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Le premier au plan chronologique est rubriqué: « Sermo in concilio pro negotio

Tartarorum »

291

, et peut être daté entre fin août et fin octobre 1241. L’assemblée de prélats

français à laquelle s’adresse l’orateur est réunie, comme l’indique la rubrique, pour envisager les

mesures à prendre face à l’invasion mongole de 1241, répondant ainsi aux voeux du pontife

romain, perplexe davant ce nouveau fléau

292

. Il est possible que le roi et d’autres laïcs aient

entendu ce discours, puisque la lettre du pape a été envoyée à tous, ecclésiastiques comme

dirigeants politiques. Le sermon confirme donc ce que certains historiens ont mis en doute: le

pape Grégoire IX a réellement cherché à organiser la défense de l’Occident latin contre les

Tartares, lorsqu’il apprit, sans doute vers la mi-juin 1241, l’ampleur de l’irruption mongole en

Europe de l’est et centrale et la défaite polonaise de Liegnitz, du 9 avril 1241

293

. Sur cette

291

RLS n° 844 (mss d’Arras, Bibl. mun. 876, f. 60vb-62va; d’Orléans, Bibl. mun. 203, f. 272vb-274va, sur le thème biblique: « Ecclesiastico xxxvii°: Ante omnem actum consilium stabile, supple: debet precedere, ut per consilium stabile et firmatum actus qui ex illo consilio abicitur stabilis sit et firmatus » [Eccli. 37, 20]; je cite d’après le ms. d’Orléans).

292 L’orateur écrit (ms. d’Orléans, f. 274rb): « Ideo ecclesia romana et summus pontifex quem Deus dedit speculatorem domui Israel (Ez. 3, 17), id est Ecclesie catholice, videns hunc gladium [le fléau mongol] venientem, denuntiauit regibus et principibus prelatis et toti populo Christiano, ut se preparent et accingant ad resistendum, ne sanguis eorum de manibus eius requiratur, sicut dictum est Ezech. (cf. Ez. 3, 18; 3, 20; 33, 8), et ut mala preuisa siue iacula minus ledant »; et un peu plus loin: « Et quia tantum est negotium istud et tam generale, ideo videns dominus noster summus pontifex quod negotium istud indigebat generali consilio et subsidio, scripsit ut superius dictum est regibus, principibus et prelatis, ut tanto negotio prouida deliberatione prouiderent, et sicut bonus medicus volens causam morbi prescindere, in principio littere sue exhortatus est eos ad penitentiam ut peccata sua plangerent et sic plangendo Dominum sibi redderent placabilem ». Le meilleur récit des événements demeure G. Strakosch-Grassmann, Der Einfall des Mongolen in Mitteleuropa in dem Jahren 1241 und 1242, Innsbruck, 1893; voir aussi J. J. Saunders, The History of the Mongol Conquests, Londres, 1971, ici p. 83 s.; et pour le regard porté par les Occidentaux sur ce peuple nouveau, G. A. Bezzola, Die Mongolen in abendländischer Sicht (1220-1270). Ein Beitrag zur Frage der Völkerbegegnungen, Berne-Munich, 1974, spécialement p. 66 s. pour l’invasion de l’Europe orientale et centrale en 1241.

293 Voir en dernier lieu la mise au point de P. Jackson, The Crusade against the Mongols (1241) , dans JEH, t. XLII/1 (1991), p. 1-18; il évoque les doutes des historiens p. 5, et les réfute p. 10-11; voir p. 3 sur le rôle du principal informateur pontifical en Allemagne et sur la défaite de Liegnitz, p. 5 sur la réception des nouvelles à la

réaction du pape, on ne possédait jusqu’ici, à ma connaissance, que des sources relatives aux

princes d’Europe centrale: la lettre du pape à Béla IV, roi de Hongrie, du 16 juin 1241

294

; les

documents liés à la croisade organisée par le fils de Frédéric II, Conrad, qui gouverne

l’Allemagne pour son père

295

; enfin les manifestes de Frédéric II lui-même, où il tentait de se

poser en sauveur de l’Occident

296

, pour faire pièce, toute sincérité mise à part, à la propagande du

pape; cette dernière nourissait en effet les rumeurs selon lesquelles Frédéric, depuis longtemps

« diabolisé » par Grégoire IX, pourrait être l’instigateur de cette invasion

297

. Le sermon d’Eudes

de Châteauroux prouve que le pape, si dépourvu de moyens fût-il

298

, ou si désireux de profiter de

la situation pour affaiblir son vieil ennemi qu’il avait à nouveau excommunié en mars 1239

299

, au

cour romaine. Pour une mise en pespective au sein de l’affrontement politique pape-empereur, cf. E. Kantorowicz, Kaiser Friedrich der Zweite , Düsseldorf-Munich, 1927, que le citerai dans sa traduction française, L’empereur Frédéric II, Paris, 1987, p. 499.

