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I. Recueils d’airs ou de chansons ?

2. Dans le langage courant

Dans les paratextes des livres de musique, les mots « air » et « chanson » renvoient le plus souvent aux catégories stylistico-éditoriales que nous avons présentées. Cependant, un certain nombre d’exemples révèlent que ces mots renvoient au même objet poético- musical : on chante un air comme on chante une chanson ; au regard de la musique, il peut y avoir une inversion. Examinons tout d’abord quelques pièces liminaires de Sicard, compositeur qui emploie le terme « chanson » pour désigner ses airs :

Mon cher lecteur, je continuë encore cette année de vous donner deux sortes de Chansons, Serieuses & Bachiques1.

Ou qui utilise les deux mots, au sein de ses paratextes, pour désigner la même réalité poético-musicale :

Je sçay qu’il ne peut rien arriver de plus favorable à mes airs, que d’estre sous votre protection. […] Je ne me flate pas que mes Chansons ayent tout l’agrément qu’il faut pour vous divertir, à moins que le cœur de celuy qui vous les offre, ne leur tienne lieu de merite aupres de vous2.

Amy lecteur, je me suis advisé cette année de te donner quelques Airs Sérieux parmi mes Chansons

Bachiques, afin de faire connoistre au public, ou à ceux qui croyent que mon génie n’est borné que

pour faire des Airs à boire, que je puis faire l’un & l’autre, tu en jugeras par ceux-cy […]3.

Quant à Boyer, il n’emploie alternativement les mots « airs » et « chansons » que pour limiter les redondances lexicales lorsqu’il parle des compositions musicales du temps :

A qui pouvois-je plus a propos dédier ce livre de Chansons joyeuses qu’a vous qui estes l’ennemi mortel de la melancolie, les delices des bonnes compagnies, & le roy de l’honneste desbauche ? ne seroit-ce pas une extravagance digne d’un mauvais Musicien, de mettre à la teste d’un recueil de diferents Airs, le nom de quelque venerable, qui n’eust peu lire une page de mon livre, sans craindre de perdre la gravité & la marque qui est deuë a la dignité de sa charge ? […] Mais aujourd’huy l’on me pardonnera facilement, & le public trouvera bon, s’il luy plait, que je desdie des Chansons à boire, a un buveur éternel, & des pièces de raillerie, a un goinfre de haut appareil, qui leur sait donner un tel poix, qu’elles pourront passer doresnavant pour des pièces d’importance ; de vray il faut advouër que les airs de table ne peuvent trouver leur perfection que dans le mouvement que vous leur donnez, ny leur grace que dans les gestes agreables dont vous sçavez accompagner leur cadance […] mais parce qu’il n’est pas permis a tant de profanes d’entrer

1 « Avis au lecteur », SICARD, Quatrième livre d’airs à boire et sérieux, 1669. Nos italiques. 2 Épître à Monsieur Bruneau, SICARD, Airs à boire à trois parties, 1666. Nos italiques. 3 « Au lecteur », SICARD, Troisième livre d’airs à boire et sérieux, 1668. Nos italiques.

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dans nos orgies sacrées, je penserois bien meriter du public, & surtout de ces misérables, si je faisois graver vostre visage à la teste de ce livre : car certes une figure si agreable jointe a la gayeté de nos chansons, feroyent un bel effet pour casser les soins & les ennuis de ce monde […]1.

Donnons enfin les exemples de deux pièces liminaires tirées du livre de chansons publiés en 1634 par Rosiers, compositeur particulièrement représentatif de ce genre musical. Dans l’épître à Monsieur le marquis de Mortemart, Rosiers parle de ses « airs » pour désigner ses

chansons :

Je vous offre ces Airs pour vostre divertissement : je saçy bien que c’est une temerité de vouloir vous entretenir d’une chose de si peu de valeur : mais, Monseigneur, vous considérerez mon affection, & qu’il est impossible de rien faire qui soit digne de vous […]2.

Une seconde pièce liminaire, épigramme signée Colletet3, désigne les chansons de Rosiers

par le mot « air » :

A l’autheur sur ses chansons Epigramme.

Que ta voix est delectable ! Que tes airs sont melodieux ! C’est le plus doux mets d’une table, Cela vaut le nectar des Dieux.

Quoy que l’antiquité nous raconte d’Orphée, Ton Ame de louange & d’honneur eschauffée Fait une verité de ses miracles seins :

Encor nous faits-tu voir de plus nobles conquestes, Son Luth ne ravissoit que des bois & des bestes, Et le tien sçait ravir tous les cœurs des humains4.

Nous pourrions continuer de multiplier les exemples ; ce qu’il faut retenir ici c’est qu’au- delà des nuances qui ont été exposées il peut également être d’usage, quelle que soit la période du siècle concernée, de désigner toute pièce de musique soit par le mot « air », soit par celui de « chanson ».

Dernière précision lexicale, le terme « chanson » peut être employé lorsqu’il est question de propos auxquels on prête peu de crédit. Richelet explique, à l’article « Chanson », que l’on peut trouver ce mot dans deux expressions : « Chansons tout cela » « Tout ce que vous me dites sont des chansons »5. Cette idée est exposée chez Furetière, qui donne la définition

suivante, plus complète :

1 Épître à Flotte, BOYER, Recueil de chansons à boire et à danser, 1636. Nos italiques.

