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On a vu au chapitre premier que l’affaire du Talmud avait paru s’éteindre en 1244, après

une seconde crémation probable ordonnée par Innocent IV. Une seconde lettre comminatoire du

pape, du 9 mai 1244, revient à la charge, et provoque une ordonnance de Louis IX dont le texte

ne nous est pas parvenu; tout prouve que son contenu décrétait une nouvelle crémation de livres

juifs suspects, ainsi que l’expulsion du royaume des rabbins qui refuseraint de les livrer

222

.

L’attitude du souverain pontife révèle donc un durcissement par rapport à celle de son

prédéceseur, qui n’avait ordonné qu’un examen et une censure des dits livres, non leur

destruction systématique. Les arguments d’Innocent IV sont caractéristiques du type de griefs

désormais avancés: « Ils ommettent voire méprisent la Loi mosaïque et les Prophètes, pour suivre

les récits de leurs anciens, ce dont les réprimande le Seigneur dans l’Evangile en leur disant...;

c’est pourquoi, par le recours à de tels récits, appelés Talmud en hébreu, ils s’écartent totalement

de la loi et des Prophètes, de peur que la vérité... ne les convertisse à la foi et ne les ramène

humblement à leur rédempteur »

223

.

221 Cette fonction des enquêteurs-réformateurs à partir de 1247, et leur recutement exclusivement clérical, sont étudiés par W. C. Jordan, Louis IX and the Challenge... op. cit., chapitre III: Governmental Reform, p. 35-64, surtout p. 53 (les Mendiants fournissent l’essentiel); l’auteur insiste aussi, loc. cit., sur la filiation, plus ou moins consciente, avec les missi dominici carolingiens; p. 61-64 sur le caractère « évangélique » de leur action et l’efficacité de leur propagande, verbo et exemplo, en faveur de la croisade.

222 Texte dans CUP, n° 131 p. 173; G. Tuilier, La condamnation... art.cit. , p. 65 s.

223 Cf. CUP, loc. cit.: « Omissis seu contemptis lege Mosayca et prophetis quasdam traditiones seniorum suorum sequuntur, super quibus eos in euangelio Dominus obiurgatur dicens: Quare... In huiusmodi namque traditionibus, que Thalamuth hebraice nuncupantur, ... et a legis et prophetarum doctrina reddunt ipsos penitus alienos, verentes ne veritate..., conuertantur ad fidem et ad redemptorem suum humiliter reuertantur ».

Peu d’historiens ont relevé cette évolution d’un pape à l’autre

224

. Grégoire IX avait en effet

globalement maintenu en 1235 les vues pontificales traditionnelles sur le Judaïsme, remontant à

Augustin et qu’Innocent III a résumées dans sa Constitutio pro Iudeis de septembre 1199

225

.

Innocent IV amorce en mai 1244 un raidissement dont l’initiative ne semble pas devoir lui être

imputée, si l’on en juge par ses hésitations ultérieures: c’est le milieu universitaire parisien, les

docteurs et le chancelier Eudes de Châteauroux, qui ont attiré son attention sur les premiers pas

faits en ce sens par Grégoire IX

226

. Car le pape ne se sentait, au fond, pas très concerné: deux ans

plus tard, dans une bulle du 5 juillet 1247, il défend les Juifs de France et d’Allemagne de

l’accusation de meurtre rituel, réaffirmant leur rôle traditionnel de gardiens des « archives »,

224 Sur ce point précis, je suis J. Rembaum, The Talmud and the Popes: Reflections on the Talmud Trials ot the 1240s, dans Viator, t. XIII (1982), p. 203-223; il note ce changement p. 204. même si déjà Grégoire IX est troublé par les éléments nouveaux que révéle l’université à partir de 1235-1236 environ, voir chapitre I et la note suivante.

