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Partie II : Typologie du monstrueux

Chapitre 4 : La Gorgone

V) La tête tranchée : l'impossible témoignage

No one would believe me; I was almost as queer to men as I had been to the Beast People. I may have caught something of the natural wildness of my companions .

(The Island of Doctor Moreau, Herbert George Wells, 1896)

Il y a ainsi une forme de contamination de l'horreur. Si Persée, héros divin, est capable de décapiter Méduse et de devenir « Mestor Phoboio », maître de l'effroi, les êtres communs qui se risquent à cet exploit n'en ressortent pas indemnes. En s'emparant de leur trophée, ils deviennent eux-mêmes monstrueux et ne peuvent transmettre leur témoignage car, même tranchée, la tête de la Gorgone continue de pétrifier celui qui pose son regard dessus. C'est ce qui arrive à Thurber, témoin indirect

153 qui a coupé tout contact avec la seule personne à avoir vu les monstres, Pickman, dont il met en doute l'humanité. Quant à la photographie, preuve authentique, il l'a brûlée. Ne demeure donc que son récit, évocation sans fondement matériel de ce qu'un autre a observé, le seul reliquat communicable de la rencontre avec la Gorgone. On retrouve ici une dimension essentielle du texte littéraire. Qu’il s’agisse de la forme particulière du récit épistolaire ou de la pratique plus répandue du récit à la première personne, les histoires horrifiques tendent à accentuer une caractéristique extrêmement généralisée de la fiction littéraire : il s’agit d’une narration au passé qui s’actualise au moment de la lecture. La diversité des actualisations possibles (voir chapitre 1) prend ici une dimension nouvelle. En tant que témoignage, ces variations révèlent l’impossibilité pour l’écriture de circonscrire absolument le drame narré. Au-delà de la trame plus ou moins serrée inscrite dans le texte, de très nombreux éléments sont susceptibles d’avoir été tels ou tels. L’apparence de Thurber, les raisons de sa fascination pour l’étrange ou le déroulement des événements dépeints par Pickman se sont perdus lors de la retranscription. Le contact avec le réel manifesté par la confrontation avec le monstrueux (voir chapitre 2) excède sa narration. Ce phénomène apparait également lors de la mise en récit de parties de jeux vidéo. Au-delà des détails épurés (les erreurs de manipulation, les gestes superflus et autres), la narration ne peut rendre compte que d’une perspective particulière sur ce qui s’est déroulé. Ce point est particulièrement manifeste lorsque le jeu présente des parcours multiples. Lors de leur résumé de Resident Evil, les auteurs de Resident Evil – Des zombies et des hommes écrivent :

Au moment où Jill et Chris parviennent jusqu’à [Wesker], il leur avoue ses objectifs. C’est alors que Barry pointe soudain son arme sur Jill : il est depuis le début le complice de Wesker, même si c’est à contrecœur, car sa famille a été prise en otage. Partagé entre son affection pour Jill et le sort des siens, Barry se reprend in extremis et tire sur Wesker. Blessé, ce dernier n’est pas au bout de ses peines : le Tyrant, qu’il vient de ranimer, est totalement hors de contrôle. Avec ses immenses griffes, il transperce le torse de Wesker. Jill et Chris doivent alors affronter cette nouvelle menace. Ils ont ensuite juste le temps de quitter les lieux, en emmenant Barry et Rebecca, avant que le manoir explose (Courcier, El Kanafi et Provezza, 2015, p. 75).

Si cette fin permet de créer une continuité entre les différents épisodes de la série, elle n’a jamais eu lieu. Jill et Chris sont les personnages jouables. Si le joueur choisit Jill et parvient à garder Barry en vie au fil de l’aventure, ils seront tous deux présents face à Wesker. S’il joue Chris, il peut s’assurer que Rebecca survive pour qu’elle assiste à cet affrontement. Jamais, cependant Chris, Jill et Barry ne se retrouvent dans la même pièce. Il s’agit là d’une synthèse des différents événements susceptibles de s’être produits lors d’une partie. Ce qui s’est réellement produit dans le manoir Spencer n’appartient qu’au joueur qui a vécu l’aventure. La seule certitude, fournie par les aventures suivantes, est que Jill, Chris, Barry et Rebecca ont survécu à la disparition de la demeure. Dans Outlast, Miles n'aura pas la même chance. Témoin direct d’une horreur gorgonéenne dont il ne saurait triompher, il s’abandonne à l’horreur pour pouvoir transmettre son témoignage. Les derniers mots qu'il écrit sont :

154 Whoever finds my corpse – trust no one and tell everyone. I am not crazy. I know, I know, only crazy people say that. But I am as sane as this world allows, with a camera full of evidence. Don't call it a gospel. Call it a mockery of reason, let the world know it is Murkoff's fault. Bury these bastards with my mutilated dead body.

