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Du scandale à la mobilisation citoyenne : la crise de la filière du veau à l’automne 1980 veau à l’automne 1980

INTRODUCTION DE LA PARTIE I

3. Du scandale à la mobilisation citoyenne : la crise de la filière du veau à l’automne 1980 veau à l’automne 1980

Si les différentes catégories professionnelles impliquées dans les fraudes sur les hormones s’adonnent tout d’abord à un « renvoi des responsabilités » entre éleveurs, pharmaciens et vétérinaire, elles ne s’enferment pas durablement dans ce jeu circulaire. Dans un élan simultané – sinon partagé – elles réorientent ce qui était jusqu’alors un débat franco-français vers une question européenne. Dès le mois d’août 1980, la presse se fait ainsi le relai d’un double réquisitoire : celui des éleveurs à l’encontre des divergences de réglementation entre les États membres de la CE, et celui des vétérinaires contre une législation nationale qu’ils considèrent irrationnelle.

a. Une insupportable distorsion de concurrence

En même temps qu’ils mettent en évidence les trafics d’hormones, les quotidiens français posent la question : « Pourquoi les éleveurs utilisent ces produits ? »92. Leur analyse souligne les dimensions supranationales d’un dossier complexe. Au-delà de l’industrialisation de l’élevage de veaux de boucherie, ils appellent à s’intéresser aux pratiques que les éleveurs mettent en œuvre dans les pays voisins. Ils montrent ainsi la diversité des réglementations au sein même de la Communauté européenne, au moment où celle-ci entreprend de libéraliser les échanges commerciaux.

Deux lois [...], une dizaine de décrets, d’arrêtés, [et le] Code de la Santé Publique forment en France l’arsenal le plus parfait des législations européennes pour préserver la santé du consommateur de viande. Certes, l’usage des œstrogènes comme ‘‘produit de gavage’’ est interdit dans tous les pays. Mais ailleurs, comme chez nous, les éleveurs enfreignent cette réglementation de base. Toutefois, il faut le dire, on exporte chez le voisin ce qu’on a de meilleur : les Hollandais gardent pour eux les ‘‘bêtes à l’œstrogène » et nous envoient celles qui sont indemnes de résidus ; nous agissons de même avec la RFA (laquelle nous fournit abondamment en hormones de synthèse)…93

Les éleveurs français sont en effet dans une situation difficile. Légalement, ils n’ont plus droit de recourir aux hormones depuis la loi Ceyrac de 1976, sauf dans un cadre thérapeutique. Dans le même temps, les producteurs de certains pays de la Communauté (Pays-Bas, Belgique) ont librement accès à tous types d’anabolisants et exportent de la viande produite à moindre coût sur le marché français. D’autres pays possèdent cependant une réglementation encore plus sévère, qui interdit toute forme de recours à ces produits (Italie, Espagne) mais appliquent des mesures d’embargo à leurs frontières, ce qui n’est d’ailleurs pas sans provoquer le mécontentement de leurs partenaires européens. Ainsi, les producteurs de veaux français sont à la fois concurrencés sur leur territoire par des viandes moins chères, et incapables d’écouler leurs stocks vers les pays voisins dont les politiques protègent leurs propres filières.

Chiffres à la clé, les éleveurs retournent l’accusation en se présentant comme les victimes d’une concurrence internationale que les dispositions réglementaires françaises ne leur permettent pas de relever :

Les législations sont différentes dans les divers pays de la CEE : ce qui est interdit en France est permis ou toléré aux Pays-Bas, en Belgique et en Allemagne. D’où une distorsion de concurrence insupportable pour les éleveurs français, quand on pense que l’administration d’œstrogènes fait gagner aux veaux sept à huit kilos en trois mois, soit une marge de 45 F. Ce qui n’est pas inintéressant [...]. Tout le monde se prononce pour l’application de la loi. Mais, insistent les éleveurs, à condition que cette loi soit la même pour tous. Ce qui revient à poser, à Bruxelles, la question de l’uniformisation des réglementations.94

Or, l’impossibilité réelle ou supposée d’élever des veaux sans recourir aux hormones conduit à s’interroger sur les fondements de la loi Ceyrac et sur sa légitimité. Puisque nos

