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Seconde période : l’avènement de l’air sérieux et à boire

I. Recueils d’airs ou de chansons ?

2. Seconde période : l’avènement de l’air sérieux et à boire

Avec la disparition des airs polyphoniques, les Ballard abandonnent l’expression « air de cour » pour apposer sur les nouveaux recueils d’airs à une ou deux voix un titre simplifié : « airs » – ou parfois « airs à boire »1. Or, dans le même temps et dans un avis au lecteur

apposé en 1661 par Ballard en tête du Second Livre de chansons de Bacilly, le terme d’ « air sérieux » émerge :

Il est bon d’avertir, que sous le mot de Chansons à danser l’on comprend aussi les Chansonnettes, qui ne sont pas de veritables Airs serieux, ou Airs de Cour (pour parler en termes vulgaires) & qui approchent du mouvement de la sarabande, ou de la gavotte2.

Puis, en 1668, le syntagme air à boire et sérieux intervient pour la première fois sur la page de titre du troisième livre d’airs de Sicard3. La « Préface » du livre d’airs de Lalo, publiée en

1684, montre bien que cette forme est novatrice et que la paternité en était attribuée à Sicard :

Voicy les premières Productions de mon petit genie : Car il n’y a qu’un an que me mesle de faire des Airs, Suivant la belle maniere, de feu Monsieur Sicard. Je joins le sérieux au bachique, je divise mon recueil en trois parties séparées4, et je mets tous les sujets dans un même livre […]5.

Dès 1671 avec la publication de son sixième livre d’airs, c’est le célèbre intitulé airs sérieux et

à boire qui s’impose. Il fera référence jusqu’au XVIIIe siècle puisqu’il sera repris par nombre

de compositeurs ainsi qu’à partir de 1694 dans la grande édition collective de Ballard intitulée Recueil d’airs sérieux et à boire.

Dans le dernier tiers du XVIIe siècle, on ne trouve donc plus de nouveaux recueils de

chansons ni d’airs ou d’airs de cour, mais ce sont des livres d’airs sérieux et à boire qui sont

majoritairement publiés6, aussi bien en recueils d’anthologies qu’en livres d’auteurs. Les

pièces de musique bachique, éditées en première période dans des livres de chansons passent donc, en seconde période, dans les livres d’airs sérieux et à boire pour y être publiées aux

1 Cf. les airs plus tardifs de Hotman : HOTMAN, Airs à boire à trois parties, 1664. 2 « Au lecteur », Second Livre de chansons pour danser et pour boire. De B. D. B., 1664. 3 SICARD, Troisième livre d’airs à boire et sérieux, 1668, page de titre.

4 Intitulées « Basse », « Dessus » et « Troisième partie ». 5 « Préface », LALO, Premier livre d’airs sérieux et à boire, 1684.

6 Au sein de cette seconde période, quelques rares livres d’Airs à boire et livres d’Airs, séparant les registres sérieux et

bachiques, sont à signaler. De même, des livres de Chansons ou des Airs de cour sont encore publiés, comme en témoignent les Recueils des plus belles chansons et airs de cour, nouvellement imprimés publiés chez Garnier à Troyes ou les rééditions de livres de chansons chez Ballard entre la fin du XVIIe siècle et le début du XVIIIe siècle, cf. GUILLO,

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côtés des musiques sérieuses. Ainsi, s’il est certain que les volumes d’airs sérieux et à boire trouvent leurs sources en partie dans l’air de cour, ils se nourrissent également de la longue expérience de la chanson1, dont ils tirent leur personnalité musicale et thématique. Ces livres

s’adressent à un public de plus en plus large et proposent des musiques de plus en plus variées, la grande constante étant un goût effréné pour la nouveauté2, sujet sur lequel nous

reviendrons concernant l’univers bachique. L’avènement de l’air sérieux et à boire fonctionne donc en synergie avec l’engouement grandissant du public pour l’air en général. Ce dernier quitte d’abord la cour pour le bénéfice des ruelles dans les années 16503 : « En succédant à

