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insiste sur la continuité évidente entre son programme et celui de Grégoire IX, concernant Frédéric II352

On sait ce qui advint: simulations de négociations, Innocent donnant le change vis-à-vis de

l’empereur et de ses électeurs

353

; retour à Rome du pape, qui reçoit le comte Raimond VII de

Toulouse, un vassal de Frédéric II, venu poursuivre en son nom les tractations; réconciliation

apparente, proclamée sur la place du Latran le 31 mars 1244, le jeudi saint où l’on lisait

habituellement les noms des excommuniés: les envoyés impériaux jurent la paix, et Innocent IV

gratifie Frédéric du titre de « princeps catholicus »

354

. Le 28 mai, Innocent IV crée en consistoire

12 cardinaux

355

, dont deux théologiens français, Hugues de Saint-Cher et Eudes de

Châteauroux

356

. Le 7 juin, le pape qui devait rencontrer quelques jours plus tard l’empereur à

Narni prend la fuite en direction de Gênes

357

.

J’ai voulu rappeler le détail de ces années 1241-1244, car on s’aperçoit nettement, dans les

trois sermons précédemment analysés, à quel point le nouveau cardinal s’intéressait aux

événements politico-religieux. D’autre part, le souvenir qu’a dû lui laisser cette période, associé

aux péripéties du début du nouveau pontificat, est la seul base concrète sur laquelle se fonde le

jugement d’Eudes de Châteauroux sur ce pape, jugement émis une dizaine d’années plus tard,

lorsqu’il prêche pour l’anniversiare de son décès, et comme on le verra plutôt réservé

358

.

352 A. Melloni, Ibidem p. 64-65.

353 A. Melloni, Ibidem p. 72-74.

354 A. Melloni, Ibidem p. 74-75; l’essentiel de ces faits se retrouve dans la bulle d’excommunication de Frédéric II lue une année plus tard à l’ouverture du concile de Lyon I par le pape; évidemment, le récit en est agencé à son avantage, cf. le texte dans COD éd. cit., p. 278-283.

355 Cf. A. Paravicini Bagliani, Cardinali... op. cit., p. 163-167.

356 Cf. Ibidem, p. 164 et note 3: les dix autres sont créés en consistoire; les deux Français, sans doute avertis par lettre, se rendent à la rencontre du pape.

357 A. Melloni, Innocenzo IV... op. cit., p. 76 et note 20.

358 Eudes de Châteauroux participe aux sessions du concile de Lyon, où il prêche un sermon sur la déposition de l’empereur, mais retourne très vite en France, où on le retrouve dès la fin de 1245 occupé à achever la condamnation du Talmud, voir ci-dessous, chapitre II, § 1 et 2. Il quitte la France comme légat de la croisade avec Louis IX sans être repassé par la Curie; lorsqu’il y retourne fin 1254-début 1255, Innocent IV est mort.

Le choix d’Innocent IV de rompre avec l’Empire et de chercher refuge à proximité des

terres capétiennes

359

est à mettre en parallèle avec celui des cardinaux qu’il a promus. Il avait

besoin d’alliés laïcs pour assurer sa sécurité, mais aussi de renforts idéologiques dans le grand

combat qu’il s’apprêtait à mener pour déposer Frédéric II et justifier ce droit

360

. Les historiens

ont relevé l’ampleur de cette première promotion d’Innocent IV: huit cardinaux de Grégoire IX

étaient encore vivants à l’avénement du nouveau pape et devaient très vite se retrouver six

361

; le

fait d’en créer douze est en soi significatif d’une volonté de contrer ce qui restait de l’ancien

collège, avec lequel il avait dû négocier son élection dans les conditions évoquées

362

. La présence

de trois Français, jusqu’ici absents du collège, dit assez la montée en puissance capétienne

363

;

leur statut de théologiens renommés parle pour l’université de Paris, surtout si l’on ajoute qu’un

quatrième cardinal créé en 1244, Pietro da Collomezzo, a fait l’essentiel de sa carrière en France

où il était archevêque de Rouen et proche de Louis IX avant son élévation à la pourpre

364

.

On ne peut aller plus loin pour interpréter la promotion d’Eudes de Châteauroux.

Contrairement à certains de ses collègues, il n’avait aucun lien direct avec la cour romaine avant

mai 1244; s’il s’était fait connaître de ce milieu, c’était sous Grégoire IX qui était mort; mais

peut-être certains ecclésiastiques qui étaient à Rome à cette date ont pu vanter ses mérites à

Innocent IV en quête de candidats

365

.

359 Cf. E. Berger, Saint Louis... op. cit., p. 25-26 sur le choix de Lyon; R. Fédou, Les papes du Moyen Age à Lyon, Lyon, 1988, p. 22-25.

