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Les organisations non-gouvernementales et leurs rapports aux acteurs du champ de la santé mentale

4.13 Activités de sensibilisation

4.1.4 Deux contraintes économiques : le logement et les employés

La bonne marche des services concrets et des activités de sensibilisation est souvent éphémère car, pour la plupart des ONG, si un ou deux services constituent le cœur de leur travail, tous les autres services cessent, reprennent ou se transforment fréquemment. Comme on a pu le voir dans le cas des productions visuelles, les activités élaborées par les organisations sont largement influencées par leurs moyens financiers, ce qui entraîne la disparité et la précarité de certaines de ces activités. Les ONG éprouvent bien entendu

de l'information sur leurs services par son biais.

74 Certaines ONG exigent des frais pour leurs services mais elles forment une minorité. L'admission dans le

centre de réhabilitation de Rupal coûte 8 000 Rs/mois (200 $ CAD). C'est un montant considérable selon le coût de la vie en Inde et cette organisation est la seule à exiger des frais aussi élevés. Joy et Ramesh, les deux autres organisations dont les services sont payants, ont, en contrepartie, mis en place des mesures d'exception pour les personnes à faible revenus (Joy) ou déterminé d'offrir une partie de leurs services

toutes sortes de limitations et de contraintes qui sont propres à chacune d'elles mais dans l'ensemble, le principal frein à leur travail d'éducation de la population et au rayonnement de ce travail est d'ordre économique. Plusieurs éléments essentiels pour assurer l'existence des organisations sont amputés par un manque de financement, ce qui réduit considérablement la marge de manœuvre laissée aux initiatives de sensibilisation. Deux de ces éléments fondamentaux, l'accès au logement et la capacité d'employer du personnel, sont des sources d'inquiétudes constantes pour les intervenants rencontrés.

Avec la crise du logement à Mumbai75 et les prix exorbitants des loyers qui en découlent,

les maigres budgets des organisations ne suffisent souvent plus à leur assurer un local. Hormis Ramesh, nouvellement propriétaire d'un édifice à Thane76 et Rupal, aussi détentrice

d'une bâtisse à l'extrême nord de Mumbai, l'ensemble des autres organisations éprouvaient des difficultés d'accessibilité au logement. Par exemple, les intervenants de Joy ont dû quitter, en 2007, le local qu'ils louaient depuis leur fondation en raison de l'augmentation du prix du loyer. Durant mon terrain, l'organisation venait de s'installer temporairement dans un local, prêté pour un an, sans savoir si les démarches pour l'obtention d'un espace permanent aboutiraient. Les contrecoups de cette situation furent considérables. En effet, la responsable et les intervenants considèrent que c'est principalement en raison des déménagements successifs qu'ils n'ont pu mettre plus de temps et d'énergie à développer des programmes de sensibilisation. Ils ont dû s'occuper prioritairement des clients77 du

centre de jour même si un de leur objectif principal demeure le développement de mesures préventives et de sensibilisation. Le service de consultation psychologique, une activité qui leur tenait à cœur et qui était, selon eux, orientée davantage vers la promotion de la santé mentale, en a aussi été bouleversé. Les plages horaires du soir réservées à ce service durent être retirées afin que la conseillère n'ait pas à circuler dans le quartier à des heures tardives. Puisque le local temporaire de l'organisation, une usine de textile désaffectée, était situé

gratuitement (Ramesh).

75 Pour de multiples raisons (fermeture des industries textiles du centre-ville et refoulement des travailleurs

vers la périphérie entre autres) le prix des logements a dramatiquement augmenté durant les années 1980 et 1990 à Mumbai. Le marché de l'immobilier à Mumbai fait partie des dix plus élevés au monde. Certaines estimations suggèrent que la location résidentielle moyenne accapare 140 % des revenus per capita. Actuellement, 70 % de la population réside dans des habitations localisées dans des espaces officiellement considérés comme des « slums », des bidonvilles (Whitehead 2008; Banerjee-Guha 2002).

dans un quartier défavorisé du nord-est de Mumbai majoritairement composé de bidonvilles et de « chawls »78, les intervenants considéraient peu sécuritaire de se déplacer seuls le soir,

d'autant plus en étant une femme. Au reste, en plus de ne pouvoir se rendre à la consultation parce qu'empiétant sur leurs heures de travail en journée, les clients réguliers ont aussi cessé de venir en raison de l'insécurité réputée du quartier. Des deux à trois clients réguliers par mois acquis avec peine, Joy est ainsi retombé à la phase initiale du projet, sans aucune clientèle.

Lorsque je l'ai rencontrée, l'organisation Swati était exactement dans la même situation critique. Dans son cas, après avoir été évincée d'un premier local faute de fonds suffisants pour le conserver, plusieurs mois se sont écoulés avant de pouvoir en retrouver un nouveau. Entre l'éviction et le déménagement, la responsable a trouvé toutes sortes de moyens pour faire survivre, minimalement, le centre de jour. Entre autres, après avoir obtenu une autorisation de la municipalité, le centre de jour s'est tenu quotidiennement dans un parc public de Mumbai. Moyennant un prix modique, le voisinage amenait ses légumes afin que les membres du centre de jour les apprêtent dans le parc. Durant cette période cependant, tous les autres projets de l'organisation ont été interrompus et parmi eux, la ligne de soutien téléphonique et les programmes de sensibilisation. Au cours de mon terrain, le local nouvellement occupé venait tout juste d'être mis en vente par le propriétaire et Swati prévoyait quitter les lieux avant la fin de l'année 200879. Mêmes si les autres ONG n'étaient

pas toutes en aussi mauvaise posture, elles déploraient toutes qu'il faille s'éloigner de plus en plus du centre ville pour trouver un local à prix abordable. C'est ainsi que quatre des huit ONG rencontrées se retrouvent désormais dans les villes périphériques de Mumbai (Navi Mumbai, Thane et Goregaon). Ceci limite considérablement la portée de leurs actions en compliquant notamment les déplacements pour faire des activités de sensibilisation dans Mumbai et elles estiment avoir ainsi moins de visibilité.

