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Les organisations non-gouvernementales et leurs rapports aux acteurs du champ de la santé mentale

4.2 Les rapports économiques et structurels inégalitaires

4.2.2 Affiliations à des organismes internationau

Pour trois des ONG présentées en début de chapitre, l'affiliation à des organismes en santé mentale d'échelle internationale constitue une stratégie pour accroître leur niveau de reconnaissance et de crédibilité qui implique, en contrepartie, de s'inscrire dans d'autres rapports de forces inégalitaires. L'ONG Sujata possède une structure autonome et ne reçoit pas de fonds de l'organisation étatsunienne à laquelle elle est affiliée; la responsable s'en considère en effet relativement indépendante sur d'autres plans : « we work on a différent way, different methodologies because our cultures are different » (Entrevue 12). L'affiliation de Deepak et de Swati à un même organisme international est, quant à elle, plus engageante. Être membre de celui-ci implique de payer des frais annuels en échange desquels l'organisme fournit de l'aide logistique (matériel de sensibilisation - affiches, dépliants - guides de formation des bénévoles, formateurs, etc.) et organise des rencontres annuelles internationales et nationales. Selon un intervenant de Deepak, malgré les coûts, devenir membre d'un organisme international est considérablement important puisque

l'organisation locale indienne obtient dès lors une plus grande crédibilité. L'intervenant ajoute que la promotion d'une organisation locale se fait alors sur une plus grande échelle et que le fait d'être lié à un organisme déjà bien implanté augmente d'autant plus son rayonnement. À son avis, les médias accordent davantage d'attention à une ONG locale affiliée à un organisme international en santé mentale, surtout lorsque celui-ci, dans le cas de l'organisme chapeautant Deepak, est officiellement reconnu par les Nations Unies et l'OMS. Finalement, d'autres intervenants de Deepak croient que le fait de s'appuyer sur une formation pour les bénévoles mondialement reconnue et utilisée favorise une certaine cohérence et légitime la compétence acquise par les bénévoles (Entrevue 13 A).

Les intervenants de Deepak entrevoient toutefois des obstacles financiers à leur affiliation, les frais d'enregistrement étant très élevés par rapport à leur moyens. Les intervenants se sont considérés chanceux depuis les deux dernières années car, comme l'instance internationale était en processus de restructuration, ces frais n'ont pas été prélevés. Ils ne savent pas cependant s'ils pourront conserver leur affiliation lorsque ceux-ci recommenceront à être perçus. De plus, les frais des rencontres annuelles doivent être assumés par chaque organisation locale et les intervenants de Deepak évaluent qu'aucune organisation indienne n'a les moyens d'assumer les coûts d'une formation à l'étranger. Au mieux, certains intervenants pourraient envisager d'assister à la rencontre annuelle nationale mais ils n'en ont jamais eu l'occasion, faute de moyens financiers. L'ONG internationale propose aussi d'envoyer des formateurs pour les nouvelles organisations membres mais la situation est similaire dans ce contexte : la formation étant aux frais de l'organisation locale, Deepak n'a pas les moyens de faire venir un formateur étranger87. Du côté de Swati, la

situation est un peu différente. L'organisation (fondée vers la fin des années 1960) est la première filiale indienne de l'organisme international en question et sa directrice a eu l'occasion d'aller en Angleterre et aux États-Unis durant les années 1990 pour recevoir une formation sur l'implantation d'une ligne de soutien téléphonique pour les personnes suicidaires et autres personnes en détresse. Pour la directrice, les organisations rencontrées à l'étranger représentent un modèle de réussite; toutefois, dans une certaine mesure, leurs

qualités lui remémorent plus vivement les difficultés financières éprouvées par les organisations indiennes qui limitent leur développement :

Like, I have been to USA and to UK... So there, there are therapy sessions, these day care centers, very, very managed, it's like a proper regular.. .The day care has it's own cafeteria [rires] where the people can keep on sitting the whole day if they want, they can smoke the whole day if they want over there and they have a little kitchenette, you know where they can drink there! These sorts of things happen [...]. Place is a very very...I never, since I've joined Swati, I have always had a residential facility but it is so...very expensive. And a, there is no incoming money...nobody is going to really earn and everything has to be done on donations. Donations mean to get a place, but it costs lakhs...