2 Épître à Monsieur le marquis de Mortemart, ROSIERS, Les Libertés, à quatre parties, 1634. Nos italiques.

3 Guillaume Colletet et non François Colletet, son fils, alors âgé six ans. À propos des liens et réseaux d’amitiés qui

unissent musiciens et poètes de cabaret, cf. notre troisième chapitre.

4 « Épigramme » signée COLLETET, ROSIERS, Les Libertés, à quatre parties, 1634. Nos italiques. 5 RICHELET, Dictionnaire français, 1680, article « Chanson ». Nos italiques.

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Se dit aussi de toutes sortes de vains propos, des raisons frivoles, des propositions qui n’ont point d’effet. Je ne me paye point en chansons. Tout ce que vous me dites n’a rien de solide, ce sont des

chansons. On le dit aussi de ce qu’on repete plusieurs fois. Vous me rebattez toûjours la même chanson. Cet Auteur ne dit rien de nouveau, c’est toûjours la même chanson.

On dit proverbialement d’un homme qui recommence toûjours à dire ou à faire la même chose, que c’est la chanson du Ricochet, dont on ne voit point la fin. On dit aussi, Il n’aura qu’un double, il ne sçait qu’une chanson1.

Parfois, le mot « chanson » est donc employé en ce sens au sein des textes poétiques des pièces de notre corpus, comme le montre cet extrait des Chansons pour danser de Chancy, publiée en 1649 :

Lorsque cet homme la crier / De vivre de cette façon, Elle dit par mocquerie / Que c’est un compteur de chanson2.

Ou dans le début de cet air de Sicard :

Avec une chanson nouvelle, / À Philis on fait bien sa cour :

Mais quand on lui parle d’amour / Ce n’est qu’une chanson pour elle3.

b. Et la chansonnette ?

Au-delà d’une réalité éditoriale, dans le langage courant ou au sein même des textes poétiques le mot chansonnette peut être associé à l’idée d’une musique légère ou sans ambition. Selon les dictionnaires de Richelet4 et Furetière5 une « Chansonnette » est une

« petite chanson ». Ainsi, dans les épîtres dédicatoires, où il peut être d’usage de minoriser la qualité de sa production musicale6, l’utilisation de ce mot trouve toute sa place. Dans

l’épître du Ve Livre de chansons pour danser et pour boire de 1667, dédié à Monsieur Ariste et signée Ballard, comme celle à Monsieur Penon éditée en 1664 dans le Second livre de chansons

pour danser et pour boire, signée Bacilly, le terme « chansonnette » est choisi à dessein pour

désigner les pièces musicales composant les volumes. La préface au lecteur du IIIe livre de

Chansons pour danser et pour boire de 1665 voit également apparaître le terme dans un cadre

similaire. Le qualificatif de chansonnette peut même devenir franchement péjoratif comme nous le montre l’exemple suivant, tiré de l’épître à Monsieur de Francheville, publiée en 1666 et signée I. B.7 dans le IIIIe Livre de chansons pour danser et pour boire :

Il n’y a personne qui voyant vostre nom au commencement de ce Livre, ne s’imagine y trouver les delices de la Poësie et de la Musique : mais lorsqu’on n’y trouvera que quelques misérables

1 FURETIERE, Dictionnaire Universel, 1690, article « Chanson » Nos italiques.

2 Extrait tiré de la Chanson « Ô dieux que cette friquette », IIIe Livre des chansons pour danser de CHANCY, 1649.

3 Extrait de l’air « Avec une chanson nouvelle », Sicard, Dix-septième livre d’airs sérieux et à boire, 1683. 4 RICHELET, Dictionnaire français, 1680, article « Chanson ».

5 FURETIERE, Dictionnaire universel, 1690, article « Chanson ».

6 Nous reviendrons plus bas sur les conventions qui animent le jeu de l’épître dédicatoire ; cf. p. 88. 7 Très probablement Bacilly.

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Chansonnettes ; on condamnera sans doute mon entreprise d’oser dedier à un des plus Illustres du

Siècle, soit pour la naissance, soit pour le merite, un ouvrage de si peu de consequence […]1.

Dans cette première partie de chapitre, nous avons essayé de définir le plus précisément possible quelles sont les différences marquées entre l’air et la chanson, en fonction de leur contexte d’utilisation ou de la réalité musicale à laquelle ils renvoient. Il en ressort qu’une cohérence d’ensemble peut être trouvée lorsqu’il est question d’édition ou de style musical, malgré certaines zones de flou et contre exemples. Au-delà de ce qu’ils impliquent, l’emploi de ces termes sert également à distinguer texte poétique et texte musical ou bien à désigner la pièce poético-musicale dans son entièreté, avec une préférence pour le réemploi, au sein des pièces liminaires notamment, du terme proposé au titre du volume.

Lorsqu’elle est opposée à l’air, la « chanson » est très souvent associée à l’image d’une musique plus légère, voire de qualité inférieure. De surcroît, le simple mot « chanson » peut parfois, selon le contexte, prendre une connotation négative. Assujettie entre tous ces éléments, la chanson n’est pas valorisée et semble faire pâle figure face à l’air. Pourtant, malgré le nombre de détracteurs important auxquels elle doit faire face, elle trouve d’abondants soutiens au sein des cercles des buveurs musiciens et des danseurs, comme le prouve l’engouement sans cesse renouvelé du public.

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