360 Les sources le disent à leur façon, cf. A. Melloni, Innocenzo IV... op. cit., p. 76 et note 19: les opinions de M. Paris et Vincent de Beauvais.

361 Cf. A. Paravicini Bagliani, Cardinali... op. cit., p. 167.

362 Cf. A Melloni, Innocenzo IV... op. cit., p. 78-79 sur les dissenssions entre anciens et nouveaux cardinaux, et le fait que les dix puis douze qui accompagnent Innocent IV à Lyon constituent son « parti ».

363 Ces trois Français sont Eudes de Châteauroux, Hugues de Saint-Cher, et Pierre de Bar-sur-Aube, voir la biographie de ces deux derniers dans A. Paravicini Bagliani, Cardinali... op. cit., p. 250-272 et p. 213-221.

364 Sur lui, A. Paravicini Bagliani, Cardinali... op. cit., p. 168-177, p. 171 pour de possibles études de théologie qui lui auraient valu le titre de maître, attesté. J. Maubach, Die Kärdinale und ihre Politik um die Mitte des XIII. Jahrhunderts unter den Päpsten Innocenz IV, Alexander IV, Urban IV, Clemens IV (1243-1268), Bonn, 1902, a bien insisté, malgré quelques erreurs factuelles relatives aux origines nationales et aux appartenances religieuses des cardinaux, sur le poids des théologiens dans le collège, p. 24.

365 Je songe encore à P. da Collomezzo, présent le 8 mai 1244 à Rome. On n’oubliera pas d’autre part les liens étroits qui unissent au moins depuis le XIIe siècle les grandes familles romaines aux écoles puis à l’université de Paris, où

On attribuera donc, selon des proportions difficiles à évaluer, à une triple recommandation

l’accès d’Eudes de Châteauroux au sacré collège: celle du roi

366

; celle de l’église de Paris et de

son université, surtout sa faculté de théologie; celle des conseillers du pape, désireux de compter

sur des hommes capables de fonder, en théologie et en droit, son combat, et susceptibles de les

traduire en termes de propagande. Son collègue Hugues de Saint-Cher offrait un profil proche,

avec l’avantage de pouvoir rallier son ordre au pape

367

. Les deux maîtres en théologie

néo-cardinaux se rendent d’ailleurs ensemble à la rencontre du souverain pontife, qui leur remet à

Suse, entre le 12 et le 14 novembre 1244, l’anneau cardinalice

368

.

Avant d’aborder sa carrière à la curie, un portrait récapitulatif s’impose: Eudes de

Châteauroux est un prêtre d’origine modeste, devenu savant

369

, qui lorsqu’il doit intervenir dans

elles envoient leurs rejetons faire leurs études, en occupant des prébendes qu’ils conservent souvent par la suite, cf. P. Classen, Rom und Paris... art. cit., passim.

366 C’est l’avis de J. Maubach, Die Kärdinale... op.cit., p. 17.

367 Sur le besoin du pape en théologiens et la promotion conjointe d’Hugues de Saint-Cher et Eudes de Châteauroux, cf. B. Smalley, The Gospels in the Schools... op. cit., p. 143.

368 Cf. A. Paravicini Bagliani, Cardinali...op. cit., p. 164 et note 3. L’auteur relève p. 202 note 7 que la promotion au cardinalat de clercs qui ne sont pas évêques résidents constitue à cette époque une rareté.

369 Un élément me paraît significatif: devenu cardinal, il fut sans doute chargé par Clément IV, en 1264, d'ordonner un supplément d'information sur les miracles contenus dans le dossier amené à Rome pour appuyer la demande de canonisation de Thomas Hélye, curé de Biville en Normandie; la requête de l’évêque de Coutances en vue de l’ouverture d’un procès avait été appuyée par Hugues de Saint-Cher, ancien confesseur et maître en théologie de Thomas Hélye; naturellement Eudes comme chancelier de l'université avait connu ce dernier. Il faut lier sa présence et l’initiative de son collègue dans cette affaire à leur désir de promouvoir la figure d'un prêtre ancien membre de l'université, et qui avait choisi non la voie de l’ascension dans l’Eglise qu’auraient pu lui valoir ses titres universitaires, mais la fonction pastorale à laquelle l’avaient préparé ses études de théologie; c’était en outre, comme Eudes, un Séculier. C'est de cette époque environ qu'A. Vauchez date l'apparition du modèle du saint prêtre, La sainteté... op. cit., p. 358 s., et note 132 p. 359 pour l'intervention probable d'Eudes de Châteauroux; voir l’évocation de l’intervention des deux cardinaux dans RHGF, t. XXIII, Vita et miracula beati Thome Helie, p. 557-568, ici p. 568 BC. Outre ce qui a été dit plus haut de son attention aux étudiants pauvres du collège du Louvre, je mentionnerai dans le même sens ses manuscrits de sermons envoyés à Paris et légués à la Sorbonne, legs qu’attestent, sur un folio de garde des mss de Paris, BNF latins 15947 et 15948, deux notes identiques indiquant qu’ils ont été donnés à Robert de Sorbon et enregistrés dans le catalogue de la bibliothèque de Sorbonne, cf. L.

