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Critiques de la science et de la modernisation

6.1 La surmédicalisation de la santé mentale par l'État

Sans minimiser l'importance de la transmission du savoir scientifique à travers les activités de sensibilisation, le dernier chapitre a montré qu'une certaine remise en question des catégories diagnostiques et de leur pertinence dans le contexte indien était parfois perceptible dans le discours des intervenants. Lorsque ces derniers traitent de l'État, et dans une moindre mesure, de la pratique privée allopathique (biomédicale), les critiques face aux possibles dérapages que peuvent entraîner les diagnostics et les méthodes de soins psychiatriques et biomédicaux pour les personnes qui y sont soumis sont beaucoup plus virulentes. Ainsi, si le questionnement des intervenants concernant le manque de sensibilité culturelle des diagnostics est présent mais faible, celui concernant la sur-utilisation des

diagnostics psychiatriques et biomédicaux est omniprésent. La plupart des intervenants affirmaient d'ailleurs, à ce propos, utiliser des approches et pratiques « alternatives » à celles de l'État ou des praticiens privés biomédicaux.

Les reproches à l'égard des pratiques excessivement biomédicales de l'État et de certains praticiens privés se manifestent en premier lieu à travers la représentation que se font les intervenants d'un État qui ne s'investit pas assez dans la communication d'information sur la santé mentale et qui reste cantonné au développement de services (Entrevue 3; 7). Selon l'avis de plusieurs, ce choix de l'État témoigne de son approche très médicalisante par laquelle la prévention des troubles et la promotion de la santé mentale par l'éducation de la population générale serait totalement évacuée au profit de la prise en charge d'une tranche plus mince de la population aux prises avec des problèmes psychologiques sévères. Les deux extraits d'entrevues qui suivent rappellent tout d'abord à quel point les intervenants estiment que la participation de l'État dans le champ de la santé mentale est minime et ce, surtout en matière de sensibilisation de la population.

Extrait 1 :

Intervenante : Government spending on health is 0.8 % of total expenditure and amongst that, what is given to mental health? [...].

CL. : Is there any promotion campaigns done by government?

Intervenante : You can say zero by government. Absolutely zero by government. It's only taken up either by NGOs or by psychiatrists or mental health professionals. Nothing by government.

Entrevue 2 Extrait 2 :

And in our country there is very, very little that is happening in terms of policy, advocacy work. We don't have a national mental health policy, we have a program [NMHP] which again is extremely redundant.

Entrevue 14 Cette position était partagée par l'ensemble des intervenants rencontrés et parmi eux, ceux qui ont tout de même souligné les quelques initiatives de l'État en terme de sensibilisation à la santé mentale (dans le NMHP notamment) déploraient que ces initiatives ne s'adressaient nullement à la population et portaient uniquement sur des enjeux concernant la prise en

charge de la santé mentale dans les structures de santé publiques (PHC, hôpitaux psychiatriques, etc.).

Essentially, it [NMHP] talks about admission and discharge procedures in all government mental home setups. And very, very little space to talk about human rights, very, very little space to talk about the attention to people who are in those homes. You know the language used is extremely still a very, very colonial kind of a language where they just want to put off, put out a certain section of people out of the society because either, you don't want them to cause any chaos...