l’air de cour, l’air sérieux renouvelait sa forme et, ce faisant, répondait aux conditions de la nouvelle sociabilité qui s’était mise place dans la décennie 1640-1650, en lien avec le développement des salons et de la galanterie »4. Il continue ensuite sa conquête d’espaces

inédits grâce à l’émulation intellectuelle générée par de nouveaux foyers culturels autour des années 1680. On vît alors apparaître une génération de gens passionnés lorsque « le virus de l’air sérieux s’empara des élites parisiennes »5. Habitués à apprécier la musique à travers

les recueils de chansons, ces mélomanes sont séduits par cette renaissance musicale. L’enseignement se développe, les concerts et grands événements prennent de l’ampleur :

En dehors de ces moments exceptionnels que constituaient les grandes fêtes aristocratiques et où la musique ne représentait qu’une part, essentielle certes mais non exclusive, l’art musical fut cultivé de plus en plus comme un mode de divertissement autonome6.

Puis, en fin de siècle, l’air suivra « un trajet inverse, des salons de la ville aux appartements royaux »7, ayant subi de nombreuses mutations au contact de ces différents milieux.

b. La diversité croissante des typologies

Le développement de l’air sérieux et à boire témoigne aussi des nombreuses évolutions musicales, tant du point de vue de l’écriture que de l’instrumentation. Ainsi, dans la dernière partie du XVIIe siècle, entre le poids des traditions, les influences musicales de plus en plus

diverses qui alimentent l’air et une perpétuelle quête de variété pour satisfaire un nouveau public, les formes évoluent et se diversifient. Le besoin de caractériser ces musiques, de leur donner une originalité et une identité forte se fait alors sentir : « Plus on progresse dans le siècle, plus les éditeurs sont attentifs à classer les airs qu’ils publient dans des catégories

1 Tout comme en 1628, l’air de cour à voix seule s’était effacé alors que les premiers recueils de Chansons paraissaient. 2 GOULET, Poésie, musique et sociabilité, p. 84-88.

3 Anne-Madeleine Goulet explique que « La vogue de l’air sérieux correspond à une démarche de réappropriation de

l’air de la cour, pour le mettre à la disposition de la ville : la nouvelle aristocratie post-frondeuse et la nouvelle bourgeoisie cultivée sont capables de jouer à la sprezzatura aristocratique de leurs ancêtres des années 1620 ». Elle ajoute que « Le recyclage citadin de l’air de cour équivaut à un déplacement qui dépossède la cour d’un de ses genres favoris. »,voir GOULET, Poésie, musique et sociabilité, p 705-706.

4 GOULET, Catalogue, p. 27.

5 GOULET, Poésie, musique et sociabilité, p. 605. 6 HENNEBELLE, De Lully à Mozart, p. 70. 7 GOULET, Poésie, musique et sociabilité, p. 609.

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appropriées »1. Christophe Ballard s’applique donc à utiliser une terminologie adaptée et les

airs peuvent être qualifiés de récits, récits de basse, dialogues, vaudevilles, chansons, chansonnettes,

chaconnes, gavottes, sarabandes, printemps, hivers, vendanges, airs paysans, etc2. Au-delà de cette

typologie simple, apparaissent également des intitulés exclusifs. Lorsqu’ils sont présents, ceux-ci soulignent l’unicité de l’air, qui devient une pièce singulière ; donnons deux exemples marquants. Dans les 796 airs à boire publiés de 1694 à 1710 au sein des Recueils

d’airs sérieux et à boire3, plus d’une cinquantaine d’intitulés différents sont relevés. Ces intitulés

sont indiqués , comme le montre la figure ci-après, soit au titre courant (fac-similé 1 et 3), ou titre (fac-similé 1 et 3), soit dans la table (fac-similé 2) ; plusieurs intitulés ou typologies peuvent concerner un seul et même air.

