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Chapitre 2 Ancrage théorique

2.1 Anthropologie, science et santé mentale

2.1.2 Savoir et pouvoir

La section précédente a mis l'accent sur l'objet - la santé/maladie mentale - et la manière de le conceptualiser d'un point de vue théorique. Les concepts de savoir et pouvoir permettent, quant à eux, une réflexion sur les processus de hiérarchisation des savoirs et pratiques liés à la santé mentale, où la biomédecine a souvent primauté.

Le concept de « savoir » est ici problématisé en regard du pouvoir inhérent qui le connote plutôt que comme le reflet de connaissances objectives. Laplante soutient que pour une véritable considération des effets de pouvoir, plutôt que d'analyser les « savoirs » en fonction de leur degré de vérité, ceux-ci doivent être entrevus comme des discours et des

pratiques qui ont le « pouvoir de dire et le pouvoir d'agir sur l'action des autres à un certain moment dans un certain contexte » (2004 : 5). La notion de culture, au cœur de ma conceptualisation de la santé mentale, doit donc inclure la dimension du pouvoir qui implique que plusieurs « savoirs » convergent, se superposent ou s'éliminent en fonction de la position occupée par leurs détenteurs dans l'espace social. Les savoirs sur la santé mentale et les pratiques qui lui sont associées forment un processus « intertextuel » où tous les « textes » sur la santé mentale ne s'équivalent pas puisque n'ayant pas le même pouvoir (Kirmayer 2006).

Good (1994) apporte aussi un élément pertinent à l'analyse du savoir sous l'angle du pouvoir. L'auteur maintient que la notion de « savoir » est souvent employée pour distinguer les savoirs plus « puissants », généralement occidentaux, puisque les autres savoirs sont plutôt désignés par leur parent pauvre, la croyance, généralement non- occidentale. Dans une telle relation de pouvoir ayant pour leitmotiv « nous savons, ils croient», la propension de la science (psychiatrie et psychologie biomédicale) à se définir comme objective, naturelle et neutre fait en sorte qu'elle s'accapare le monopole du terme savoir. Les termes savoir et croyance marquent donc la frontière entre le savoir scientifique et les autres savoirs désignés souvent comme «populaires» (Good 1994: 39). Cette frontière entre la connaissance scientifique et « l'ignorance » est consolidée par la superposition des notions de « modernité » et de « tradition ».

L'approche critique en anthropologie médicale a largement dénoncé la tendance hégémonique et ethnocentrique de la biomédecine sous-jacente à ces distinctions entre savoir et croyance. Cette tendance découle à la fois de rapports de forces économiques, structurels et politiques inégalitaires que de rapports de pouvoir symbolique, qui seront discutés dans la prochaine section de ce chapitre (Baer etal. 2003; Lock et Scheper-Hughes 1996; Young 1982)43.

43 Plus largement, l'anthropologie médicale critique s'est d'abord développée comme une critique de ce qui se

faisait en anthropologie médicale. En plus d'interroger l'anthropologie interprétative sur la faible attention qu'elle donne aux rapports de pouvoir dans la construction du discours sur la santé/maladie, ses initiateurs, s'inspirant de théories néo-marxistes, ont principalement ramené à l'avant scène la nécessité d'une réflexion sur la manière dont les forces politiques et économiques, globales et locales, sont inscrites dans les conditions de santé et les institutions médicales locales. La santé est donc principalement théorisée

On a cependant reproché à l'anthropologie médicale critique de se tenir systématiquement en porte-à-faux avec la biomédecine alors que plusieurs prônent la nécessité d'une approche interdisciplinaire (Corin et Bibeau 2006; Kleinman 1995; Good 1994). Young (2008) avance cependant que, dans les dernières années, l'anthropologie a adouci sa critique de la psychiatrie en constatant notamment l'hétérogénéité des disciplines psychiatriques et psychologiques et leur utilisation différenciée entre les acteurs. L'auteur mentionne aussi à ce sujet que la reconnaissance des effets de pouvoir de la biomédecine, de la psychiatrie et de la psychologie ne doit pas viser à épouser de nouveau les rhétoriques antipsychiatriques des années 1960 car ce serait négliger les contributions appréciables de cette discipline à la réduction de la détresse. Néanmoins, cette position ne doit pas voiler celle de Good (1994) qui rappelle que la distinction entre les savoirs et les croyances traverse encore la science et les disciplines connexes. En outre, si la place des visées empiristes en anthropologie a été revue (notamment avec les critiques de l'ethnographie et de l'écriture ethnographique des années 1980 dont il a été question auparavant dans le chapitre), la distinction entre « savoirs » et « croyances » demeure, particulièrement dans le champ de l'anthropologie de la santé; lieu privilégié du débat nature/culture et de la confrontation avec les sciences naturelles.

Ces positions sont représentatives d'une ambiguïté, toujours présente dans l'étude du champ de la santé en anthropologie, entre le fait de dénoncer les tendances hégémoniques de certains savoirs et leur charge autoritaire en comparaison à d'autres formes de savoirs, et le fait de dévoiler les rapports de pouvoir qui empêchent certains groupes de bénéficier de soins et de technologies biomédicales grandement utiles (Adams et al. 2008). Bien qu'un pan de mon analyse porte sur les possibilités d'appropriation inégales de « savoirs » qui circulent internationalement sur la santé mentale, l'objectif n'est pas de douter de la pertinence de la psychiatrie ou de la psychologie dans le contexte de mon terrain de recherche, ou des apports substantiels que ces disciplines présentent pour les personnes qui vivent différentes formes de détresse. Tel que mentionné par Halliburton: « whether

dans une perspective d'économie-politique, résultant et manifestant les inégalités (écarts sociaux), les pratiques gouvernementales (forces d'inclusion ou d'exclusion de certains groupes) et les rapports de pouvoir. Pour des exemples de travaux en anthropologie médicale critique voir, Baer et al. 2003; Lock et Kaufert 1998; Lock et Scheper-Hughes 1996; Morsy 1996; Scheper-Hughes 1992.

universal categories [of psychopathology] are valid or whether it is possible to attain freedom from context is either indeterminate or a matter of faith » (2005 : 113). Plutôt que de questionner la validité des savoirs adoptés et transmis par les intervenants dans les ONG de Mumbai, je me penche sur les processus qui conduisent au choix de certains savoirs et pratiques plutôt que d'autres.