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Biomédecine, modernité et développement

5.1 Les discours de sensibilisation

5.1.1 Définitions de la santé mentale

Les définitions de la santé et de la maladie mentale sont des éléments fondamentaux à considérer pour analyser le rapport des intervenants au savoir autoritaire, la manière dont ils

le transmettent dans leur propre construction d'un savoir public et le sens spécifique que prend celui-ci dans le contexte de l'intervention en santé mentale à Mumbai. On peut se rappeler que selon la définition de l'OMS (2008 :1), la santé mentale consiste en un état de complet bien-être physique, mental et social qui va au-delà de la simple absence de maladie ou d'infirmité. Tel que ce fut mentionné dans le chapitre 1 (contexte), cette définition est présentée comme une approche positive devant former le socle sur lequel repose toute construction d'un savoir public en santé mentale à travers le monde. Cette perspective n'empêche pas l'OMS d'établir la liste de toutes les maladies psychiques pouvant exister selon des catégories « universelles » de classification des maladies (Audisio 2001 : 267; voir aussi le chapitre 1). Plusieurs ONG adoptent une définition du même type que celle proposée par l'OMS, néanmoins des variantes considérables s'observent, tant entre les définitions officielles de chacune des ONG qu'entre les points de vue de chaque intervenant. Ainsi, les ONG Ramesh et Rani semblent accorder une importance significative à cette approche « positive » de la santé mentale mais selon deux axes diamétralement opposés alors que Sujata met l'accent sur la nosographie psychiatrique des troubles de santé mentale telle que celle du DSM-IV ou celle du ICD-1088.

La première ONG nommée, Ramesh, adopte textuellement la définition de la santé mentale de l'OMS dans toute sa documentation et traduit cette orientation par des pratiques de sensibilisation visant explicitement l'état de bien-être général de tout individu et ses habilités fondamentales - ou « life-skills », pour utiliser le terme employé par la coordonnatrice des programmes de sensibilisation (Entrevue 11)9. La deuxième

organisation, Rani, adopte également une approche positive de la santé mentale mais à partir de prémisses différentes. Se décrivant comme une organisation plus radicale, elle

88 Le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM-IV), produit par l'Association américaine

de psychiatrie (APA), et le International Classification of Diseases (ICD-10) sont les principaux outils de classification des troubles de santé mentale utilisés à l'échelle internationale. Le ICD-10 constitue la référence adoptée par l'OMS et n'est pas exclusif aux troubles de santé mentale, il répertorie l'ensemble des maladies existantes, leur diagnostic, leur prévalence, etc. (OMS, http://www.who.int/fr/).

89 Parmi les activités conçues par l'ONG pour développer les « life-skills » liés à la santé mentale, on retrouve

des sessions destinées à des parents appartenant à des classes économiques moyenne et élevée sur les modes d'ajustement aux nouvelles pratiques et préoccupations de leurs adolescents, comme le fait de parler plus ouvertement de sexualité. Du même ordre, une activité de grande envergure (2 000 jeunes participants accompagnés de leurs parents) est aussi organisée pour aider les jeunes dans leur choix de carrière, durant laquelle des personnalités publiques viennent parler des obstacles et défis qu'ils sont parvenus à surmonter au cours de leur cheminement.

fonde ses programmes sur une perspective critique à l'égard des bases psychiatriques et médicales définissant la santé mentale. Elle questionne l'intégration de la sensibilisation à la santé mentale dans la santé publique puisqu'elle considère que la santé mentale a également des dimensions sociales, politiques et genrées. Une intervenante interrogée mentionnait à ce sujet qu'au lieu d'insister sur l'éducation aux différents diagnostics psychiatriques lors de la communication d'information en santé mentale, l'organisation tentait de mettre en évidence les inégalités de genre et les piètres conditions sociales et économiques dans lesquelles vivent une large partie de la population indienne et qui peuvent conduire à une dégradation de la santé mentale. Sujata, la troisième organisation mentionnée dans le paragraphe précédent, semble s'inscrire dans la tendance opposée et plaide pour une plus grande acceptation de l'expertise psychiatrique et de ses modes de traitement. La coordonnatrice mentionnait que les « psychiatrists are not the ennemies of the patients » en critiquant la position adoptée par Rani (Entrevue avec la coordonnatrice, Sujata). Si Sujata s'affiche davantage comme une organisation militant pour une plus grande reconnaissance de l'expertise psychiatrique, la perspective plus critique de Rani est loin de refléter, en revanche, la tendance dominante de l'ensemble des organisations sur ces thèmes.

L'orientation « officielle » de chaque organisation est donc variable et difficile à cerner précisément, car elle s'imbrique dans l'ensemble de leurs perspectives sur différents aspects de la santé mentale. L'objectif, par ailleurs, n'est pas de décrire la position formelle de chaque organisation mais plutôt de s'attarder sur les conceptualisations que les intervenants se font de la notion de santé mentale. En ce qui les concerne, les entrevues réalisées portent à croire que l'approche positive de la « santé » mentale (OMS) était peut-être moins importante dans leur production du savoir public que l'éducation aux « troubles de santé mentale » tels que définis dans les nosographies psychiatriques (DSM-IV; ICD-10). Bien qu'elle se distingue de la définition privilégiée par l'OMS, l'approche de sensibilisation axée sur les troubles de santé mentale n'est cependant pas contradictoire avec les principes de sensibilisation proposés par l'instance transnationale, parmi lesquels un nombre important porte tout de même sur l'éducation du public aux différents troubles. Néanmoins, nous verrons que dans le contexte observé pour cette recherche, l'accent des intervenants sur la nosographie psychiatrique est singulier pour plusieurs raisons.

