• Aucun résultat trouvé

I. Des textes poétiques particuliers

1. La métaphore et les images

Anne-Madeleine Goulet explique que dans les airs sérieux, « Constamment les poètes recourent à la métaphore, soit pour embellir et parer leur discours, soit par souci d’euphémisation, afin de masquer la dureté des réalités qu’ils évoquent » et précise que « Très peu original, l’arsenal des images employées par les poètes se caractérise […] par sa pauvreté, ses redondances et son usage immodéré du cliché »4. Dans notre corpus, 35% des

poèmes comportent des métaphores ou des images ; elles contribuent à animer l’univers bachique et renforcent son identité et sa spécificité. La liste complète de ces métaphores et images est proposée en annexe IIb ; le tableau suivant présente les principales d’entre elles ainsi que leur pourcentage dans le corpus :

Métaphore, image Présence en %

Fusion entre les images amoureuses et bachiques 12,1 Fusion entre les images guerrières et bachiques 9,3 Autres métaphores incluant l’univers bachique 9 Anthropomorphisme, forme vivante divine 5,3 Personnification du vin et des récipients 3,3

Tableau II.5 : Principales métaphores et images présentes dans notre corpus d’étude

Ce sont les métaphores incluant des transferts entre images bachiques et amoureuses qui apparaissent le plus. Les attributs de Bacchus et/ou Cupidon y sont détournés de leur fonction originale et dans la majeure partie des cas, c’est l’amour qui est berné :

1 Extrait de la chanson R 2648-28, ROSIERS, XIVe Livre des Libertés, 1666.

2 Air D 3606-36, DUBUISSON, Troisième livre d’airs sérieux et à boire, 1688.

3 Extrait de l’air de REBEL, 16953-10, Recueils d’airs sérieux et à boire de différents auteurs, février 1695. 4 Cf. GOULET, Poésie, musique et sociabilité, p. 288.

186

Ha ! petit Cupidon, je veux bien qu’on me berne Si je te suis jamais, Bacchus est mon vainqueur : Il m’a déjà conduit trois fois à la taverne Pour m’arracher le trait que tu m’as mis au cœur. D’abord d’un pot de vin il lava ma blessure, Et pour me la sonder il prit un saucisson, Après pour achever cette agréable cure Il fit son appareil d’un morceau de jambon1.

J’ai désarmé l’amour, et de tout son bagage J’ai pris ce qui pouvait servir à mon ménage, En guise de foret, pour percer mon tonneau, Je me sers de ses traits,

De son bandeau J’ai fait une serviette,

J’ai fondu son carquois pour me faire une assiette ; Et lorsque pour goûter d’un vin vieux ou nouveau Je descends à la cave,

Ce superbe vainqueur, à présent mon esclave, Porte devant moi son flambeau2.

Suivent les métaphores guerrières, présentes dans 9,3% des pièces. Celles-ci sont construites à l’aide d’éléments issus de l’univers militaire et de la sphère bachique et peuvent prendre des proportions importantes, ici une chanson entière :

Soldats, au lieu de tant d’armures Que nous portions ces jours passés, Voyons un peu dans nos saumures, Aussi bien les pots sont cassés :

S’il n’y a point quelque jambon, Pour faire trouver le vin bon.

Ha ! j’ai découvert une mèche, Compagnons qu’on ne sonne mot, Il faut remparer cette brèche, Et mettre au-devant quelque pot :

Si l’ennemi nous vient forcer Il nous le faudra renverser

Courage en voilà un par terre, Il a la mort entre les dents, Et est aussi sot comme un verre Quand il n’y a plus rien dedans.

Si quelqu’autre nous, etc.

Je découvre un gros qui s’avance, Et qui nous vient donner l’assaut, Que chacun se mette en défense, Et leur faire face prendre le saut.

Plutôt qu’ils nous puissent, etc.

Victoire, sus crions victoire, Voilà nos ennemis vaincus, Chacun se couronne de gloire En l’honneur de ce bon Bacchus.