77 Terme utilisé par les intervenants.

78 Les « chawls » (marathi) désignent un type d'immeuble à logements spécifique à Mumbai. Il s'agit en

général d'appartements d'une pièce (chambre et cuisine) avec des toilettes communes pour tous les locataires de l'immeuble. Ces types d'habitations ont majoritairement été construites par des compagnies privées pour loger les immigrants venus travailler dans les industries textiles de la ville.

La marge de manœuvre restreinte pour engager des employés et leur offrir un salaire décent représente aussi, pour les intervenants rencontrés, un problème crucial découlant du manque de moyens financiers. À titre d'exemple, dans l'organisation Priyanka, la responsable des activités de sensibilisation et de promotion en santé mentale, une « medical psychiatrie social worker », reçoit un salaire de 9 000 Rs par mois (225 $ CAD) pour travailler à temps plein (5 jours). Afin d'augmenter un peu son revenu, elle travaille également dans une autre organisation une journée par semaine. Elle considère ses revenus suffisants puisqu'elle n'est pas encore mariée et réside chez son oncle à Mumbai (elle est originaire de Pune). Les deux autres employés à temps plein de Priyanka n'ont par contre aucune qualification professionnelle et ne reçoivent que 3 500 Rs par mois (88 $ CAD) pour travailler dans le centre de jour et participer aussi aux activités de sensibilisation. Une de ces deux employés occupe également un autre emploi car elle est mère monoparentale et ce salaire ne suffit pas à ses besoins. Elle travaille donc tous les soirs après sa journée à Priyanka comme représentante de vente à domicile pour une petite compagnie fabricant des produits génériques (produits nettoyants, articles de cuisine, etc.) à bon marché et cherche, entre temps, à se trouver un seul emploi mieux rémunéré. Trois psychologues de Joy et de Priyanka que j'ai eu l'occasion de rencontrer ont, quant à elles, quitté les organisations devant la précarité de l'emploi. La rétention des employés de même que la possibilité d'engager des employés considérés comme qualifiés est donc limitée dans la plupart des organisations. C'est ainsi qu'une part importante de leurs activités repose sur le travail de bénévoles et que plusieurs projets entrepris cessent faute de personnes pouvant les mener à terme. Une intervenante rappelle que la difficulté d'avoir des employés qualifiés relève aussi du contexte indien où le nombre de professionnels en santé mentale est relativement peu élevé : « there's also one more thing, that the ratio of mental health professionals is much, much, much low. There are day by day mental health workers that are leaving. j\nd mental health issues are increasing. So even when you talk about community awareness, how community awareness happens without mental health professionals? » (Entrevue 2). Les problèmes de logement et d'employés ont des répercussions sur l'ensemble des activités menées par les organisations et, surtout, sur les initiatives de sensibilisation. D'un côté, ils

viennent réduire les possibilités de poursuivre ou de créer des activités de sensibilisation dans la mesure où les services de base même des organisations ont peine à se maintenir. Les outils disponibles pour élaborer des activités sont également restreints. D'un autre côté, l'élaboration et la qualité des projets sont bien souvent dépendants de la motivation et de la disponibilité des volontaires du moment. Hormis les coordonnateurs des ONG, la majorité des psychologues et psychiatres engagés sont souvent peu expérimentés, ce qui influence également certains choix relatifs aux activités de sensibilisation, comme nous le verrons dans le prochain chapitre. J'estime également que dans les quelques programmes de sensibilisation que les organisations réussissent à financer et implanter, la portion substantielle réservée à 1' « autopromotion » de leurs services - en plus d'être un moyen indirect de sensibilisation - peut s'expliquer par la nécessité de se reconstruire une « clientèle » puisque plusieurs d'entre elles ne peuvent s'établir de manière définitive dans un lieu.

La situation pécuniaire peu avantageuse des organisations a aussi des implications sur les objectifs sous-jacent l'initiation d'activités de sensibilisation. Certains intervenants ont ainsi suggéré que parfois, ces activités n'étaient guidées que par le désir d'obtenir plus de financement pour les autres projets des organisations. Par exemple, un intervenant de Rupal, en critiquant une autre des associations rencontrées, avançait que celle-ci élaborait un grand nombre de projet d' « outreach » simplement pour pouvoir l'inscrire dans ses rapports à soumettre à l'État et aux différents donateurs. Il soutenait que les projets du type sont avantageux pour obtenir de la reconnaissance et du financement parce qu'ils s'adressent à un large bassin de population. Le développement d'activités de sensibilisation pourrait donc constituer une stratégie pour accentuer le rayonnement d'une organisation. Le même intervenant déplorait en outre que l'organisation critiquée ne se préoccupait que du nombre de personnes touchées et non de la réaction de ces personnes face au programme d'«outreach» (Entrevue 15). Cette position était partagée par plusieurs intervenants rencontrés et semble manifester une intégration de certaines critiques souvent posées à l'égard des ONG et que Kamat résume bien ici : « NGOs are seen to be accountable to the people, although their dépendance on external funding and compliance with funding agency

targets has raised questions about whether their accountability lies with the people or the funding agencies » (2004 : 160).