93 [Archives Nationales, AN 19830017/16, Le Figaro, 13 août 1980] 94 [Archives Nationales, AN 19830017/16, Agrisept, 21 août 1980]

voisins européens autorisent les hormones, et puisqu’il est possible, en France, de les utiliser chez les animaux adultes dans certaines indications, y a-t-il un véritable risque pour le consommateur à consommer la viande des veaux traités ? Autrement dit, le constat des appréciations diverses dont témoignent les divergences réglementaires entre les pays européens invite à douter de la finalité sanitaire de leur interdiction. Si certains considèrent de les tolérer voire de les encourager dans les réglementations nationales, c’est sans doute qu’elles ne sont pas si préoccupantes pour la santé publique.

b. Une loi sans base scientifique donc injustifiée

Les vétérinaires se font fort d’éclaircir cette question. A ce titre, certains se revendiquent comme les spécialistes des hormones de croissance, les seuls susceptibles de considérer à la fois leur utilité pour les filières d’élevage et leur éventuelle dangerosité pour les consommateurs. Les vétérinaires, notamment les enseignants-chercheurs en poste dans les écoles vétérinaires, figurent au premier rang de ces experts autoproclamés. On peut citer le Professeur Cottereau, professeur de pathologie animale à l’école vétérinaire de Lyon, qui se fait analyste scientifique des dispositions de la loi Ceyrac.

L’utilisation des œstrogènes naturels n’est pas dangereuse : des études portant sur des animaux chez qui des œstrogènes naturels95 avaient été implantés ont prouvé qu’il n’y avait pas de résidus dans la viande si le traitement avait été arrêté quatre-vingt heures avant l’abattage. Il n’existe aucune mesure, indique en outre le Dr. Cottereau, entre le risque d’absorption occasionnelle d’un fragment de viande de veau pouvant receler des traces d’œstrogènes naturels, [...] et l’absorption quotidienne de pilule anticonceptionnelle contenant des œstrogènes artificiels. Il faudrait consommer dix kilos de viande de veau

par jour pour ingérer des doses d’un milligramme.96

Pourtant, le débat ne prend pas au sein de la communauté scientifique : aucun expert ne prend le contrepied des opinions empiriques exprimées par les vétérinaires. Soulignons d’ailleurs que ni les médecins ni les toxicologues ne s’insèrent alors dans la discussion (ce qui

95 Les discussions opposent les hormones « naturelles », c’est-à-dire chimiquement identiques à celles qu’on trouve naturellement chez les animaux, et les hormones artificielles dont la formule est issue de la recherche pharmacologique. Toutefois, les deux catégories d’hormones sont produites en laboratoire.

tranche nettement avec le développement ultérieur de l’expertise sur les hormones, comme on le verra dans le chapitre V.) Bien plutôt, les vétérinaires se font les traducteurs97 des connaissances scientifiques pour le public et pour les décideurs. Pourtant, leurs propos ne sont ne sont pas neutres : surpassant la pureté et l’objectivité supposées de la science, ils visent déjà à combattre les orientations politiques de la loi Ceyrac adoptée cinq ans plus tôt.

Cette loi a été votée rapidement. On ne s’est pas rendu compte des problèmes économiques et de santé qui nécessitaient l’utilisation des hormones dans certaines conditions d’élevage (notamment dans le cas des veaux élevés en batterie). [...] Absurde, économique, anti-scientifique, cette loi est difficilement applicable.98

A côté de ces vétérinaires-experts, certains de leurs confrères prennent part au débat en tant que responsables politiques. C’est le cas du Dr. Emile Bizet : ce vétérinaire, ancien résistant, est député RPR de la 2e circonscription de la Manche depuis 1962. Il est l’auteur d’une proposition de loi visant à autoriser l’utilisation d’hormones de croissance « naturelles » tout en conservant l’interdiction de celles qui présentent un risque avéré, comme le DES. Certains médias pointent aussitôt le conflit d’intérêts qui pourrait sous-tendre cette proposition99 ; mais d’autres analyses relèvent déjà dans quelle situation délicate se trouvent nombre de députés provinciaux :

S’il est une catégorie d’élus particulièrement embarrassée [...], c’est bien celle des parlementaires ruraux, écartelés entre le désir de protéger la santé des consommateurs et le souci de ne pas voir le revenu des éleveurs injustement pénalisé.100

Le scandale, dès lors, a acquis toute sa dimension subversive. Si les fraudes semblent si répandues, c’est finalement sans doute la loi qui est mauvaise : soit parce qu’elle induit des

97 On pense ici aux passeurs de savoirs décrits par Callon (1983) et dont les figures ont par la suite été précisés par la sociologie de la traduction.