Entrevue 1 On peut donc voir que pour les organisations membres d'instances internationales, leur affiliation est perçue comme une stratégie avantageuse car ils se trouvent intégrés à une structure qui a des ramifications mondiales et qui en est d'autant plus reconnue. La volonté de certaines ONG locales de former leur membre sur la base de modèles élaborés par des organismes internationaux se fonde également sur le pouvoir symbolique que ces derniers revêtent. Malgré le fait que seules trois des ONG entretenaient des liens tangibles avec des instances internationales - les possibilités d'adhésion et de participation à celles-ci étant limitées pour toutes les raisons exposées précédemment - l'influence du pouvoir symbolique des instances internationales sur la production du savoir public en santé mentale est à considérer pour l'ensemble des ONG locales. En effet, le statut d'importance ou le pouvoir symbolique accordé aux organisations internationales par les différents acteurs impliqués en santé mentale en Inde conduit les ONG à construire leurs programmes de sensibilisation en concordance avec les « standards internationaux » que représentent ces organismes internationaux (Briggs 2003; Wilce 2004; Bourdieu 2001).

4.3 Conclusion

La production d'un savoir public sur la santé mentale par les ONG se construit donc dans le contexte d'un certain nombre de structures de pouvoir et de contraintes économiques qui en découlent. La lourdeur de l'appareil bureaucratique gouvernemental, le fait que des donateurs privés privilégient certains champs d'intervention plus que d'autres ainsi que la faible attention accordée à la santé mentale par rapport à d'autres problématiques sociales

réduisent les possibilités de financement pour les organisations. Cela se traduit par une précarité continuelle des éléments de fonctionnement fondamentaux des organisations et par une profonde instabilité des initiatives et projets de sensibilisation entrepris par les ONG. Plusieurs stratégies sont développées pour répondre à ces problèmes. Dans un cas, les organisations se tournent vers les bailleurs de fonds privés dans l'objectif d'obtenir des fonds considérablement plus substantiels que du côté de l'État et de manière plus efficace, mais ils doivent alors s'ajuster aux conditions et inclinations de ces fondations par l'adoption d'une approche plus « professionnelle » qui consiste, entre autres, à standardiser le type d'activité offertes ou à favoriser les activités dont les retombées peuvent être « mesurés » (nombre élevé de participants à une activité par exemple). Dans un deuxième temps, les ONG s'affilient à des instances internationales qui améliorent leur statut et leur niveau de crédibilité tout en les rendant redevables de ces liens. Les initiatives de sensibilisation semblent donc toujours être construites dans cette tension, et surtout, dans cette profonde imbrication entre la volonté des intervenants de transmettre un message sur la santé mentale et les conditions posées par les structures dans lesquelles ils s'insèrent. En plus des rapports de forces économiques et structurels qui unissent les ONG locales aux différents acteurs impliqués dans le champ de la santé mentale, le pouvoir symbolique des instances transnationales, telles que l'OMS, n'est pas négligeable, d'autant plus dans un contexte où celles-ci influencent fortement les orientations politiques du gouvernement indien en santé mentale (cf. chapitre 1). Le présent chapitre a principalement mis l'accent sur la nature de l'espace inégal partagé par les organisations locales, l'État, les organismes subventionnaires et les instances transnationales, qui construit les possibilités de production du savoir public sur la santé mentale de même que la forme et la nature de celui-ci. Dans cette foulée, les deux prochains chapitres seront principalement axés sur la nature de ce savoir public et sur ce qu'il nous indique à propos de l'appropriation des savoirs et des modèles autoritaires et dominants en santé mentale par les intervenants.

Chapitre 5