225

Ibidem, p. 209 et note 41 pour Innocent III; p. 207 note 28 pour Grégoire IX; conception alors récemment réaffirmée par ce dernier dans une bulle à l’archevêque de Bordeaux du 5 septembre 1236 (Ibidem, p. 208 note 33); l’auteur résume ainsi la situation traditionnelle et sa modification (p. 210): « A partir de l’avis de Grégoire et de la pensée avec laquelle il est entré en contact, nous pouvons conclure qu’aux yeux du pape, la Bible hébraïque est partie intégrante de la conception chrétienne du Judaïsme. C’était vrai en termes du rôle joué par les Juifs dans l’évangélisation en cours du monde. C’était vrai aussi au regard de la définition légale des Juifs exprimée par les canonistes, qui suggèrent que l’adhésion à la loi biblique est le signe distinctif de l’orthodoxie juive. Dans cette situation, nous pouvons aisément comprendre la réaction de Grégoire lorsqu’on l’informa que le Talmud avait remplacé la Bible comme livre saint des Juifs. La question ne se résumait pas simplement à un problème interne au Judaïsme. Du point de vue du pape, cette situation avait un impact direct sur l’Eglise. Les Juifs avaient abandonné la position et la fonction que leur assignait la tradition chrétienne, tradition responsable en partie de la tolérance, aussi limitée fût-elle, dont ils bénéficiaient dans le monde chrétien. Ainsi, les Juifs avaient témoigné d’une sorte d’hérésie » (« From Gregory IX’s own statement and from the thinking with which Gregory came into contact we can conclude that in the pope’s eyes the Hebrew Bible was an integral part of the Church’s concept of the Jew. This was true in terms of the role the Jews played in the ongoing evangelizing of the wolrd. It was also true with regard to the legal definition of the Jew as expressed by the canonists, who suggest that the adherence to biblical law is the hallmark of Jewish orthodoxy. This being the case, we can readily understand why Gregory reacted as he did when informed that the Talmud had displaced the Bible as the Jews’ book. The problem was not simply an internal Jewish matter. From the pope’s viewpoint this situation had a direct impact upon the Church. The Jews had abandoned the position and function assigned to them by Christian tradition which was, in part, responsible for their acceptance, limited as it was, in the Christian world. Thus, the Jews had perpetrated a kind of ‘heresy’ »).

226

entendons par là l’Ancien Testament, et à ce titre, de témoins, certes aveugles, de la foi

chrétienne

227

. Un point de vue incompatible avec la lettre de 1244 sur l’abandon par les mêmes

Juifs de la Loi et des Prophètes

228

.

En somme, le rôle fondamental d’Eudes de Châteauroux et de ses confrères s’impose dans

la reprise et l’accentuation du processus de condamnation des écrits juifs. Une autre lettre

d’Innocent IV, d’août 1247, en fournit la preuve: en retrait sur sa démarche de 1244, le pape

demande au roi de France de rendre aux Juifs leurs livres, car ces derniers sont venus se plaindre

à Lyon en expliquant que « sans ce livre, qui est dit Talmud en hébreu, ils ne peuvent selon leur

foi comprendre la Bible, et d’autres constitutions de leur loi »

229

. Il fait toutefois référence à un

élément nouveau, s’ajoutant aux critiques objectées par Grégoire IX au Talmud: l’accusation de

blasphème; or cet élément n’est pas totalement neuf, il figure déjà dans la lettre de mai 1244.

Qui, sinon les universitaires, peut avoir introduit ce chef d’accusation ? La notion des blasphèmes

contenus dans le Talmud est au cœur du dossier des Extractiones que l’université fait

confectionner à ce moment

230

. Les docteurs sont certains de pouvoir recueillir sur ce terrain

l’assentiment de Louis IX, dont on connait dès 1240 la haine tant du blasphème que des Juifs.

Bref, on ne peut sous-estimer, au niveau de l’opinion publique, les effets de l’opération

déclenchée au début de la décennie 1240

231

. Parmi ces blasphèmes contre la religion chrétienne

227

Ibidem, p. 215 et note 77. La réaction traditionnaliste d’Innocent IV se produit en conséquence de l’affaire de Valréas, où la disparition d’une petite fille de deux ans, en mars 1247, retrouvée morte dans les fossés de la ville, a engendré l’accusation de meurtre rituel, cf. E. Berger, Saint Louis... op. cit., p. 307 sq.; W. C. Jordan, Louis IX and the Challenge... op. cit., p. 146-147.

228 J. Rembaum, The Talmud... art. cit., p. 216.

229 Texte de la lettre dans CUP, n° 172, p. 201-202; le passage cité est p. 201; on peut de demander, en lisant les mots employés par Innocent IV, si cette attitude compréhensive n’est pas due à une conception similaire, dans son esprit, de la fonction des Décrétales par rapport au texte sacré; le Talmud revêtirait par rapport à la Loi et aux Prophètes le rôle que la législation canonique remplit, aux yeux du pape, vis-à-vis de l’Ecriture.