1 GOULET, Paroles de musique, p. 27-28.

2 Ceci ne constitue pas une entière nouveauté ; la chanson C 1846-02, Gardez vous bien mes chers buveurs d’aimer ce dieu

rempli de flammes publiée par Chancy dans les Équivoques en 1647 (sous l’ère Robert Ballard) porte par exemple

l’intitulée « Bacchus aux buveurs ».

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Figure I.1 : Exemple d’intitulés proposés par les Recueils d’airs sérieux et à boire d’avril 1707, p. 76, novembre 1710 et décembre 1695, p. 236.

Le graphique I.1 présente le nombre d’occurrences des intitulés apparaissant au moins deux fois au sein de ces volumes. Le tableau I.1 présente quant à lui le détail de tous les intitulés n’apparaissant qu’une seule fois dans ce corpus et signalés par l’entrée « autres intitulés » dans le graphique I.1 :

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Graphique I.1 : Typologie simplifiée des airs des Recueils d’airs sérieux et à boire ; exprimée en nombre d’airs par volumes1

Récit de basse à fumer Récit de basse sur le départ des officiers Vaudeville nouveau

Chansonnette Embarquement Bachique Air de vielle

Air de trompette Air sur le retour de Bezons L’exercice du verre

Hymne à Bacchus Tombeau Sur la mort de monsieur Du Buisson

Air ancien, renouve Air d’oublieux Les crieurs de vin, concert de table

Écho La râpe Epitaphe d’un paresseux

La fileuse La Gloire, Retour des officiers Le buveur musicien

Le diable ivrogne Le cadran Le fumeur content

Carillon bachique Les vignes gelées Sur la descente de Dame Gigogne

Tableau I.1 : « Autres intitulés » n’apparaissant qu’une fois dans les Recueils d’airs sérieux et à boire Il serait trop long d’expliquer ici ce qu’impliquent et signifient chacune de ces typologies, le but n’étant que de souligner la variété des dénominations employées. Il faut néanmoins préciser que cette grande diversité de titres ou sous-titres s’inscrit dans le cadre évolutif que nous avons évoqué et également dans celui d’une nouvelle technique de vente. Dans son article sur les Recueils d’airs sérieux et à boire, Jean-Philippe Goujon parle en effet d’ « une multitude de genres et de formes, correspondant à des pratiques musicales diverses »2 et

précise que

[…] les éditeurs mettent progressivement en place une véritable stratégie commerciale reposant sur des innovations formelles (changement du format d’édition et de la périodicité), mais aussi sur de nouveaux usages (introduction de la publicité dans les tables des matières, appel à contribution des auteurs puis des lecteurs)3.

1 Afin de rester dans le cadre strict de la typologie, nous n’avons sciemment pas relevé ici les indications concernant

les effectifs (duo, à deux, à trois, etc.) ni les informations donnant le nom d’un musicien ou d’un poète, ou encore celles portant sur l’instrumentation, le caractère ou le mouvement, les couplets supplémentaires etc. Dans un souci de concision et de lisibilité, nous avons également été amené à simplifier ou regrouper certaines catégories, ici présentées entre crochets.

2 GOUJON, « Les Recueils d’airs sérieux et à boire des Ballard (1695-1724) », p. 36-37. 3 Idem, p. 36.

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Cette stratégie commerciale, lancée sous l’impulsion de Christophe Ballard, inclut les appels à contribution1, une nouvelle parution mensuelle répondant à une exigence de nouveauté2,

des progrès éditoriaux – et notamment le passage au format in-4 oblong : les volumes se posent plus facilement sur un pupitre, les caractères deviennent plus lisibles – mais aussi la multiplication de nouvelles typologies qui ancrent les airs dans la réalité. Ces dernières définissent plus précisément l’air3 et créent parfois du lien avec le public en faisant

directement appel à une pratique sociale ou musicale : « L’exercice du verre », « La Gloire, Retour des officiers », « Ronde de table » etc. Comme le précise Anne-Madeleine Goulet : « Par son souci d’une plus grande caractérisation et d’une plus grande individualité, cette nouvelle collection suit l’évolution des pratiques de sociabilité qui exigent de toujours chercher à se différencier d’autrui […] »4. Dans cet ordre d’idée, les Recueils d’airs sérieux et à