294 Cf. P. Jackson, The Crusade... art. cit., p. 5. Béla IV, à la fin des années 1250, gardait un souvenir amer du peu de cas que, selon lui, Grégoire IX avait fait de ses appels à l’aide; Alexandre IV, dans une lettre au roi du 19 janvier 1259 (voir G. Strakosch-Grassmann, Der Einfall... op. cit., p. 112), le reconnait en rappelant ces appels vains de 1241 et 1242 (texte de la lettre dans A. Theiner, Vetera monumenta historica Hungariam sacram illustrantia..., Rome, 1859, t. I, p. 239-241, n° 454: « Licet olim regno tuo seua Tartarorum rabie lacessito, ut populi reliquie salue forent, a... G(regorio) papa... contra eosdem Tartaros per venerabilem fratrem nostrum S(tephanum) tunc Waciensem, nunc Penestrinum episcopum, auxilium postularis, idem [c’est à dire Grégoire IX] quasi tue et patrum tuorum clare deuotionis oblitus stragi populi tui etiam verbo compati noluit, nedum facto...); en 1259, Béla IV craignait une nouvelle invasion mongole.

295 P. Jackson, The Crusade... art. cit., p. 6-7 et p. 9; voir aussi E. Kantorowicz, L’empereur... op. cit., p. 499, et G. Strakosch-Grassmann, Der Einfall... op. cit., p. 129-139, sur cette croisade allemande contre les Tartares (mars-septembre 1241).

296 Cf. P. Jackson, The Crusade... art. cit., p. 13 et note 61; E. Kantorowicz, L’empereur... op. cit., p. 499-500.

297 Cf. P. Jackson, The Crusade... art. cit., p. 10-13; E. Kantorowicz, L’empereur... op. cit., p. 500; G. Strakosch-Grassmann, Der Einfall... op. cit., p. 115, sur les rumeurs que fait courir la propagande pontificale (Albert de Beham) contre Frédéric II: il aurait incité les Mongols à envahir l’Occident pour servir ses propres desseins.

298 Cf. P. Jackson, The Crusade... art. cit., p. 11.

299 E. Kantorowicz, L’empereur... op. cit., p. 501; le sermon fait une très brève allusion à ce combat, en évoquant (f. 274va) les dissenssions à l’intérieur du monde chrétien: « Et quia discordie inter Christianos parant viam Tartaris, quia fluuius in plures partes diuisus facilius transmeatur, sicut tangit Ysayas (cf. Is. 19, 5; 33, 21), ideo etiam eos per easdem litteras ad concordiam inuitauit. Et quia pugna unanimiter aggressa victoriam parit, ideo inuitauit eos ut omnes uno spiritu hoc negotium assumerent contra Tartaros ».

choix, n’en tâcha pas moins d’appeler à l’aide les princes d’Occident. On ne peut affirmer qu’il

s’agisse, de la part du pape, d’après ce texte et les autres sources connues, réellement d’une

croisade: le texte n’utilise pas ces mots, seulement celui de negotium , il est vrai très connoté

dans ce cadre; il fait aussi allusion aux subsides nécessaires pour une telle entreprise; enfin, les

conseils des prélats et des princes, une fois mûrement réfléchis, devront être communiqués au

pape par des messagers

300

. Le problème, c’est que Grégoire IX devait mourir, le 22 août 1241,

avant d’avoir pu profiter de ces sages conseils

301

. L’orateur convie donc les présents à rentrer

chez eux et à réfléchir à la question dans l’attente de l’élection d’un nouveau pape, ce qui se

réalise en la personne de Célestin IV, le 25 octobre 1241

302

.

En-dehors de ces renseignements factuels, trois éléments me paraissent importants. L’un,

qui se profilait déjà dans le sermon de 1229, confirme l’aptitude d’Eudes de Châteauroux à

adapter le genre plastique que constitue le sermon à l’actualité. Il a ici, dans ce but, utilisé pour

thème une citation de l’Ecclésiastique, qu’il interprète selon un plan très simple, non explicité

dans son introduction. Il oppose les mauvais conseillers que suscite la fragilité de la chair et son

excitation, et que figurent les « jeunes conseillers » de Roboam et Architophel, aux bons

300 F. 274va: « Et quia tantum negotium sine profusis expensis actitari non potest, ideo precepit ut per contributionem congregaretur pecunia in huismodi negotio. Mandauit etiam et quedam alia que in ipsa littera plenius continentur. Mandauit etiam dominus papa ut deliberationem et consilium suum per certos nuntios mitterent, ut auditis consiliis eorum ipse et fratres sui, quod esset expediens tanto negotio ordinaret, et ad hoc conuenistis ».