Entrevue 14 La position des intervenants est similaire à celle retrouvée dans la littérature sur le rôle de l'État en santé mentale : « most community-based mental health care in the country has been a biomedical service approach » (Padmavati 2005 : 106; voir aussi le chapitre 1). L'accent sur les services plutôt que sur la sensibilisation soulevé dans les trois extraits d'entrevues précédents est à la base de la perception d'une majorité d'intervenants d'un État adoptant des modèles trop médicalisants où la santé mentale est réduite aux diagnostics psychiatriques et ne fait pas assez référence à sa dimension plus large (pauvreté et violence structurelle par exemple) qui, elle, concerne l'ensemble de la population. Ainsi, plusieurs intervenants affirmaient que les quelques initiatives implantées par l'État et présentées comme des projets de sensibilisation de la population générale ressemblaient plutôt à des campagnes de « dépistage » pour prodiguer des soins à un grand bassin de population. Par exemple, lors de son stage d'étude en psychologie au National Institute of Mental Health and Neuro Sciences (NIMHANS), une des intervenantes rencontrées était très enthousiaste à l'idée de voir la campagne d' « outreach » de l'institut dans les villages. Seulement, sa participation lui a permis de constater que l'entreprise ne consistait qu'à passer en examen le plus de personnes possibles (parfois de 500 à 600 personnes quotidiennement durant un séjour de quelques jours), poser un diagnostic et distribuer la médication correspondante. Pour elle, cette méthode est à l'opposé de la promotion de la santé mentale, car la population ne se fait pas éduquer et ne peut donc développer de véritables connaissances sur le sujet (Entrevue 2).

En plus de reprocher le peu d'intérêt de l'État pour les initiatives de sensibilisation et la trop grande importance qu'il accorde au « dépistage » des troubles de santé mentale, la critique de l'approche biomédicale de l'État et de la pratique privée allopathique se manifeste aussi

par la contestation de certaines pratiques de soins jugées trop draconiennes ou trop médicales. La technique la plus critiquée par les intervenants était le traitement par électrochocs"2 :

CL. : And on the side ofthe government, what is his role in mental health promotion? Intervenante: To give you really honest answer, have you visited the Thane mental hospital!

CL. : No, I'm planning to go there soon.

Intervenante : Go in over there, and there's one more hospital called Yerawada, it's in Pune. [...] You cm actually see the plight of patients over there [...]. For example, J.J. [J.J. Hospital] at Byculla you know, we have doctor over there and just go over there and just say: "hanh, I'm facing certain problems and all..." and he would tell you that you need something called light treatment, and light treatment is nothing else than electro convulsive choc treatment therapy. And J.J. being a government hospital, like if the case become severe and is unaffordable, I mean the family can't take it or even for that matter if the person is subdued and the person can't speak, the only alternative to give is choc treatment. The room is smaller than this and it is surrounded, it's like a jail and you just go there, you will be given the choc treatments and that's it. So I mean, you know, there is no sensitivity, there is no even psychoeducation about what is my treatment going to be like...because, yeah, mostly people come from the lower socio-economic strata over there so there's nothing the government is actually doing.

Entrevue 9 Une autre contestation de la surmédicalisation de la santé mentale a trait à l'emploi jugé abusif de médicaments pour traiter les troubles de santé mentale. À ce propos, durant mon séjour, l'ONG Swati avait organisé une sortie avec les membres de son centre de jour dans une discothèque de Bandra (un quartier aisé au nord-ouest de Mumbai) qui avait gracieusement été prêtée pour l'occasion et avait invité des médias locaux, d'autres ONG et des professionnels de la santé du secteur public113. L'objectif de la coordonnatrice de Swati

Une seule intervenante de Sujata est, au contraire, favorable au traitement par électrochocs. Alors que cette pratique est largement contestée par les intervenants de même que par plusieurs autres acteurs de différents milieux en Inde (principalement pour les traitements sans consentement du patient) (Dhanda 2005), la fondatrice de Sujata mène une lutte pour la reconnaissance des bienfaits de cette méthode avec laquelle elle-même a été soignée. En outre, elle participe activement à publiciser différentes formes de médications ainsi que des médicaments de compagnies pharmaceutiques spécifiques. Cette voie, que Rose et Nov.as (2005) associent à une forme de citoyenneté biologique ou pharmaceutique, ne semble cependant pas être empruntée par les autres organisations.

L'ONG a déployé beaucoup d'efforts et de temps pour organiser l'événement car elle le voulait de grande envergure. Les membres du centre de jour étaient par ailleurs tous fébriles à l'idée de cette sortie puisque, provenant pour la plupart de classes économiques moyennes ou faibles, ils n'avaient jamais fréquenté un tel endroit. Les femmes du centre de jour devaient également se trouver préalablement de nouveaux vêtements « occidentaux » puisque les habits indiens que la plupart d'entre elles portent n'étaient pas permis (sari et salwar lairta).