boire proposent parfois de petits avis ou commentaires pour signaler un fait concernant un

air, apporter une correction ou faire des annonces à l’occasion de la sortie de livres de musique. Tout ceci n’est pas sans rappeler la manière dont le Mercure galant dialogue avec son lectorat et contextualise ses airs depuis 1678, grâce aux articles introductifs ou conclusifs de ses airs. Ainsi, il ne serait guère surprenant que Ballard, qui puisait déjà certains des airs qu’il publiait dans les volumes du Mercure, se soit également inspiré de la stratégie commerciale du célèbre périodique.

Ces améliorations dont parle Jean-Philippe Goujon ainsi que cette variété de typologies et les nouveaux paratextes que nous avons évoqués rendent les recueils plus attrayants, les airs se démarquent de plus en plus les uns des autres et sont mis en valeur. Les volumes acquièrent un certain relief et s’ancrent dans le rythme quotidien des lecteurs : les volumes paraissent mensuellement – proposant des airs de saison5 –, Ballard fait de la

publicité pour une partition fraîchement publiée, etc. Les éditeurs proposent au public plus qu’un simple livre de chansons se succédant au sein d’un même volume, comme cela pouvait être le cas quelques années auparavant.

Enfin, signalons que Pinard avait déjà introduit dans le premier livre d’airs publié chez Ballard en 1673 quelques intitulés particulièrement originaux :

1 Initiés par Christophe Ballard, en 1691, dans l’avertissement du XVII Recueil de Chansonnettes de différents auteurs.

HERVET, La chansonnette, un air à part, p. 11.

2 Les auteurs de la première partie du XVIIe siècle signalent souvent, dans leurs épîtres dédicatoires, que les chansons

et les airs sont déjà connus, soit du dédicataire du volume, soit de leurs amis ou même du public. Or, plus on avance dans le siècle, plus les publications d’airs « nouveaux » se développent, le public en étant friand : c’est d’ailleurs une des stratégies phare du Mercure galant que de proposer massivement des « airs nouveaux », donc inédits.

3 Concernant les tables des matières des Recueils d’airs sérieux et à boire, Clémence Monnier précise que de manière

générale, elles : « […] renseigne[nt] le lecteur sur de multiples aspects de chaque air. Outre la distinction entre les airs sérieux et à boire, le lecteur prend connaissance de l’effectif de l’air, de la danse dont il s’agit le cas échéant, de la présence ou non d’un double », cf. MONNIER, Histoire et analyse, p. 109.

4 GOULET, Poésie, musique et sociabilité, p. 46.

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… contre le buffet dont le chant1 est de Mr Le Maire

… sur l’ambassadeur d’Arda dont le chant est de Mr Sicard

… contre ceux qui font cérémonie en se mettant à table dont le chant est de Mr de Bacilly … pour corriger les abus qui se commettent presque tous les jours aux grands repas … contre les joueurs.

… contre ceux qui haranguent longtemps à la table … contre ceux qui parlent d’affaire à la table

… contre ceux qui mettent toute la viande dedans un plat sur la table … contre ceux qui se mêlent de servir les gens à table

… sur le voisinage … contre les procès … sur le code

… contre les grands chapeaux

… contre ceux qui pestent sur le mauvais temps … pour préférer le souper aux autres repas … contre le dessert

… contre le rhume

Tableau I.2 : Intitulés de chansons extraites du Premier livre d’airs à boire à 2 parties, contre les incommodités du

temps, [Pinard], 1673.

Il a déjà été question, dans notre premier point, du cas de ce volume original, dont les airs à boire sont intitulés « chanson ». Nous avions précisé que c’était probablement pour attirer l’attention du lecteur sur les textes poétiques – relativement longs et originaux d’un point de vue formel et thématique – que l’auteur avait effectué ce choix. L’exemple ci-dessus, qui fait figure d’hapax dans notre corpus, tendrait à confirmer cette hypothèse.