98 [Pr. Cottereau, cité dans Le Progrès, 13 août 1980] Soulignons ici que le Pr. Cottereau est impliqué dans la représentation politique de la profession vétérinaire : il fut Président de l’Ordre National des Vétérinaires jusqu’à ce que l’ensemble du bureau de l’Ordre présente sa démission en octobre 1979 pour protester contre le droit octroyé aux pharmaciens de délivrer des médicaments vétérinaires.

99 Le Canard Enchaîné pointe ainsi : « Emile Bizet a un tout petit peu oublié, cependant, de dire deux mots de son fils. Ce jeune homme, vétérinaire comme papa, est spécialisé dans les implants d’hormones. Et il a fait sa thèse avec l’aide (désintéressée) des laboratoires Roussel, les mêmes qui fabriquent les hormones « naturelles » aussi bien que les artificielles – avec une prédilection pour les premières, nettement plus rentables. » [Le Canard enchaîné, 21 août 1980].

inégalités à l’échelle européenne, soit parce que ses orientations sont fondamentalement absurdes.

Ces considérations font poindre la perspective d’une réforme des procédures instituées par la voie d’une révision législative : autrement dit, le scandale est en train de prendre une autre portée. La proposition d’infléchir la loi Ceyrac par une analyse factuelle des données scientifiques n’est pas uniquement un plaidoyer pour la promotion des hormones de croissance. Elle révèle en fait le rattachement de ses porteurs à une conception moderne de la science comme garant de la légitimité et de la justesse des politiques publiques. En fait, les détracteurs de la loi Ceyrac plaident pour une législation déterminée (quasi) uniquement par l’évaluation scientifique des enjeux sanitaires, à l’exclusion de considérations sociales ou politiques notamment. En ce sens, dans la mesure où il conduit à remettre en cause le principe même d’élaboration législative, le scandale sur le veau aux hormones devient la base d’une crise institutionnelle. Celle-ci va connaître un épisode paroxystique lorsque l’association UFC Que Choisir appelle au boycott de la viande de veau en septembre 1980, témoignant d’une mobilisation générale des Français.

c. Scandale et censure : les ingrédients d’un boycott réussi

Après les révélations des trafics d’hormones relayées par la presse en août, le scandale du veau aux hormones acquiert une dimension nouvelle au mois de septembre. Le 7 septembre 1980, l’association UFC (Union fédérale des consommateurs) décide de répondre aux scandales en organisant à l’échelle nationale une vaste campagne de boycott de la viande de veau. Les 180 unions locales – ce qui représente plus de 30 000 adhérents – sont mobilisées pour l’impression et la distribution de tracts et le collage d’affiches appelant à renoncer à l’achat de la viande de veaux, « la plus polluée qui soit ». L’opération, à une époque où les Français n’ont pas l’habitude d’envisager le boycott pour marquer leur

désapprobation, rencontre un succès immédiat : en une semaine, les achats chutent entre 40 et 50%, et les ventes de veaux à Rungis ou sur les autres marchés aux bestiaux s’effondrent.

Par conséquent, les professionnels de la filière se tournent vers le ministère de l’Agriculture pour exiger la mise en œuvre de mesures d’urgence :

Le bureau de la chambre d’agriculture du Finistère réuni le 18 septembre 1980, ayant pris la connaissance de la chute catastrophique du prix de veau à la production, provoquée par un mot d’ordre lancé par l’union fédérale des consommateurs [...] qui entraîne une mévente à 70 % des animaux, avec comme conséquence rapidement inévitable la faillite des producteurs de veau et de leurs groupements, le chômage pour de nombreux salariés ainsi qu’une nouvelle réduction des revenus des producteurs de lait, [...] demande :

1) Le déblocage immédiat d’un crédit du format permettant une mise à l’intervention de toute la production de veaux présentée actuellement sur le marché [...]

2) La fermeture provisoire de nos frontières aux importations en provenance tant des pays tiers que de l’ensemble des pays de la CEE,

3) La modification de la loi Ceyrac en vue d’aboutir à l’unification des législations européennes relatives à la production.