301 Cf. A. Franchi, Il conclave di Viterbo (1268-1271) e le sue origini. Saggio con documenti inediti, Assise, 1993, p. 25; E. Jordan, L’Allemagne et l’Italie aux XIIe et XIIIe siècles, Paris, 1939, p. 265.

302 Cf. A. Franchi, Il conclave... op. cit., p. 25 pour la date de l’élection; le sermon évoque la vacance en cours du siège pontifical au f. 274va: « Sed quia sicut Domino placuit dominus papa de medio est subtractus, et adhuc non prouidit sue Ecclesie de pastore, qui cum consilio vestro possit tanto negotio prouidere, vos autem ad propria remeabitis et statum negotii denuntiabitis hiis qui miserunt vos. Et nos rogamus eos ut ipsi tractatum habeant diligentem, ut postquam Dominus prouiderit Ecclesie de pastore, ipsi possint apponere super tanto negotio consilium salutare ad honorem Dei et ad utilitatem totius populi Christiani, prestante Domino nostro Ihesu Christo qui viuit in secula seculorum Amen ». Je propose de dater avant fin octobre 1241 ce sermon, le temps que la nouvelle de l’élection de Célestin IV soit parvenue en France; mais il faut peut-être repousser cette date, puisque le nouvel élu n’eut pas même le temps d’être consacré, et meurt quelques jours plus tard, le 10 novembre 1241: on ne peut savoir à laquelle des deux vacances du siège apostolique Eudes de Châteauroux fait allusion.

conseillers, des « hommes, les saints surtout, qui ont Dieu devant les yeux »

303

. Ce contraste

longuement commenté, l’orateur en vient au sujet précis de l’assemblée

304

. Avec la description

des Tartares qui suit, intervient le second point majeur d’intérêt du sermon:

« Il semble en effet que, du fait des péchés du peuple chrétien, Dieu veuille

accomplir ces jours-ci un fait tel que les deux oreilles en tinteront à quiconque

l’apprendra, ainsi que le dit le Seigneur à Samuel, premier livre des Rois,

chapitre 3. De fait, il semble que s’accomplit ces jours-ci le propos prophétique

[qu’on lit] au début de Joël: Un peuple est monté contre mon pays, puissant et

innombrable; ses dents sont dents de lion, il a des crocs de lionne. Ce peuple, ce

sont les Tartares, qui montent des confins de la terre pour envahir l’univers

entier. C’est un vent de tempête qui vient du nord, un gros nuage, un feu

jaillissant, un peuple puissant auquel aucun autre n’a pu jusqu’ici résister; on

peut en dire ce le Seigneur a dit du Diable, Job 41: Sur terre, il n’est aucune

303 Pour les bons conseillers, f. 272vb: « Ex cogitationibus vero confirmatis et stabilitis per sapientium et discretorum consilia et maxime virorum sanctorum habentium Deum pre oculis, honorem Dei zelantium et desiderantium fidei christiane exaltationem, procedit quasi ex radice et ascendit quasi ex fundamento actus omnis, id est perfectus, qui dissipari non potest descensu pluuie, concursu fluminum, flatu ventorum, id est diuersitate obuiantium et impedientium »; pour les mauvais conseillers, f. 273va-vb: « Legimus etiam iii° R. xii° iuuenes consilium dedisse Roboam filio Salomonis, cum filii Israel locuti fuissent ad eum dicentes: Pater tuus durissimum iugum nobis imposuit, tu itaque imminue paululum (3. Rg. 12, 4), et consuluerunt ei iuuenes: sic loquere populo huic qui locuti sunt ad te: minimus digitus meus grossior est dorso patris mei et nunc pater meus posuit super uos iugum graue; ego autem addam super iugum vestrum; pater meus cecidit vos flagellis; ego autem cedam vos scorpionibus ( 3. Rg. 12, 10-11). Hoc est consilium sapientium mundi qui consulunt querere, comoda multiplicare, diuicias spoliare, exactiones facere, vindicare se. Sed in consilium talium non debet venire anima nostra. Legimus Achitophel consuluisse Absalon, ii° R. xvii°. Dedit enim ei consilium quomodo percusso patre posset regnum obtinere (cf. 2. Rg. 17, 1-3). Et dicitur ibi quod consilium Achitophel, quod dabat in diebus illis, quasi si quis consuleret Dominum (cf. 2. Rg. 17, 14). Achitophel interpretatur fratris mei ruina. Hii sunt maligni homines qui deiectionem aliorum consulunt, et procurant ut alii promoueantur, et consilium talium quasi consilium Dei, immo consilio Dei preponitur et antefertur. Talia consilia declinare debemus ».