Il nous a mis les armes au poing Pour nous secourir au besoin3.

Ce sont 9% des poèmes qui proposent d’autres types de métaphores bachiques. Soit l’image reste centrée uniquement sur cet univers, soit elle inclut encore des éléments issus d’autres domaines. Dans l’exemple ci-dessous – dépendant du premier cas – le protagoniste, reclus dans sa cave, devient l’oracle de Bacchus, qui prend possession du corps du buveur :

Je ne quitte jamais Bacchus, / Je suis son fidèle interprète ;

Et du fond de ma cave où je fais ma retraite, / Je prononce aux mortels ses ordres absolus : Que tout tremble, / Que l’on révère

L’esprit divin qui me fait chanceler, / Je sens mes yeux étinceler,

Je rougis, je pâlis, et je tombe par terre ; / Je suis rempli du dieu qui me force à parler. Écoutez-moi, voici ce qu’il ordonne. / Si vous voulez que votre tonne

Donne à vos jours un cours nouveau, / Dans votre vin ne mêlez jamais d’eau4.

Dans le second cas, de nombreux sujets fusionnent avec l’univers bachique : la musique, le corporel, la mort – où la rime facile entre tombeau et tonneau est aisément exploitée –, l’intellect, les éléments, la religion, etc. Le tableau ci-dessous en propose six exemples :

1 Extrait de l’air S 3383-05, SICARD, Douzième livre d’airs sérieux et à boire, 1678. 2 Air 16981-27, [Renaud], Recueils d’airs sérieux et à boire de différents auteurs, Juin 1698. 3 Chanson 16276-04, IIe Livre de chansons pour danser et pour boire, 1627.

187

Air B II 312-199 Air B II 312-172

Métaphore musicale et bachique Métaphore macabre et bachique

Bacchus est à présent mon maître de musique, Je chante à livre ouvert, quand j’ai bu quatre coups ; Et mon flacon par ses charmants glouglous, Compose un air d’une aimable pratique. Dans un mode élevé j’entonne sans effort : Et lorsqu’en descendant je veux trouver l’octave, Pour être sûr de mon accord,

Je vais le chercher à la cave.

Chers enfants de Bacchus, le grand Grégoire est mort. Une pinte de vin imprudemment sablée,

A fini son illustre sort, Et sa cave est son mausolée :

O vous qui descendez dans ce charmant tombeau, Ne croyez pas que son ombre y repose,

Elle est encore errante autour de son tonneau ; C’est de larmes de vin qu’elle veut qu’on l’arrose.

Air S 3379-08 (extrait) Air B II 313-78

Métaphore corporelle et bachique Métaphore météorologique et bachique

Ne vous étonnez pas si mon creux est profond, Et si ma voix descend jusqu’à la double octave : Mon gosier est un puits qui n’a ni bord ni fond, Et mon ventre une cave,

Où soir et matin L’on décharge du vin. […]

Séjour des flots, infidèle élément,

En vain tu me parais dans une paix profonde ; Non, je n’irai pas sur ton onde,

M’exposer à ton changement :

Affronte qui voudra et les vents et l’orage, J’aime l’abri de mon tonneau :

Si le destin m’apprête un humide tombeau, C’est dans le vin que je ferai naufrage.

Chanson 16328-03 (extrait) Air 17002-10

Métaphore religieuse et bachique Métaphore intellectuelle et bachique

Chers compagnons buvons souvent, Et que Bacchus seul nous domine : Faisons entre nous un couvent Où l’on ne chante point matines : Mais où l’on chante nuit et jour Vive l’amour, vive l’amour Pourvu qu’on dîne.

Voulez-vous savoir qui des deux Tourne ? de la terre ou des cieux ? Pour un livre en main prenez un verre, Après avoir bu trente coups,

Vous verrez alors que la terre Tournera tout autour de vous.

