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Partie I : Fondements théoriques

Chapitre 2 : Carte et territoire de l’horreur

I) La peur en héritage

Comme la terre devait être troublante autrefois, quand elle était si mystérieuse ! À mesure qu’on lève les voiles de l’inconnu, on dépeuple l’imagination des hommes. Vous ne trouvez pas, Monsieur, que la nuit est bien vide et d’un noir bien vulgaire depuis qu’elle n’a plus d’apparitions.

(« La peur », Guy de Maupassant, 1884)

S’il ne s’agit pas ici de retracer l’évolution des genres relevant de l’horreur, projet qui dispose déjà d’une littérature abondante, certains éléments historiques sont néanmoins nécessaires à la compréhension de cette esthétique. Au-delà des disparités théoriques, le consensus se fait largement sur le caractère matriciel du roman gothique pour l’ensemble de l’horreur moderne de même que sur le caractère réactif de son apparition contre les Lumières du XVIIIe siècle. L’analyse de Roger Bozzetto approfondit ce constat en ancrant la dimension philosophique dans les bouleversements techniques et sociaux de la période, en particulier la révolution industrielle (Bozzetto et Huftier, 2004, p. 8). La mise à mal d’un paradigme perdurant depuis le néolithique a ainsi provoqué l’émergence d’une perception angoissée du monde se développant contre l’avènement d’une lecture rationaliste de la réalité :

La visée fantastique en effet n'a pu s'incarner en un genre littéraire spécifique qu'après que le monde empirique de référence se fut débarrassé de la présence du surnaturel, pour se donner à saisir dans une pure immanence, et dans le cadre d'une représentation mimétique.

C'est alors seulement qu'un « scandale » peut naître pour la raison, constitutif du genre fantastique, devant l'irruption d'un surnaturel (puis d'un irrationnel) irreprésentable, devenu innommable et inconcevable dans un monde qui pensait l'avoir éradiqué (Bozzetto, 1992, p. 8).

67 Pour résumer ce processus de manière très schématique, cette résurgence de l’inconcevable inauguré par le gothique s’est d’abord traduite par un recours aux figures folkloriques des fantômes, vampires, goules et loups-garous, sous une forme romantique du fantastique, pour ensuite s’approprier le contexte urbain et la scientificité du XIXe siècle et constituer le fantastique moderne. Une telle trajectoire n’exclut pas les permanences et résurgences de l’origine gothique. Au contraire, comme le note Alain Chareyre-Méjan, elle en forme plutôt un prolongement :

Si le Roman Gothique constitue bien une des origines du fantastique littéraire, il doit lui être associé plus profondément. La sensation qu'il décrit inlassablement épurée, aiguisée, souvent saisie à son paroxysme constitue ni plus ni moins le fond du sentiment fantastique, puisqu'on ne peut effectivement distinguer en lui l'impression d'étrangeté de la violence qui l'accompagne (Chareyre-Méjan, 1999, p. 28).

Or, au-delà des figures et des thématiques, abandonnées, réinvesties, retravaillées, ce raffinement de l’expression du « sentiment fantastique » – également constaté par Lovecraft (Lovecraft, 1927) – tient sans doute au développement de l’irrésolution de l’événement horrifique, au délaissement de ce que David Cavallaro appelle la « fonction cathartique » du gothique :

The Gothic’s ideological function was implicitly recognized, insofar as the experience of fear was frequently endowed with purging powers. Thus, the Gothic was considered capable of facilitating the reconstitution of a sense of normality, equilibrium and order by provoking extreme fear and hence encouraging the expulsion of the fearful object. Yet this potentially cathartic function was also regarded with suspicion, since many Gothic narratives, equipped with a moral, reparative finale, could by no means be deemed morally correct in their entirety. The guardians of taste and propriety felt that stabilizing endings might be simply paying lip service to canonical ethics without really purging the main body of the story of immoral or amoral messages (Cavallaro, 2002, p. 9).

Qu’il s’agisse d’une évolution des modes de pensée ou d’une libération des carcans de la censure, reste que la transition vers le fantastique permet la possibilité d’une non-reconstitution de l’ordre initial. Si le spectre du château d’Otrante a pour vocation de réparer le tort causé au héros (The Castle of Otranto, Walpole, 1764), celui que voit le signaleur n’aura jamais d’explication (« The Signal-Man », Dickens, 1866).

Outre cette dimension, pointant vers d’évidentes tensions avec le caractère mimétique des œuvres littéraires et vidéoludiques, l’origine de l’horreur moderne est également intimement liée au développement des flux migratoires et à la multiplication des échanges entre pays européens qui marquent le XVIIIe siècle, notamment au travers de traductions préservant davantage l'étrangeté des textes par rapport aux Belles Infidèles qui les ont précédées. Roger Bozzetto note ainsi :

C'est à partir des traductions françaises des contes d'Hoffmann que l'acception moderne du mot « fantastique » s'établit. Car on saisit alors devant ces contes singuliers la nécessité d'une nouvelle acception du terme ancien de « fantastique » (Bozzetto, 1998, p. 10).

