la pris par les épaules, elle se raidit et frémit, mais je l’attirai vers moi … C’est alors que cela se produisit. Cela commença par un bourdonnement sourd dans mes oreilles … un bruit de scie électrique … très loin. Puis une sensation de froid : des picotements dans mes bras et mes jambes, mes doigts engourdis. Soudain, j’eus la sensation d’être observé.

Un brusque transfert de perception. Caché dans l’obscurité, derrière un arbre, je nous voyais tous les deux allongés dans les bras l’un de l’autre (Keyes, 1972, p. 105).

Plus que la notion d’altérité, on retrouve ici l’idée d’une mauvaise conscience venant punir la transgression d’un tabou. Qu’il s’agisse de l’interdit maternel de la sexualité dans Des fleurs pour Algernon ou du fratricide originel dans La légende des siècles, le personnage demeure hanté par le regard accusateur d’un œil sans corps. Il est en effet notable que cette observation incorporelle est absolument silencieuse : aucun jugement n’est formulé, et ce pur regard suffit, par sa seule présence, à exprimer la culpabilité. Le personnage est passé du côté de l’obscène et c’est l’œil posé sur lui qui expose ce qui est par ailleurs indicible.

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