304 F. 273vb: « Si aliquis actus unquam indiguit consilio stabili et discreto, maxime actus iste vel negotium, pro quo vocati estis. Et hoc negotium potest dici omnis actus, quia omni consilio quo indiget aliquis actus, siue aliquod negotium, indiget istud, propter periculum quod affert secum, propter profunditatem, propter suam immensitatem et grauitatem ».

puissance qui puisse lui être comparée. Si ce peuple était peu nombreux, on

pourrait trouver une solution: faute de pouvoir lui résister par la force, on

pourrait l’emporter par le nombre. Mais ce peuple est innombrable, au point que

si dix, vingt ou même cinquante mille d’entre eux étaient occis, leur nombre

n’en paraîtrait pas diminué. C’est à juste titre que le prophète les compare à la

mer: elle ne paraît pas diminuer, quoique les fleuves en sortent et que ses eaux

s’élèvent pour former des nuages. Les dents de ce peuple sont dents de lion et

ses crocs ceux d’une lionne, car ils sont audacieux et cruels, n’épargnant ni sexe

ni âge. Voici le danger: ils arrivent subitement, bien qu’ils paraissent lointains.

C’est d’eux dont semble parler Jérémie, 3: Voici qu’il s’avance comme les

nuées, ses chars sont comme l’ouragan, ses chevaux vont plus vite que des

aigles. On ne peut s’opposer aux nuages ni à la tempête, et l’oiseau ne peut

échapper à la vélocité de l’aigle. C’est là que se révèle le péril représenté par

l’arrivée menaçante des Tartares; et c’est pourquoi cette affaire est réellement

délicate. Elle est également profonde, au point que nul n’en peut trouver le fond,

ni ne sait avec certitude trouver le conseil permettant de le traverser ou le

franchir... Ce fléau, il a bien pour origine le jugement de Dieu. Cette affaire est

aussi immense, et semble impliquer le monde entier; elle pèse au point d’être

insupportable; c’est pourquoi le conseil et la prévoyance sont nécessaires pour

lui résister »

305

.

305 F. 273vb-274rb: « Videtur enim quod peccatis exigentibus populi Christiani, vult Deus facere in diebus nostris tale quid quod quicumque audierit tynnientambe aures eius, sicut dixit Dominus ad Samuelem i° R. iii° (1. Rg. 3, 11). Videtur enim adimpleri diebus hiis illud propheticum Iohelis in principio: Gens enim ascendit super terram meam fortis et innumerabilis, dentes eius ut dentes leonis et molares eius ut catuli leonis (Joel 1, 6). Hec est gens Tartarorum, que a finibus terre ascendit, id est super uniuersum mundum. Hoc est ventus turbinis veniens ab aquilone et nubes magna et ignis inuoluens (Ez. 1, 4), gens fortis cui nulla gens adhuc resistere potuit, ut de ea possit dici quod Dominus dixit de diabolo, Iob xli°: Non est potestas super terram que ei comparari valeat (Job 41, 25). Gens ista, si pauca esset, posset aliquod remedium inueniri, ut qui fortitudine ei resistere non valerent, possent saltem multitudine preualere. Sed hec gens est innumerabilis, adeo ut si decem vel viginti milia vel etiam quinquaginta de eis interficiantur, non videtur eorum numerus imminutus. Unde recte mari a propheta comparatur, quod minui non videtur, licet flumina egrediantur ab eo, et licet aque eius eleuentur in nubibus. Dentes huius gentis ut dentes leonis et molares eius ut catuli leonis, quia audaces sunt et crudeles, nec sexui nec conditioni parcentes. Ecce periculum. Subito etiam veniunt, licet elongasse videantur. Unde de eis dicere videtur Ier. iiii°: Ecce quasi nubes ascendit et quasi tempestas currus eius, velociores aquilis equi eius (Jer. 4, 13). Nubes impediri non possunt

Cette description, relevant davantage du phantasme et des rumeurs catastrophistes que

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