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Partie II : Typologie du monstrueux

Chapitre 4 : La Gorgone

I) La Gorgone aux confins du monde

Celui qui porte on regard sur cela qu'il lui est interdit de voir, car c'est cela qui n'est pas lui, court, en découvrant la vision de tout autre que lui, le risque de l'aveuglement.

(Méduse : contribution à une anthropologie des arts du visuel , Jean Clair, 1989)

Voici ce que Pascal Quignard nous dit des Gorgones, Méduse, Sthéno et Euryalé :

Telle est l'histoire de Méduse : Trois monstres habitaient dans l'extrême Occident, au-delà des frontières du monde, du côté de la Nuit. Deux de ces monstres étaient immortelles, Sthéno et Euryalé. La dernière était mortelle et s'appelait Méduse. Leur tête était entourée de serpents. Elles possédaient des défenses pareilles à celles des sangliers, des mains de bronze, des ailes d'or. Leurs yeux étincelaient. Quiconque, dieu ou homme, croisait leur regard était changé en pierre (Quignard, 1994, p. 108).

On retrouve disséminé dans les différents éléments de ce texte un aspect caractéristique de l'horreur, celui de la coprésence. Les Gorgones sont des créatures de la frontière occidentale, du crépuscule où le jour passe dans la nuit. Elles participent en cela du monde des humains et de celui des ténèbres, tout comme le paradoxe insoluble du mort-vivant (Brault, 2015, p. 22-23), partagé entre deux états mutuellement exclusifs. Cette dimension du monstre se retrouve dans son apparence hétéroclite où se mêlent les serpents, le sanglier et l'oiseau, la chair, le bronze et l'or. Comme le souligne Jean-Pierre Vernant, les Gorgones n'appartiennent à aucun ordre, constituant en cela une altérité radicale :

Dans les parages infernaux, Ténèbres, Épouvante, aspects et cris monstrueux s'associent pour exprimer l'"altérité" de Puissances étrangères au domaine des divinités célestes comme au monde des hommes, le statut entièrement séparé d'êtres auxquels, comme le dit Eschyle à propos des graîai palaiaì paîdes, les vieilles fillettes ancestrales, ne se mêlent ni dieu, ni homme, ni bête (Vernant, 1985, p. 52).

Cette situation de l'intervalle n'est pas sans évoquer celle du lecteur et du joueur qui, en entrant dans l’œuvre, ne sont ni tout à fait dans le réel, ni tout à fait dans la fiction. S'ils se ferment en partie à leur environnement, ce dernier influence néanmoins leur réception et s'intègre à leur expérience. Proust n'ouvre d'ailleurs pas autrement son texte consacré à la lecture :

Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré.

Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin […] tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l'importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec tant d'amour) que, s'il nous arrive encore aujourd'hui de feuilleter ces livres d'autrefois, ce n'est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec

138 l'espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n'existent plus (Proust, 1906, p. 5-6).

Quelque chose s'est cependant perdu dans ce rapport à la frontière : le caractère « anachorétiques » des Gorgones (Quignard, 1994, p. 111). Si la mythologie grecque les situait aux confins du monde, au royaume des Hespérides où la nuit engloutit perpétuellement la terre, la modernité a effacé cette géographie de l'éloignement. La rotondité de la planète et sa cartographie ont aboli ces limites lointaines, mais, ce faisant, elles les ont rapprochés de nous. Comme c’était le cas pour le vampire transylvanien, le seuil marqué par la Gorgone apparait désormais au sein même de l’habitat humain.

L'espace nocturne est donc toujours circonscrit, contenu derrière de solides murs, mais son accès est devenu aisé ; on y pénètre souvent sans même le savoir, pour constater avec effarement la trop grande proximité de l'horreur. Le narrateur de « Pickman's model » a ainsi une bien étrange appréhension du métro :

You needn't think I'm crazy, Eliot – plenty of others have queerer prejudices than this. Why don't you laugh at Oliver's grandfather, who won't ride in a motor? If I don't like that damned subway, it's my own business; and we got here more quickly anyhow in the taxi. We'd have had to walk up the hill from Park Street if we'd taken the car.

