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Sa position de pivot, aux plans personnel comme institutionnel, le place désormais au centre d’une série de condamnations doctrinales qui s’ouvre en 1241; indice avec l’affaire du

Talmud que le climat à l’université et dans la Chrétienté se modifie. La sentence de 1241 regarde

la condamnation des écrits d’Etienne de Vernizy, un Dominicain

273

. Deux points me paraissent

notables. Sur la forme, le Père Doucet a démontré l’existence d’une double condamnation, qu’il

nomme l’une simple « prohibition »

274

, l’autre la « sentence officielle », de 1244, qui fulmine

270 D’après D. Behrman, Volumina vilissima... art. cit., dont je partage l’opinion, le fil rouge de la pensée d’Eudes consiste dans son attachement à l’exégèse biblique, y compris littérale, et dans sa conviction que les Juifs, autrefois fiables dans ce domaine, ont désormais failli sur ce point, le Talmud jouant un rôle dans cette déviation: « La principale source d’Eudes dans son discours est l’ancien testament... Plus significatif, comme il apparaît dans d’autres sermons qu’il a prononcés, les références à l’ancien testament ne fournissent pas pour l’essentiel une ornementation, ni seulement un cadre structurel et des allégories utiles, mais insistent sur l’accomplissement actuel des prophéties de Jérémie et d’autres dans les victoires contemporaines de l’Eglise sur la Synagogue... Le coeur de l’affaire pour Eudes, ... c’est que les Juifs ne comprenaient plus la Bible ». Au passage, il me semble que le texte aux abbés bénédictins présente un système d’exégèse tout à fait comparable: ce sont eux qui sont cette fois accusés implicitement de ne plus comprendre la Bible, leur règle et leur propre histoire.

271 Voir chapitre suivant.

272 Voir la mise en parallèle avec le problème de l’eschatologie joachimite au chapitre IV.

273 Texte dans CUP, doc. n° 128, p. 170-172. Sur les problèmes de datation de la sentence, cf. V. Doucet, La date des condamnations parisiennes dites de 1241. Faut-il corriger le cartulaire de l’université ? , dans Mélanges A. Pelzer, Louvain, 1947, p. 183-193.

274

l’excommunication contre les fauteurs et leurs défenseurs

275

. Or ce processus de double

condamnation n’est pas un avatar documentaire: il manifeste un évident durcissement du combat

du pape et de l’université, désormais promue au rang de première autorité doctrinale de la

chrétienté

276

. De 1241 à 1244, les écrits d’Etienne de Vernizy passent du statut de simples textes

hétérodoxes, débattus par la corporation enseignante et expurgés, à celui de manifeste hérétique

entrainant la mise au ban de la chrétienté de leur auteur. Le fait s’explique certes par le travail de

diffusion dont ils avaient été l’objet. Mais aussi par l’entrée au service de la papauté, comme

tribunal doctrinal agissant dans un cadre quasi-inquisitorial, de l’université et da sa faculté de

théologie. Car le même phénomène s’observe à propos du Talmud: l’offensive de N. Donin n’a

pas débouché immédiatement sur des mesures répressives. Dans sa lettre de juin 1239

277

,

Grégoire IX préconise de recueillir tous les exemplaires du Talmud que les Juifs sont conviés à

amener pour le 3 mars 1241, et de faire brûler les livres où seraient contenus des erreurs et des

balsphèmes manifestes

278

. Mais un processus de longue haleine se déclenche: de l’examen de ces

livres, sort probablement le manuscrit de Paris, BNF latin 16558, contenant les Extractiones de

Talmut , confectionné sur les ordres du légat Eudes de Châteauroux

279

. La controverse de juin

1240 déjà évoquée entre les rabbins et N. Donin, en présence du roi Louis IX, de la reine

275

Ibidem, p. 193; l’auteur des propositions condamnées a bénéficié de soutiens dans l’ordre dominicain lui-même, tel Jean Pagus, mentionné dans sa chronique de l’ordre par G. de Frachet. Cette double sentence pousse le Père Doucet à rectifier la date du doc. cité de CUP, qui n’est pas le texte de 1241 mais celui de 1244

276 Grégoire IX envoie à l’université la version officielle de ses Décrétales; Innocent IV fait de même après le premier concile de Lyon , cf. A. Melloni, Innocenzo IV. La concezione e l’esperienza della cristianità come regimen unius personae, Gênes, 1990, p. 94-98 .