Le voici dépossédé de son message, contraint de le livrer au monde en espérant qu'il soit entendu et compris alors que lui-même se trouve ravalé au rang des fous de l'asile qu'il ne pourra jamais quitter.

C'est qu'entre les internés et le journaliste, le fossé s'amenuise peu à peu à mesure que ce dernier souffre et comprend ce qui s'est produit. Le père Martin, premier personnage que Miles rencontre après sa chute inaugurale, est une figure de baptiste qui le fait entrer dans la communauté des pensionnaires de Mount Massive afin d'en ramener témoignage. Le prêtre empêche le journaliste de fuir trop tôt, le guide à travers les méandres des bâtiments, le pousse à croiser des malades qui peu à peu s'humanisent en racontant leur histoire. Miles finit par écrire : « I'm not the only victim here, not by a long shot. I watch a man wait to burn to death, the most painful death imaginable, rather than stay in this place ». Mutilé, sentant sa raison vaciller, devenu lui aussi un meurtrier après avoir tué Trager dans l'ascenseur, le journaliste peut voir à son tour le Walrider. Alors que ses derniers pas le mènent dans les couloirs blancs du laboratoire caché sous l'asile, l'écran de sa caméra brisé évoquant l'état de son esprit, il abandonne son rôle de simple observateur pour devenir acteur du drame en détruisant la source de l'horreur. Ce faisant il signe son arrêt de mort et sa défaite : devenu le nouvel hôte du Walrider, il est abattu par les forces d'intervention de la société Murkoff (Figure ). Mount Massive ne le laissera pas s'échapper et conservera son histoire. Le voilà devenu martyr, du grec mártus, « témoin ».

155 Fig. 13 : Le parcours du témoin dans Outlast (Red Barrels, 2013).

Conclusion

L'analyse comparative de « Pickman's Model » et Outlast permet d'éclairer de nombreux enjeux de la peur et de son traitement par la littérature et le jeu vidéo. D'un point de vue esthétique, elle met au jour la tension de la distance et du regard, la séduction d'une pulsion scopique qui amène le sujet à se perdre et à se découvrir au contact de l'horreur. Tandis que la participation du lecteur dans la double-auctorialité littéraire implique une intimité avec l’horreur, la présence ludique du joueur dans l’univers fictionnel lie la vision à la possibilité d’un contact périlleux. Cette dynamique tire ainsi parti des spécificités de chaque médium. Si la littérature joue d'une présence invisible, mais extrêmement sensible, d'une éruption du monstrueux par les interstices des mots et du sens, le jeu vidéo travaille plus particulièrement l'espace parcouru par le joueur et son rapport à la représentation qui est moins une monstration que le signe d'un impensable suggéré. Dans les deux cas, donc, le modèle de la Gorgone met en scène une limite infranchissable où l'image et le langage perdent toute capacité de préhension et où la pensée se fige dans une stupeur dont elle ne peut s'extirper que dans la fuite. Les personnages s'y plongent et, démunis face à l'incommunicable qu'ils découvrent, ne peuvent que constater l'existence d'une altérité radicale aux frontières du monde humain. Ce qui reste de cette

156 rencontre, description ou représentation, n’est qu’une coquille vide, corps pétrifié qui marque le passage de l’horreur sans parvenir à le saisir. Tout comme la littérature explore les limites de l’écrit – fixation d’une parole vive, mais périssable d’une part, tentative de circonscription du réel dans le carcan du logos d’autre part – on s’étonnera peu que le jeu vidéo tire particulièrement parti de la hantise médiatique du cinéma qui poursuit sa dimension visuelle. Le dispositif classique du médium filmique est en effet profondément gorgonéen, capturant et fixant sur la pellicule une image de l’extériorité du réel pour en donner à voir un reflet par la rétroprojection sur le grand écran. Que ce soit par l’écrit ou l’image, ce qui se joue est toujours une mise en forme communicable d’une horreur inconcevable et irregardable, la médiation artistique comme bouclier poli offert au récepteur qui pourra y entrapercevoir le reflet de l’œil de la Gorgone.

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