I know I'm more nervous than I was when you saw me last year, but you don't need to hold a clinic over it. There's plenty of reason, God knows, and I fancy I'm lucky to be sane at all (Lovecraft, 1927, p. 197).

La forme extrêmement conventionnelle de cet incipit reproduit cette impression de proximité, l’appréhension d'un événement terrible surgissant au sein même d'un environnement connu. Le lecteur y reconnaît les procédés de double énonciation et de doute fantastique utilisés en 1843 par Edgar Poe pour ouvrir son « Tell-Tale Heart » (« True ! Nervous, very, very dreadfully nervous I had been and am; but why will you say that I am mad? »), cependant Lovecraft prépare un autre effroi, une horreur laissant peu de place au doute. Comment, en effet, reprocher à ce narrateur son hésitation à descendre sous les rues, dans le métro ? Il sait, lui, que dans la cave du peintre Pickman il existe un puits, sombre et ancien, au fond duquel se terrent des choses innommables. Ce travail sur les conventions génériques renvoie au modèle « serpents et échelles » proposé par Bernard Perron à partir du film Anaconda (Llosa, 1997) dans son article « Anaconda, a Snakes and Ladders Game. Horror Film and the Notions of Stereotype, Fun and Play » (Perron, 2007). Selon ce modèle et conformément au jeu de plateau du même nom, le récepteur trouve dans le film une série d’indices permettant d’inférer la suite du récit à partir de ses connaissances génériques. Certains éléments se conforment à ces stéréotypes et permettent de connaitre par avance les événements à venir (les échelles), d’autres incitent à des conclusions trompeuses afin de surprendre le spectateur (les serpents). Alors qu’il pense progresser sur un chemin assuré, le récepteur se trouve pris dans la chevelure de la Gorgone et glisse subitement dans un monde d’incertitudes, pétrifié par le choc de sa découverte.

139 Le début de Outlast a recours à des techniques d'exposition similaires, jouant sur l'horizon d'attentes du joueur :

La voiture de Miles Upshur s'enfonce dans la nuit, suivant un sentier que seuls ses phares éclairent. Au loin, l'imposant asile apparaît entre les frondaisons. Alors qu'il arrive au portail, Miles relit le courriel qu'il a reçu d'une source anonyme : des choses terribles se passent dans cet asile, il faut les révéler au public. Il s'empare de ses piles de secours et vérifie le bon état de sa caméra, faisant jouer le zoom et testant la vision nocturne. Il sort enfin de sa voiture.

La guérite du gardien est vide, et Miles se retrouve bientôt dans l'allée centrale de Mount Massive, braquant la caméra sur ses fenêtres éclairées. Il prend aussitôt des notes, confiant au papier le malaise que lui cause l'endroit et résumant ce qu'il sait de son histoire et de la société Murkoff qui en a la gestion actuelle. Alors qu'il s'apprête à se diriger vers la porte, un mouvement attire son attention : à une fenêtre du premier étage, une silhouette se découpe furtivement dans la lumière avant que celle-ci ne s'éteigne. Cela n'avait pas l'air d'être un infirmier, les inquiétantes promesses du courriel semblent fondées …

L'asile est un espace topique de l'horreur et celui-ci est parfaitement connu du personnage journaliste qui transmet les informations au joueur. Si le cadre se rapproche davantage du modèle du château gothique, il reste lié au monde quotidien. Ce n'est pas une demeure isolée et abandonnée, mais un institut psychiatrique géré par une société identifiée. Les insinuations du courriel, l'aspect lugubre des hautes tours et la silhouette aperçue à une fenêtre sont autant d'indicateurs de sombres secrets à découvrir, mais Miles Upshur n'a encore aucune idée de l'horreur dans laquelle il s’apprête à pénétrer.

