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Crise des institutions françaises, solutions par les institutions européennes ? européennes ?

INTRODUCTION DE LA PARTIE I

4. Crise des institutions françaises, solutions par les institutions européennes ? européennes ?

A la fin septembre 1980, les politiques français cherchent à concilier la chèvre et le chou : ils s’efforcent de rassurer les consommateurs (afin, notamment, de limiter l’effondrement de la filière du veau) tout en tenant compte de ce que le bon sens scientifique tendrait à abroger la Loi Ceyrac. Confronté aux fraudes – plus de 220 affaires ont été confiées au parquet durant l’été 1980 – le Ministre veille avant tout à ne pas paraître laxiste à l’égard des professionnels qui s’en sont rendus coupables. Pourtant, la consultation des experts met directement en cause les fondements scientifiques de l’interdiction du recours aux hormones de croissance. En outre, la regrettable affaire de censure dont 50 millions de consommateurs a été l’objet, a en partie décrédibilisé la gestion politique de la crise. Dans ce contexte, la fermeture de la filière d’exportation du veau vers l’Italie, même si elle aggrave la situation des éleveurs français, apparaît comme une voie de sortie européenne pour une crise nationale.

105 L’Italie a connu, quelques mois plus tôt, son propre scandale lié à l’utilisation frauduleuse d’hormones en élevage : suite au signalement de développements des organes sexuels ultra-précoces chez les enfants de plusieurs régions italiennes, l’enquête diligentée par le ministère de la santé révéla que des « petits pots » pour bébés contenant du veau ou du poulet était vraisemblablement à l’origine de l’ingestion massive d’œstrogènes à l’origine de ces troubles. Une vingtaine de produits élaborés à partir de poulets et de veaux d’origine européenne, furent alors retirés du marché par précaution.

a. Une action domestique limitée aux mesures d’urgence

En premier lieu, le ministère de l’Agriculture renonce à modifier l’interdiction générale de toutes les hormones de croissance, prescrite par la loi Ceyrac. Même si les responsables administratifs reconnaissent qu’elle est sensée, la proposition de loi du député Emile Bizet fait long feu. Il s’agit surtout d’un problème d’agenda : avec le scandale du veau aux hormones, la susceptibilité des consommateurs est perçue comme trop vive pour qu’on infléchisse l’interdiction du recours aux hormones.

La polémique [...] se révèle être fondée sur des bases scientifiques pour le moins incertaines, c’est ce qui ressort aujourd’hui très clairement. Cependant la loi CEYRAC existe, elle interdit l’utilisation de tous les oestrogènes naturels ou artificiels et elle se doit d’être respectée. Il apparaît cependant que là n’est pas l’explication du phénomène sans précédent auquel nous venons d’assister dans l’opinion publique. [...] Malgré l’avis technique plus nuancé des scientifiques, il ne paraît pas opportun d’envisager aujourd’hui l’assouplissement de la législation française ni de prévoir un débat à l’assemblée sur la proposition de loi BIZET.106

Dans l’urgence, le Ministre de l’agriculture consent à mettre en place des mesures de soutien direct aux éleveurs. Des versements sont avancés pour moitié par les fonds de solidarité interprofessionnels de la viande et du lait, et pour l’autre moitié par des fonds débloqués par le gouvernement. Ces aides doivent s’appuyer sur un engagement des éleveurs à ne pas utiliser d’œstrogènes, au travers de la « Charte vitellaire » créée pour l’occasion.

Figure 5: La charte du veau, une « certification » par les autorités nationales d’un engagement privé pour la qualité et la sécurité des viandes107

Par ailleurs, les contrôles officiels visant à détecter l’utilisation frauduleuse d’hormones sont renforcés en abattoir, grâce notamment au progrès des tests utilisés, qui améliorent les résultats pour la recherche de DES. Enfin, comme la chute des ventes de viande de veau persiste en France, le dégagement du marché doit être assuré par des subventions à l’export, financées elles aussi par les interprofessions.

Mais, dans la mesure où l’évolution législative en France semble gelée, la question de l’action à moyen et à long termes se pose de façon aigüe. Dorénavant, il est nécessaire de prolonger le soutien d’urgence aux éleveurs de veaux menacés par la concurrence mondiale. Tout l’enjeu est alors de relancer la consommation de veau pour soutenir la filière, qui, privée du recours aux hormones de croissance ne peut soutenir la concurrence de viandes à bas coûts en provenance de pays où celles-ci sont autorisées.

b. Un différend commercial franco-italien arrivé à point nommé

Alertée par la crise française sur le « veau aux hormones », l’Italie décide à l’automne 1980 de faire appliquer aux viandes françaises qui arrivent sur son marché des contrôles renforcés, qui annihilent de facto les possibilités d’exportation vers ce pays. Cette difficulté supplémentaire mobilise aussitôt les représentants des professionnels de la filière :