En plus de baser grandement leurs programmes de sensibilisation sur la présentation des diagnostics psychiatriques, la grande majorité des intervenants interrogés insistaient sur la prégnance des facteurs biologiques dans le développement de troubles de santé mentale (Entrevue 10). Par exemple, alors que plusieurs sections des programmes de l'OMS concernant les femmes mettent l'accent sur les conditions sociales et économiques plaçant celles-ci à risque de développer certains troubles, plusieurs organisations de Mumbai insistaient plutôt sur les transformations hormonales et la constitution biologique inhérente des femmes pouvant les rendre plus vulnérables à des instabilités émotionnelles.

Even if you talk about world wide statistics, it shows that women are more vulnerable. [...] It's not something in a lady's hand to become mentally ill or emotionally disturbed, it's to do with her chemical composition, it's to do with her hormonal balances or imbalances. [...] So there has to be awareness that because these variable changes occur with women, that's why they are more vulnerable for mental illnesses and emotional disturbances.

Entrevue 2 Dans cet extrait d'entrevue, les femmes sont considérées comme plus à même de développer des troubles de santé mentale en raison de leur constitution biologique générale et, principalement, en raison de leur cycle reproductif. Plusieurs programmes de sensibilisation dédiés aux femmes sont orientés en ce sens tels que celui que l'ONG Joy tentait d'implanter dans les « maternity homes » durant mon séjour (cf. chapitre 4). L'élaboration des formations destinées au personnel de ces installations devait s'appuyer sur les impressions des participants quant aux problèmes de santé mentale les plus récurrents chez les femmes hébergées, mais les intervenantes responsables de la création du programme avaient préalablement établi que la majeure partie du contenu porterait sur les conséquences des transformations hormonales sur la santé mentale des femmes (Entrevue 6).

D'autres intervenants mentionnaient aussi explicitement l'importance d'introduire une dimension à la fois médicale et biologique dans la communication d'information sur la santé mentale comme l'indique cet extrait :

We could divide it [la sensibilisation] into 2 or 3 paths...one which is focusing primarily on the immediate symptoms that need to be recognized. Given in a very

concrete manner, just like we would do for physical illnesses. Bringing it in a very very concrete manner that if for 2 weeks and more you have been crying, you need to check with a doctor to see if maybe you are depressed. The second part of awareness would be to talk about the philosophy behind why we recognize it as a problem. [...] I mean, if you are just going on crying, maybe there is a biological thing, a chemical imbalance that is there and it can be changed with medication. [...] So one is presenting the symptoms in a very concrete manner as your medical conditions and the other is the philosophy of having to look at it in terms of change and you know, paradigm difference.

Entrevue 3 Comme mentionné précédemment, l'objectif ici n'est pas de se questionner sur les multiples définitions existantes de la santé mentale mais plutôt d'analyser le sens que prend le fait de souligner les bases biologiques et psychiatriques de la santé mentale dans la production d'un savoir public pour les acteurs rencontrés. Il y a donc lieu de rappeler que la majorité des intervenants rencontrés détiennent une formation en psychologie ou en « medical psychiatrie social work » et que plusieurs psychiatres travaillent (à temps partiel pour la plupart) au service des organisations. Étant souvent originaires de Mumbai, la majorité ont reçu leur formation des mêmes établissements (S.N.D.T. Women's University, Mumbai University, Tata Institute of Social Science (TISS), Nirmala Niketan College, etc.), ce qui peut offrir des pistes d'explication quant à leur approche de la santé mentale . Jain et Jadhav (2009), dont les recherches portent sur les initiatives en santé mentale communautaire dans le nord de l'Inde, estiment que les formations offertes dans ces domaines sont très axées sur la psychiatrie et la biomédecine et sont calquées sur des formations essentiellement constituées en Occident : « the knowledge base of mental health and training priorities are largely determined in Euro-American contexts, while local training is often watered-down version of western psychiatry, which lacks grounding in social and cultural concerns » (Jain et Jadhav 2009 : 71). Une des psychologues rencontrées mentionnait également, dans cette lignée, que mis à part les formations offertes par des « collèges » qui appartiennent à des traditions plus « sociales » tels que Nirmala Niketan et TISS, les départements de psychologie et de psychiatrie sont très peu orientés vers la

90 Les lieux de formations en psychologie et, dans une moindre mesure, en « medical psychiatrie social

work », sont relativement restreints à Mumbai. Mumbai University et S.N.D.T. Women's University sont les principales institutions offrant des programmes d'études supérieures en psychologie clinique et TISS, en « medical psychiatrie social work ». D'autres programmes sont aussi offert dans les « Teaching hospitals » municipaux (Joshi 2005 : 130).