Le joueur et le lecteur en revanche, contrairement aux personnages principaux, savent parfaitement qu'ils entrent dans une œuvre horrifique, même s'ils ignorent la nature exacte de son contenu. Ils se situent donc déjà dans une situation d'intrusion transgressive, cherchant à quitter momentanément leur univers pour pénétrer dans la nuit. C'est ici qu'ils croisent le regard de la gorgone.

Cette dernière endosse le rôle de gardienne. Le gorgoneion, représentant son visage, vient orner les portes et l'entrée des temples de Grèce, les murailles et les boucliers des hoplites. Il marque le seuil entre le monde de la Cité et l'ailleurs. Jean Clair constate ainsi :

Aussi comprend-on mieux le statut particulier qu'entre les dieux et les démons, la figure de Méduse a longtemps occupé. Effigie monstrueuse et inenvisageable, elle campe aux portes de l'Hadès : elle est la gardienne entre les deux mondes, celui des vivants et celui des morts, celui des choses qui se voient et celui de ce qui ne peut se voir, celui de l'ordre et de la raison et celui de la folie et du chaos. Parce qu'elle participe des deux royaumes, sa nature, tout au long de son règne, sera double elle aussi, invinciblement ambiguë, de cette ambiguïté terrible que Rilke soupçonnait dans la beauté : tantôt effroyable et tantôt séduisante, tantôt attirante et tantôt repoussante (Clair, 1989, p. 29).

De manière similaire, dans Malpertuis (1943), Jean Ray associe Euryale, la sœur de Méduse, au dieu Terme dont la statue décore l'entrée de la « maison fantastique ». Lorsque le narrateur voleur de

140 reliques s'y introduit durant l'épilogue, son exploration est immédiatement arrêtée par la Gorgone qui veille dans l'ombre de la demeure :

Je vis une créature d'une immense beauté, mais terrible comme Dieu, se pencher et rester immobile dans l'ombre. Soudain les yeux s'allumèrent, verts comme les flammes d'un monstrueux phosphore. Une souffrance inouïe se vrilla dans mon être, mes membres devenaient de glace ..., de plomb. Pourtant, s'il m'était possible de me mouvoir encore, de me glisser le long de la muraille, j'étais hors d'état de détourner mes yeux de ces horribles lunes, luisant dans le miroir (Ray, 1943, p. 250).

Le rôle du monstre au regard pétrifiant est de s'assurer que nul ne puisse s'aventurer dans le monde nocturne pour en ramener quoi que ce soit. Bien qu’elle soit dépourvue de la laideur du gorgoneion antique, elle reste porteuse d’une terreur sans fondement identifiable. Comme le souligne Roger Bozzetto à propos de Méduse, elle indique la limite d'une parcelle interdite à l'être humain : « Elle fascine et horrifie à la fois, comme le tremendum qui signale la présence terrifiante du sacré » (Bozzetto, 1992, p. 122). Le sacré doit ici être entendu dans son sens antique, non comme un lien au divin, mais comme une séparation, une rupture avec notre monde. Le tremendum, le tremblement irrépressible de celui qui est saisi de terreur n'est pas une affaire de courage : même le héros doit se dissimuler derrière son bouclier pour ne pas regarder la Gorgone en face. Cette fonction de sentinelle est, Jean Clair nous le rappelle, intimement lié à la dimension visuelle de ce monstre :

Le sens en français en a été gommé, mais il perdure dans ses équivalents allemands et anglais.

Regarder, qui a même racine que warten et to ward, c'est non seulement envisager le monde, c'est aussi se protéger, faire attention, être sur ses gardes. Regarder, dans la réitération de son allant, c'est aussi le phénomène de retourner son regard en arrière pour vérifier qu'on n'est pas suivi, ni menacé (Clair, 1989, p. 24).

Voilà l'ambivalence du regard. Si on le projette dans l'ombre par précaution (et Outlast propose au joueur deux touches pour regarder en arrière lorsqu'il fuit), on prend le risque d'être pétrifié, car le monstre est là, qui guette aussi.

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