Le blocage de la frontière italienne pénalise lourdement l’exploitation des abattoirs bretons. [...] Nous exportions jusqu’à cette semaine régulièrement 40 à 50 tonnes de jeunes bovins sur l’Italie. La production de jeunes bovins, très handicapée par les incohérences du marché, est vouée à disparaître rapidement de Bretagne. Il est urgent de rétablir un courant commercial sur l’Italie.108

Cette préoccupation des acteurs professionnels est reprise par les responsables administratifs et politiques français : puisqu’il n’est pas envisageable d’entreprendre en France de réforme législative sur la question des hormones, l’enjeu – et une possible solution – doivent être discutés à Bruxelles. Les mesures prises par l’Italie permettent à l’administration française de dénoncer, auprès des institutions européennes, ce qu’elle considère comme une restriction injustifiée au commerce intracommunautaire.

Monsieur le Président,

J’ai déjà attiré votre attention sur les difficultés rencontrées dans les exportations françaises de viande de veau vers l’Italie. Les nouvelles dispositions de contrôle sanitaire imposées par les autorités italiennes perturbent nos courants d’échanges depuis plusieurs semaines déjà. [...] Or, depuis le 1e décembre dernier, les autorités italiennes opèrent des contrôles systématiques par sondage sur les viandes françaises importées. Ces contrôles constituent manifestement une entrave aux échanges, d’autant plus grave qu’ils semblent ne pas être réalisés de façon identique à l’encontre des importations en provenance des autres pays de la communauté.

[...] Le dispositif mis en place en Italie entraîne un préjudice important pour les éleveurs français déjà affectés par les baisses de cours résultant des mesures de gestion adoptées par la Commission depuis un mois. [...] En attendant la levée des dispositions italiennes actuelles, je vous demande de prévoir le rétablissement de l’intervention sur les quartiers avant de viande bovine109.

En sollicitant ainsi la Commission européenne, le ministère de l’Agriculture français initie une chaîne de transfert des responsabilités entre les échelons de décision politique qui

108 [AN 19830195/20, TELEX de B. Salomon, Président du Directoire de la Société Salomon-Guingamp à l’attention de M. Drege, Cabinet du Ministre de l’Agriculture, 3 décembre 1980]

caractérisent désormais la prise de décisions politiques au niveau européen. En quelque sorte, c’est à cause des insuffisances de « Bruxelles » à imposer une politique commune sur les hormones que les éleveurs français sont « forcés » de recourir aux hormones pour échapper à une concurrence insupportable. Les institutions nationales, pas plus que les éleveurs eux-mêmes, ne peuvent rien contre la multiplication des fraudes. D’un autre côté, la mise à l’agenda communautaire du problème des hormones n’est pas simplement un moyen de reporter à Bruxelles la responsabilité dans la situation contemporaine. Pour les responsables politiques et administratifs français, qui portent cette perspective de réforme, c’est aussi une façon de s’assurer la maîtrise du processus législatif en proposant, pour les textes européens, les orientations les plus adaptées au contexte national.

c. Embarquer les institutions européennes dans une harmonisation législative

Le boycott organisé en France avait, bien sûr, déjà attiré l’attention des institutions européennes. La France avait notamment entamé, dès la fin septembre 1980, les procédures prévues par le Conseil pour apporter une aide immédiate aux éleveurs grâce à la mise à l’intervention110, décidée au niveau communautaire.

Le ministre Paul Méhaignerie avait saisi cette occasion pour plaider, auprès de ses homologues européens, l’harmonisation européenne, en conformité avec les dispositions sans nuances de la loi Ceyrac à l’œuvre dans le contexte français.

Au plan communautaire, les Ministres de l’Agriculture, réunis à Bruxelles hier, se sont rangés à notre demande d’accélérer l’harmonisation des législations sanitaires en matière d’élevage. A l’image de notre législation française actuelle, l’usage de tous les œstrogènes sera interdit dans la CEE.111

110 Les procédures d’intervention, très utilisées jusqu’aux années 1990, constituent une méthode de garantie des prix minimum, en organisant le rachat des marchandises non écoulées par la Communauté elle-même (Fouilleux, 2003).

Or, au début des années, c’est à la Commission européenne, qu’incombe l’essentiel des compétences législatives dans le domaine agricole (Ollivier, 2013). Autrement dit, c’est à la Commission de préparer, le cas échéant, une proposition de législation commune sur les hormones. A l’issue du Conseil des Ministres de l’Agriculture du 30 septembre 1980, la Commission est donc chargée de « soumettre d’urgence des propositions relatives aux substances à effet hormonal utilisées dans la production animale. » 112 La proposition – il s’agit initialement d’une proposition de Règlement – est soumise au Conseil seulement un mois plus tard. Cette première version prévoit, comme dans la loi Ceyrac, l’interdiction totale des hormones, sauf lorsqu’elles sont administrées dans un cadre thérapeutique, et par un vétérinaire.