277 Voir CUP, n° 173, p. 205-207 (la letre d’Eudes de Châteauroux contenant la missive de 1239), ici p. 204.

278 Le pape lui-même en fournit la liste, doc. cité note précédente.

279 Sur lequel voir en dernier lieu G. Dahan, Les traductions latines de Thibaud de Sézanne, dans Le brûlement... op. cit., p. 95-120. Je note que dans le ms., Eudes est nommé évêque de Tusculum, cf. G. Dahan, Ibidem p. 120 (f. 234ra

du ms.); c’est la preuve qu’il a fait rédiger le ms. sous sa forme définitive fin 1244 au plus tôt, puisqu’il ne devient cardinal-évêque qu’en mai de cette année; le travail de confection des extraits a duré longtemps, ce qui pourrait expliquer ce que croit décèler G. Dahan, Ibidem : si Thibaud de Sézanne est bien le traducteur des Extractiones avec Henri de Cologne, les passages incriminés ont été communiqués à un troisième homme travaillant à la demande d’Eudes de Châteauroux; il est possible que ce dernier ait relancé l’action pontificale puisque la dernière lettre où le pontife l’intitule chancelier, de mai 1244 (CUP, p. 174), est adressée à Louis IX et lui demande de relancer la recherche d’exemplaires du talmud et leur brûlement, cf. A. Tuilier, La condamnation... art. cit. , p. 65.

Blanche, de l’évêque, des docteurs de l’université

280

, certes peu irénique, n’est cependant pas

encore inquiétante pour le Judaïsme. Les rabbins parviennent à retarder l’échéance en

corrompant, dit Thomas de Cantimpré, l’archevêque de Sens Gautier Cornut

281

. A. Tuilier est

tout à fait fondé à parler, dans son analyse du processus de condamnation, d’une procédure

inquisitoriale

282

, en soulignant le rôle joué par le frère dominicain Henri de Cologne, à propos de

livres qu’Eudes de Châteauroux nomme hérétiques

283

. Les accusations de corruption, en lien avec

les pratiques usuraires auxquelles se livraient les Juifs, affleurent dans les sources. Bref,

s’installent à la fois un climat mental et sa traduction judiciaire, à partir du jugement d’une

instance doctrinale dont la légitimité ne saurait être mise en doute, l’université de Paris. C’est

ainsi que le peuple de la capitale put probablement assister à deux crémations de charretées de

Talmud, l’une en 1242, ou tout du moins entre la mort de Gautier Cornut le 23 avril 1241, et

l’élection d’Innocent IV, le 25 juin 1243; l’autre en 1244

284

. Il est clair que le chancelier, de par

280 Cf. A. Tuilier, Ibidem, p. 63; et surtout, en dernier lieu, pour l’interprétation de la relation hébraïque de la controverse, R. Chazan, The Hebrew Report on the Trial of the Talmud: Information and Consolation, dans Le brûlement... op. cit., p. 79-93; I. Loeb a le premier comparé les relations hébraïque et latine de la dispute, La controverse de 1240 sur le Talmud, dans Revue des études juives, t. I (1880), p. 247-261; t. II (1881), p. 248-270; t. III (1881), p. 39-57.

281 Cf. H. Platelle, éd.-trad. cit. , p. 67; on a remarqué plus haut la malveillance dont ce chroniqueur pouvait faire preuve. Il interprète évidemment comme un châtiment divin la mort, le 23 avril 1241 en plein conseil du roi à Vincennes, de l’archevêque, Ibidem. Il dit aussi que c’est le frère dominicain Henri de Cologne qui revient à la charge auprès du roi, comme il avait mené la controverse contre Philippe le Chancelier. Bref, on mesure à quel point les recueils d’exempla, genre auquel appartient le traité de Thomas, doivent être tenus pour suspects quant à la véracité des faits qu’ils rapportent. Sur l’attitude d’Henri de Cologne, voir aussi N. Bériou, Entre sottises et bleasphèmes. Echos de la dénociation du Talmud dans quelques sermons du XIIIe siècle, dans Le brûlement... op. cit., p. 211-237, ici p. 212; elle fait remarquer p. 219, note 28, qu’on lit en marge du ms. de Rome AGOP XIV, 32 (contenant la seconde édition d’une partie des sermons « De tempore » d’Eudes de Châteauroux ), au f. 54va, une remarque élogieuse sur le frère Henri de Cologne.

282

La condamnation... art. cit., p. 67-68.

283 Toujours dans sa lettre de 1247 (CUP, n° 173, p. 205-207) résumant l’affaire, ici p. 204.

284 Cf. A. Tuilier, La condamnation... art. cit., p. 64, qui n’avance pas de preuves pour cette date de 1242; cette hypothèse chronologique se déduit de la letre citée d’Innocent IV, de mai 1244, où le pape dit qu’une première crémation a eu lieu (Ibidem p. 66 et note 24), entrainant l’hypothèse d’une seconde crémation en 1244; N. Bériou, Entre sottises... art. cit., p. 212 et note 2, précise que la crémation de 1242 eut lieu en place de Grève, alors que Thomas de Cantimpré parle de Vincennes.

sa position, sa correspondance ultérieure et les propos que nous l’avons vu tenir dans ses

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