230 Sur ce dossier, voir le chapitre I.

231 Cf. W. C. Jordan, The French Monarchy and the Jews, from Philipp Augustus to the Last Capetians, Philadelphia, 1989, p. 137 s. et 147 s. Le résultat, c’est à dire les crémations successives, explique que nous ne possédions qu’un seul exemplaire complet d’un Talmud médiéval, Ibidem, p. 139 et notes 67 et 68; le problème du nombre de mss du Talmud réellement brûlé en 140-1244 est examiné dans le détail par C. Sirat, Les manuscrits du Talmud en France du nord au XIIIe siècle, dans Le brûlement... op. cit., p. 121-139: elle le ramène à une ou deux centaines au maximum (p. 127) mais confirme l’existence d’un seul manuscrit complet datant du XIIIe siècle, copié

imputés aux livres Juifs, ceux qu’ils y auraient proférés contre la Vierge jouent un rôle majeur, en

ce siècle d’intense dévotion mariale

232

. La même lettre d’Innocent IV d’août 1247 indique qu’il

a, dans une missive antérieure, demandé à son légat, Eudes de Châteauroux, d’examiner les livres

juifs et d’y tolérer ce qui n’injuriait pas la foi chrétienne. La lettre est perdue

233

, mais on est

certain que la réaction du légat fut tout autre: s’adressant au pape après le 12 août 1247, il

reprend par le menu l’affaire quasiment dépuis ses débuts, refuse de se ranger à cette position de

compromis et argumente en achevant son récit par l’accusation d’hérésie et de perfidie, puisque

les rabbins ne lui auraient remis, à fin d’examen, que cinq « volumina vilissima »

234

. Quelle que

en 1289 (p. 121), insiste sur le développement de la politique anti-talmudique dans les deux siècle suivants (p. 127: « Nous devrions avoir des centaines de livres du Talmud écrits entre 1240 et 1500, nous en avons moins de trente »), alors que le rapport de l’ensemble des livres hébraïques subsistant avec ce qui a dû être copié est comparable à ce qui existe pour les mss grecs ou latins et s’explique essentiellement par des causes naturelles (p. 127). Le changement d’atmosphère à compter de 1240 est assez net pour que certains rabbins, dont Rabbi Yehiel lui-même, qui avait soutenu le point de vue juif lors de la controverse de 1240, s’exilent en Palestine, cf. W. C. Jordan, The French Monarchy... op. cit., p. 139 note 70; comme toujours, Joinville est un bon témoin des sentiments du roi, voir les paragraphes 51-53 (éd. cit. J. Monfrin) de sa biographie de Louis IX; et la traduction et le commentaire du passage le plus violent par A. Boureau, L’inceste de Judas et la naissance de l’antisémitisme (XIIe siècle). Le grand récit monastique de la trahison, II, dans Idem, L’événement sans fin. Récit et christianisme au Moyen Age, Paris, 1993, p. 209-230, ici p. 209 et note 1.

232 Qu’on songe à l’importance de la figure de Marie chez les Dominicains, très actifs dans le processus de condamnation comme l’a montré le cas d’Henri de Cologne (voir chapitre I); aux Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coincy, mort en 1236, qui connurent une diffusion et un succès très rapides, voir sur l’auteur et le texte l’article du DLF, p. 489-490 avec la bibliographie, et tout récemment, Saint Médard. Trésors d’une abbaye royale, Paris, 1996, p. 157-160; voir aussi G. Dahan, Les traductions latines... art. cit., p. 96 (description du dossier d’accusation des Extractiones ); N. Bériou, Entre sottises... art. cit., en particulier p. 218 note 27; surtout, W. C. Jordan, Marian Devotion and the Talmud Trial of 1240, dans Religiongespräche im Mittelalter, Hg. von B. Lewis u. F. Niewöhner, Wiesbaden, 1992, p. 61-76.

233 Cf. A. Tuilier, La condamnation... art. cit., p. 66-67, sur la perte de cette lettre pontificale; voir aussi la note 6 p. 202 dans CUP.

234 C’est la lettre déjà évoquée au chapitre I, texte dans CUP, n° 173 p. 202-205, ici p. 205: « ... qui tantum v michi volumina vilissima exhibuerunt »; sur ce passage, cf. A. Tuilier, La condamnation... art. cit., p. 67. La fin du récit contenant les accusations d’hérésie et de perfidie se trouve à la p. 204: « ...hec enim tolerantia [vis-à-vis des livres juifs] quedam approbatio videtur. Dicit enim beatus Ieronimus loquens de leprosis, quos Dominus curauit, quod nulla est adeo peruersa doctrina, que aliqua vera non contineat. Similiter non inueniuntur heretici, qui de aliquo

soit la valeur du Talmud sur certains points, concédée par le légat, il est devenu un instrument

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