Cette proposition est loin de faire l’unanimité entre les institutions européennes, ni même au sein de chacune d’elles. D’un côté, le Parlement européen113propose d’aller plus loin, en élargissant l’interdiction à tous les promoteurs de croissance, hormonaux ou non. Mais les Ministres des différents États de la Communauté expriment pour leur part des avis contrastés : l’Italie affiche ainsi une rigueur absolue, tandis que le Royaume-Uni et l’Irlande, alors utilisateurs d’hormones de croissance, estiment que la mise en pratique de l’interdiction sera trop délicate. En outre, plusieurs pays, dont la législation domestique est tolérante à l’égard des hormones (Pays-Bas, Belgique, qui autorisent certaines hormones de croissance) s’opposent à la date d’entrée en vigueur du Règlement, prévue au 1e janvier 1981.

112 [Commission des communautés européennes, COM(80) 614 final, 31 octobre 1980]

113 Il convient de souligner une fracture interne au Parlement sur la question des hormones. C’est en effet la commission de l’Agriculture qui avait initialement été saisie, mais la commission sur l’Environnement et la Santé Publique et la protection des consommateurs a également rédigé son propre avis, dans lequel on peut lire : « Le choix de la commission de l’Agriculture témoigne d’une volonté de subordonner [l]es considérations [qualité de la viande, protection du consommateur] fondamentales à des impératifs d’ordre économique et de production. Voilà qui est proprement inacceptable pour d’évidentes raisons de principe. » [Parlement européen, documents de séance, Document 1-840/80, Rapport Nielsen du Parlement européen, 9 février 1981] Finalement, le Parlement a intégré les demandes de la commission sur l’environnement, la santé publique et la protection des consommateurs à l’avis de la commission sur l’agriculture.

Si les négociations qui s’ouvrent dans les instances communautaires à l’automne 1980 s’annoncent délicates, elles n’en constituent pas moins le début d’une entreprise d’élaboration législative européenne pour harmoniser les réglementations nationales vis-à-vis des hormones. Celle-ci aboutira, non à un règlement, mais à une directive (Directive 81/602/CE) qui avalise un socle minimal de convergence communautaire sur la question.

Dans la section suivante, nous montrons que la requête française en faveur d’une harmonisation européenne sur les hormones fait chou blanc dans le climat qui entoure le processus de construction européenne du début des années 1980 : chaque Etat préfère le statu quo qui leur confère la liberté d’élaborer leur propre législation du médicament vétérinaire, plutôt que de consentir un compromis en vue de l’harmonisation. Même s’il faut en passer par une zizanie interinstitutionnelle et des conflits commerciaux. Pourtant, au-delà des rapports de force entre les institutions, la directive de 1981 jette malgré tout la base d’une harmonisation plus poussée qui s’inscrira, dans la seconde moitié des années 1980, dans la concrétisation du marché unique.

Section C : 1981 – 1988 : Comment la réalisation du marché unique a bouté les hormones hors d’Europe

Le cas français de la mobilisation contre l’utilisation d’hormones de croissance pour l’élevage des veaux, en 1980, conduit à la mise en accusation des orientations productivistes de l’agriculture. Cette contestation débouche sur une crise institutionnelle à l’encontre de la législation française, qu’il semble impossible de mettre en œuvre dans le contexte de l’intégration européenne inachevée (concurrence commerciale sans harmonisation législative.) L’impasse d’une telle situation est bien intégrée dans le raisonnement des responsables administratifs et politiques français (notamment), qui se tournent vers les institutions européennes pour y revendiquer les réformes attendues par les consommateurs français.

Pourtant, le projet d’une législation commune doit être redimensionné à la baisse en raison des réticences qu’expriment les différents acteurs européens114. Nous verrons dans le premier paragraphe de cette section que l’harmonisation communautaire échoue, faute de volonté politique à concrétiser le projet d’une Europe commerciale : les États dont la législation interdit tout recours aux hormones de croissance utilisent les barrières commerciales aux importations de viandes, ce qui leur permet, bon an mal an, de protéger leurs éleveurs d’une concurrence européenne trop vive. Ceux qui, au contraire, militent pour une autorisation contrôlée se tournent vers d’autres marchés, extra-européens (Amérique du Nord notamment), utilisateurs d’hormones, ou tolérants à leur égard. Puis, dans un second paragraphe, nous mettons en évidence le changement qui survient au milieu des années 1980. Au moment où l’Acte Unique de 1986 revitalise le projet du marché unique, la convergence des réglementations sur les hormones apparaît plus légitime, voire absolument nécessaire. Cependant, la teneur d’une telle réglementation commune ne coule pas de source pour autant : s’ouvre alors une période de négociations interinstitutionnelles difficiles, et même judiciarisées. Ces circonstances constituent ainsi un terreau fertile pour la contestation portée par les États-Unis d'Amérique et le Canada devant le GATT à partir de 1986.

1. La directive 81/602/CE : priorité aux intérêts économiques

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