des questions de doctrine ou de discipline ecclésiastique, se montre extrêmement sévère. Son

inspiration théologique le conduit à prendre fréquemment la parole dans les débats d’actualité, en

particulier quand surgissent des problèmes aux confins des rapports entre l’Université, l’Eglise et

l’Etat. C’est qu’au cours du XIII

e

siècle, un tournant s’opère dans l’économie générale qui agence

les relations entre les grandes institutions de la Chrétienté. Alors que jusqu’ici, de façon

intensifiée à la suite de la réforme grégorienne, le dialogue souvent conflictuel du Sacerdotium

et du Regnum avait structuré l’ensemble des relations de pouvoir au sein du monde chrétien, un

terme nouveau vient bouleverser cette configuration séculaire, le Studium . L’évolution a surtout

été mise en évidence pour le XIV

e

siècle, qu’on songe au conflit de Philippe le Bel et Boniface

VIII

370

. Je crois qu’il faut la faire remonter à l’appparition même de l’institution universitaire, au

tournant des XII

e

-XIII

e

siècles

371

. Ce qui ne signifie d’ailleurs pas que les termes anciens du

conflit aient disparu, comme le prouve la lutte à mort entre Frédéric II et la papauté; conflit

auquel Eudes de Châteauroux prit naturellement part dans le camp papal. Mais l’existence de

l’Université, ne serait-ce que comme instance possible de médiation, rendait déjà ce rapport plus

complexe, il suffit d’évoquer les efforts de Frédéric lui-même pour créer une université à Naples,

dans le royaume qui formait le coeur de son empire; mais aussi ceux, parallèles, d’Innocent IV

pour créer un studium permanent à la Curie

372

. Le point essentiel, c’est que l’université est

devenue l’une des sources majeures d’autorité doctrinale en Chrétienté; la compter à ses côtés est

un enjeu crucial. Pour le roi de France en particulier, le premier à avoir délibérément profité de

Delisle: Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque Nationale, II, Paris, 1874, p. 165; et R. Rouse: The early library of the Sorbonne, dans Scriptorium, t. XXI/1 (1967), p. 65. Ces notes spécifient que les livres sont donnés "aux pauvres étudiants" du collège.

370 Cf. S. Menache, La naissance d’une nouvelle source d’autorité : l’université de Paris, dans Revue historique, t. CCCCCXLIV (1982), p. 305-327.

371 Cf. H. Grundmann, Sacerdotium... art. cit., passim.

372 pour Frédéric II, voir E. Kantorowicz, L’empereur... op. cit., Paris, 1987, qui insiste p. 131 sur le fait qu’il s’agit d’une « université d’Etat »; voir aussi D. Abulafia, Frederick II, a Medieval Emperor, Oxford, 1988, qui indique p. 163 que cette université a rapidement produit des propagandistes. Pour le studium de la Curie, voir R. Creytens, Le « studium curiae romanae » et le Maître du Sacré Palais, dans AFP, t. XII (1942), p. 5-83, et A. Paravicini-Bagliani, La fondazione dello « studium curiae ». Una rilettura critica, dans Luoghi e metodi di insegnamento nell’Italia medioevale (secoli XII-XIV), a cura di L. Argan-O. Limone, Galatina, 1989, p. 59-81 [repris dans Idem, Medicina e scienze della natura alla corte dei papi nel duecento, Spoleto, 1991, p. 363-390].

l’affaiblissement réciproque que le conflit Papauté-Empire engendrait pour les deux

protagonistes, par exemple en avançant la théorie du roi « empereur en son royaume », il n’était

évidemment pas indifférent que la nouvelle institution universitaire, garante de l’orthodoxie

théologique, fût apparue en son territoire

373

. Eudes de Châteauroux, jeune clerc berrichon

récemment intégré à ce territoire, participa durant sa carrière à la direction de ces trois

institutions, parfois en même temps. C’est entre autres, je crois, ce qui fait le prix de sa

prédication.

373 Sur le XIIIe siècle, « siècle de l’établissement de la souveraineté royale », voir J. Krynen, L’Empire du roi. Idées et croyances politiques en France (XIIIe-XVe siècle) , Paris, 1993, p. 69s.

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