[...] Il est certain que nos entreprises subiront des pertes, qu’elles n’ont encore jamais connues de leur existence. Il est encore trop tôt pour les chiffrer.101

Or, le ministère de l’agriculture va se rendre coupable d’une maladresse qui, au lieu de restaurer la confiance des consommateurs dans les filières d’élevage, aggrave la fracture entre les consommateurs et les producteurs. En effet, suite aux affaires de trafic d’hormones chez les veaux de boucherie, une journaliste, Patricia Marescot, de 50 millions de consommateurs102 se lance à la fin de l’été 1980 dans une enquête dédiée aux utilisations d’hormones, cette fois dans les élevages de bœufs charollais. Début septembre, son article intitulé « Ne suivez plus le bœuf » doit être publié en une du journal ; elle y révèle l’utilisation quasi systématique d’hormones ou d’antibiotiques pour « gonfler » les animaux. Mais le 12 septembre, veille de la parution de l’hebdomadaire, le directeur de 50 millions, Pierre Fauchon, qui dépend du ministère de la consommation en tant que directeur de l’INC, annonce à Patricia Marescot que son article, auquel il avait pourtant déjà donné son aval, ne

101 [AN 19830195/20, Telex du Préfet du Finistère au Ministre de l’Agriculture, retransmettant un Telex reçu de la chambre d’Agriculture, 19 septembre 1980]

102Ce mensuel, rédigé par l’Institut national de la consommation, est le concurrent direct de Que choisir ?, magazine affilié à l’UFC, à la différence près que l’UFC est une association indépendante tandis que l’INC dépend du ministère en charge de la consommation.

pourra pas être publié en l’état. Sur instruction du Ministre de l’agriculture, il effectue un certain nombre de modifications, et supprime les passages qui auraient pu mettre en cause l’administration.

Mme Marescot rédige alors une lettre de protestation à Pierre Fauchon et l’affaire est reprise par l’ensemble de la rédaction de 50 millions. Il est décidé de publier la version originale de l’article de Patricia Marescot, accompagnée d’explications concernant l’épisode de censure, ainsi que la lettre envoyée par la journaliste. Le journal titre ainsi :

Le ministre n’a pas aimé le bœuf aux hormones !

[...] Est-ce par souci de ne pas porter atteinte au moral des mangeurs de viande ? En tout cas, le directeur de l’Institut National de la Consommation, Pierre Fauchon, a décidé d’éteindre les pétards que ses journalistes venaient d’allumer. Sur instruction semble-t-il du Ministre de l’Agriculture lui-même, Pierre Méhaignerie, il vient de bloquer la fabrication du numéro et d’apporter à la version originale de l’article quelques petites modifications qui ne sont pas sans importance. Tout le personnel de l’INC a décidé de protester vigoureusement contre une mesure qui, on le devine « risque de nuire à la crédibilité du journal. » Cette affaire de censure ne va pas seulement relancer le scandale de la viande frelatée. Il pose le problème de l’information libre dans un journal chargé de l’information des consommateurs, mais placé sous la tutelle de l’État.103

L’intervention du cabinet de Pierre Méhaignerie relance l’affaire des hormones : s’y ajoutent désormais des soupçons de compromission104, encore aggravés par la censure médiatique. Mais, plutôt que de rediriger le mécontentement en direction des administratifs, l’épisode accroit encore le fossé entre les consommateurs et les producteurs de viande. Le boycott de la viande de veau est encore plus suivi au cours des mois de septembre et d’octobre 1980.

C’est dans ce contexte de tensions que survient l’événement qui permet aux acteurs – administratifs aussi bien que professionnels de l’élevage – de redéfinir la crise dans sa

103 [AN 19830017/17, 50 millions de consommateurs, 17 septembre 1980]

104 Les passages supprimés par Pierre Fauchon sous-entendaient que les administrations chargées de contrôler les oestrogènes dans la viande étaient elles-mêmes impliquées dans des arrangements avec les professionnels en

dimension « européenne ». En effet, l’Italie105, qui constitue le débouché principal de la filière du veau de boucherie, trouve dans le scandale français une occasion de fermer son marché aux exportations françaises. Si cette initiative est évidemment préjudiciable à la filière française de production de veau, elle permet d’apporter un nouveau souffle à ses acteurs, décrédibilisés dans l’opinion française. Finalement, les répercussions d’une crise « franco-française » aux frontières du territoire national permettent aux responsables politiques d’aller chercher à Bruxelles des solutions européennes.

4. Crise des institutions françaises, solutions par les institutions

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