68 Naissance singulière par le biais de la traduction qui soulève un second constat : la matière première gothique, elle aussi, n'a pris forme que dans la confrontation à l’étranger. Horace Walpole a d'abord présenté The Castle of Otranto, texte fondateur du gothique, comme une traduction tandis que Matthew Lewis dit avoir élaboré The Monk (Lewis, 1796) à partir de textes allemands, danois et espagnols. Le premier situe son action dans les environs de Naples, le second en Espagne. Les textes actualisent ainsi le sous-texte contenu dans l'appellation générique : l’événement horrifique vient d’un ailleurs, c’est une confrontation à l’altérité. Si le gothique réinvestit l’image d’un catholicisme décadent attachée à l’Espagne et à l’Italie par la propagande anglicane des XVIe et XVIIe siècles, les récits fantastiques tendent à prendre davantage place dans des lieux connus, l’étrangeté pouvant surgir au cœur de Londres ou de Paris, mais le genre s’élabore en grande partie entre les langues anglaise, française et allemande, les textes de Hoffmann, Poe et Balzac traversant les frontières alors que Goethe vient de proposer l’idée de Weltliteratur. Il est remarquable que cette conception de la littérature mondiale qui correspond avant tout à une universalisation de la littérature d’Europe soit contemporaine d’une forme littéraire qui tient davantage d’une élaboration européenne que de spécificités nationales. L’Occident comble progressivement, à travers l'écriture fantastique et contre la montée des nationalismes, les fossés qui séparent ses cultures et développe une étrangeté commune à partir de codes échangés et partagés, mais sans plus pouvoir en situer la source. Dépourvu d’une altérité à laquelle s’opposer dans un monde qu’il domine, il explore ses propres failles, la folie et le rêve qui minent son rationalisme et les phénomènes qu’il ne peut saisir ni contrôler. Si ce point ouvre à des enjeux d’une grande actualité alors que la littérature mondiale est au cœur de nombreuses interrogations dont témoignent notamment La République mondiale des Lettres (Casanova, 1999), Où est la littérature mondiale (Pradeau et Samoyault, 2005) ou Pour une littérature-monde (Le Bris, Rouaud et Almassy, 2007) et que la production vidéoludique est partagée entre l’aspiration à une disparition des spécificités nationales grâce à des processus de création et de commercialisation internationalisés (Genvo, 2009, p. 38) et le constat d’une écrasante hégémonie des pôles Amérique-Europe et Japon-Corée dans cette création, il constitue également une nouvelle invitation à la méfiance quant aux frontières imposées par la perspective générique. En effet, outre la position de Roger Bozzetto évoquée précédemment, Dani Cavallaro avance que la catégorisation par genres découle en premier lieu d’une démarche dévaluative dont les postulats d’homogénéité et de séparation sont fondamentalement contraires aux œuvres horrifiques :

Dark textuality eludes the keenest attempts to ghettoize its themes by enclosing them within academic genres and, indeed, consistently overspills the structures it adopts. There have indubitably been sustained attempts to force fictional articulations of darkness into generic categories, and these have often led to their marginalization as pulp unworthy of scholarly scrutiny. Indeed, even when they feature on academic syllabuses, they are not, by and large, dealt with in a systematic fashion. The devaluation of dark fiction has proceeded largely from

69 its association with popular culture and mass culture and its concomitant labelling by recourse to generic tags that emphasize its cheapness: thriller, chiller, splatterpunk, romance, fantasy, family saga, Gothic horror and suspense are among the most widely employed earmarks (Cavallaro, 2002, p. 15).

Comment en effet contraindre à ces catégories closes et marginalisées une production artistique qui, précisément, a pour principe fondamental l’éruption de ce qui est refoulé aux marges ? Tout comme les tombeaux finissent par relâcher leurs spectres, tout comme les vampires quittent leur demeure transylvanienne pour s’aventurer dans Londres et la sauvagerie bestiale ressurgit derrière l’affabilité d’un bon docteur, les genres sont voués à voir l’horreur leur échapper et se répandre là où on ne l’attendait pas.

Cette approche succincte des origines de l’horreur moderne permet d’identifier des enjeux récurrents qui se maintiennent au-delà des variations esthétiques. C’est en premier lieu celui de la destructuration, au cœur de l’opposition entre mimesis et phantasia et de l’apparition de la peur ; c’est également celui de l’estrangement, que celui-ci passe par la confrontation à l’altérité de l’Étranger, du passé ou de sa propre part obscure ; c’est enfin celui de la coprésence problématique, de la rencontre scandaleuse entre des éléments d’une incompatibilité insoluble. L’exploration de ces enjeux fournira le socle à partir duquel il sera possible de proposer les paradigmes qui guideront cette étude de la peur.

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