Tableau II.6 : Métaphores bachiques intégrant des éléments d’univers annexes

Dans 3,3% des textes poétiques, certains éléments bachiques sont personnifiés. Dans la chanson suivante, publiée par Rosiers en 1643, la bouteille est assimilée à un être humain malade, qu’il faut soigner ; les buveurs la purgent donc, en tirant son sang :

Notre pauvre bouteille, / Ce que j’en puis juger, Souvent elle sommeille, / La faut faire purger :

Faut poser ce remède : / Çà courons à son aide. Ha ! que sa tête est chaude, /La faut faire baigner : Nous aurons maître Claude / Après pour la saigner.

Faut, etc.

Oyez comme elle crie, / Son mal est dans le flanc : Elle sera guérie / Si l’on tire du sang.

Faut, etc1.

188

L’association entre une bouteille et un personnage féminin devient alors facile, comme le montre la chanson Celle que j’aime a tant d’appas, publiée en 1657, qui est par ailleurs une des seules chansons bachiques licencieuses de notre corpus1 :

Celle que j’aime a tant d’appas, / Et tant de doux attraits pour être caressée, Que ma foi je ne voudrais pas / Pour une autre beauté l’avoir jamais changée Quand je la vois je me souris, / Je lui lève le cul, et lui baisse la tête : Je la mignarde et la chéris, / Elle souffre toujours que je lui fasse fête.

Quand je la tiens entre mes bras, / J’agence un chose long dans une fente rouge, Et sans la mettre entre deux draps, / J’en prends mille plaisirs autant qu’elle se bouge. Faites tous l’amour comme moi, / Baisons, tâtons, rions, voilà la belle prête :

C’est être ladre sur ma foi, / De ne lui faire rien, et de laisser sa tête2.

Dans le second exemple suivant, une originale chanson à boire pour femme, c’est le verre qui est comparé à un galant, « noble Vénitien » vertueux3 :

Puisqu’il faut boire, buvons / Compagnes si nous pouvons ; Et que ce soit à la ronde ; / À ne vous rien déguiser ; Voici le galant du monde / Que j’aime mieux à baiser Regarder, voyez-le bien, / Ce noble Vénitien,

Cet illustre clarissime, / Qu’il est digne de ma main ! Et que j’aime et que j’estime / La vertu dont il est plein Beau jus si rempli d’appas, / Il ne vous déplaira pas Que des lèvres je vous touche : / Soyez vermeil, soyez doux, Sans vous offenser, ma bouche / L’est du moins autant que vous. À force de te baiser, / Verre, je veux t’épuiser ;

Approche que je t’embrasse: / Qui m’aime ou qui m’aimera, Voudrait bien être en ta place, / Mais il m’en dispensera4.

Signalons enfin qu’il existe quelques images originales, où des idées abstraites deviennent concrètes, comme dans cet air signé M.C et publié en 1695 ; deux amis y boivent une bouteille afin de pouvoir apercevoir plus nettement les plaisirs qui se trouvent au fond :

Je vois tous les plaisirs au fond de ma bouteille, / Regarde cher ami, le vin les cache tous ; Vidons-en la liqueur vermeille, / Plus nous boirons de coups,

Plus ces plaisirs approcheront de nous5.

1 La quasi absence de chansons bachiques grivoises est marquante ; elles diffèrent en cela des chansons à danser. 2 Chanson 16276-02, IIe Livre de chansons pour danser et pour boire, 1627.

3 Cette métaphore est intéressante à deux points de vue. Tout d’abord, rappelons qu’au XVIIe siècle ce sont les

Vénitiens qui dominent industriellement et artistiquement l’univers de la verrerie. D’autre part, l’influence qu’eurent plusieurs ouvrages littéraires italiens de la fin du XVIe siècle sur la civilisation mondaine française – notamment le

Le Livre du Courtisan de Baldassar Castiglione (1528) – est ici à mettre en regard avec la « vertu » dont ce « noble

Vénitien » est plein.

4 Chanson 16573a-02, XVIIIe livre de chansons pour danser et pour boire, 1657.

189