sensibilisation et les dimensions plus sociales, culturelles et politiques de la santé mentale (Entrevue 3 et 10). Notons toutefois que les intervenants privilégient la mise en place de partenariats avec les institutions dont les approches de la santé mentale sont considérées comme moins psychiatriques et biomédicales et s'affranchissent ainsi, en quelque sorte, de leur formation initiale reçue d'établissements dont l'approche serait plus « médicale »". La tendance que manifestent certains intervenants à souligner les bases biologiques et psychiatriques de la santé mentale dans la production d'un savoir public ne peut donc s'expliquer uniquement comme étant la suite logique de leur formation scolaire, puisque ceux-ci s'en écartent parfois et explorent d'autres avenues. Celles-ci seront discutées dans le chapitre 6. Cette digression sur la formation des intervenants permet de suggérer que l'insistance sur les fondements biologiques et psychiatriques de la santé mentale représente plus que le reflet de la trajectoire scolaire et se dessine plutôt comme un enjeu, que les intervenants défendent de façon ponctuelle et circonstancielle.

Cette approche plus « médicale » choisie par les intervenants peut servir, entre autres, à contrer 1' « ignorance » que ces derniers perçoivent dans la population au sujet de la santé mentale et qui, selon certains d'entre eux, explique le fait que si peu d'initiatives de sensibilisation existent en Inde. À ce titre, lorsque j'ai demandé à une intervenante quelles étaient les raisons pour lesquelles elle jugeait que les programmes de sensibilisation en santé mentale étaient peu nombreux et peu efficaces en Inde, celle-ci a répondu que c'était principalement parce que la population n'avait pas conscience du problème : « the recognition of mental illnesses is so delayed; [...] it is not there in the society » (Entrevue 6). Elle déplorait également le fait que beaucoup de personnes n'entrevoient pas les troubles de santé mentale comme « issues that can be worked on », mais les perçoivent plutôt comme « a way of life ». Les propos de cette autre intervenante expriment également la position partagée par la majorité des intervenants : « I believe that mental health, as a concept, is still not installed in India. There are facilities for schizos, autists, etc. but as a

91 Plusieurs ONG rencontrées entretenaient en effet des liens avec les collèges susnommés. Des étudiants sont

par exemple envoyés faire des stages dans les ONG alors que celles-ci reçoivent parfois des fonds ou réalisent des recherches collaboratives avec ces institutions. Desai (1999 : 259) mentionne que ces partenariats sont répandus dans le milieu non-gouvernemental de Mumbai et que les premiers liens des ONG ont souvent été tissés avec le collège de travail social Nirmala Niketan et avec TISS, bien qu'ils s'étendent maintenant à d'autres institutions spécialisées sur des enjeux différents.

general concept, it is not there » (Entrevue 3; aussi, entrevue 10). L'accent posé sur les bases biologiques et psychiatriques des troubles de santé mentale dans le but de démontrer que ceux-ci sont bien des « maladies » peut donc, selon plusieurs intervenants, capter plus facilement l'attention de la population. Combattre, de cette façon, la méconnaissance et l'indifférence que les intervenants perçoivent dans la société indienne au sujet de la santé mentale est un enjeu d'autant plus important dans la mesure où les intervenants estiment que ces mêmes attitudes se dénotent chez les potentiels bailleurs de fonds locaux (cf. chapitre 4).

L'approche plus psychiatrique et biomédicale privilégiée permet donc d'illustrer à la population à quel point la santé mentale est un enjeu réel, tangible et présent en Inde et revêt, parallèlement, un certain poids pour justifier l'importance du travail des intervenants devant les bailleurs de fonds. Jain et Jadhav (2008 : 576) partagent une position similaire en avançant que les initiatives de santé communautaire du National Mental Health Program (NMHP) lui-même suivent une logique semblable; en accentuant les bases biologiques des troubles de santé mentale et leur caractère traitable selon des évidences scientifiques, le programme de santé communautaire accroit sa légitimité et, par là-même, ses chances d'obtenir des fonds étrangers et une part plus imposante du budget national92.

Cette approche permet également, selon une autre intervenante, de combattre la stigmatisation des personnes affectées puisqu'elle crée davantage de rapprochements entre les « maladies » mentales et les maladies physiques, pour lesquelles des sentiments de culpabilité ou de honte seraient moins associés (Entrevue 10). L'accentuation des paradigmes psychiatriques et biologiques de la santé mentale apparaît donc être au cœur de la construction des programmes de sensibilisation et - la section suivante du chapitre en discute - semble également servir à départager les « savoirs » (science, biomédecine) de ce qui est considéré comme des « croyances » (certains systèmes médicaux non-allopathiques, pratiques thérapeutiques religieuses).

92 L'article de Pilgrim et Rogers (2005) porte sur une campagne de sensibilisation en santé mentale menée en

Angleterre et propose une analyse similaire au sujet de l'entreprise de légitimation de leur travail à laquelle les professionnels en santé mentale s'adonnent par le biais de leurs pratiques de sensibilisation du public.