était d'accroître la visibilité de la cause de la santé mentale mais, parallèlement, un des objectifs formel était aussi de montrer que certaines activités d'intégration dans la société apportent souvent des répercussions plus positives que la médication à outrance. Les psychiatres privés étaient ciblés par cette critique, toutefois elle s'adressait plus directement à l'État. On l'accusait par ailleurs de prodiguer fréquemment des médicaments dont l'usage est obsolète (discussions informelles, Bandra, 20 novembre 2008; aussi, entrevue 4).

La sur-médication des patients dans les services publics comme dans le milieu privé allopathique n'est toutefois pas seulement soulignée par les intervenants des ONG, elle est relevée par plusieurs autres acteurs, entre autres en réaction au développement de l'industrie pharmaceutique indienne depuis quelques années. Cette industrie est sur la voie de devenir une des plus proéminentes dans le monde, surtout dans le domaine des médicaments génériques. D'abord dédiées au marché extérieur, les compagnies pharmaceutiques se tournent de plus en plus vers le marché domestique, ce qui entraîne une consommation accrue de médicaments de tous genres dans la population (Ecks 2005 : 240). L'État participe également à la promotion des industries pharmaceutiques nationales et se targue d'être le pays en voie de développement qui rend accessible le plus de médicaments à sa population, notamment en matière de santé mentale, un champ pour lequel l'accès à la médication est souvent dérisoire dans les pays dits en voie de développement (Murthy 2004 : 81; Qadeer et Visvanathan 2004). Les tendances de l'État à la sur-médication sont aussi relevées par plusieurs chercheurs des domaines de la santé et des sciences sociales. Jain et Jadhav estiment par exemple que le nouveau NMHP (reconfiguré en 2002) met essentiellement l'accent sur la distribution et l'approvisionnement en médicaments psychotropes (2009 : 63). Les critiques reliées aux effets de la sur-médication ont donc une certaine voix en Inde. Tout en s'inscrivant dans ce courant critique émergeant des conjonctures économiques et politiques actuelles favorisant l'accessibilité et l'utilisation de médicaments en Inde, la perception de la sur-médication partagée par plusieurs intervenants s'insère également dans le cadre plus large d'une critique globale des approches de la santé mentale trop « médicalisantes » ou « psychiatrisantes ». Il est donc possible ici de relativiser les conclusions tirées dans le chapitre précédent où je montrais comment, en général, les intervenants attribuaient aux savoirs locaux un caractère rétrograde par rapport

aux pratiques modernes biomédicales. Une appropriation sélective de la modernité se dénote donc dans la volonté de transmettre un savoir scientifique autoritaire à l'image du savoir et des méthodes de soins internationalement et nationalement dominants (bien qu'avec certaines adaptations sur les manières de le diffuser) tout en en critiquant certaines facettes (surmédicalisation et sur-médication de la santé mentale).

Combinée à une dénonciation de la rigidité des pratiques, du manque d'humanité et des piètres ressources dans les établissements de soins publics en santé mentale, la critique de la médicalisation est aussi manifeste dans la volonté des intervenants de destiner une grande partie de leurs activités de communication sur la santé mentale à des acteurs de l'État"4. Plusieurs intervenants se considéraient aptes et responsables de sensibiliser les

professionnels de la santé du système public. Les intervenants se perçoivent donc en quelque sorte comme ayant une expertise particulière et comme devant éduquer les professionnels de la santé à une approche plus « alternative » aux pratiques trop biomédicales. Par exemple, à l'occasion de la journée annuelle de commémoration de la tragédie d'Envadi du 6 août 2001 " , l'ONG Joy a tissé des liens avec le Regional Mental Hospital 16 (Thane) pour sensibiliser son personnel aux droits humains des personnes

souffrant de maladie mentale. Les intervenants ont diffusé le film Majhi Gostha , animé une séance de discussion suivant la diffusion et invité le personnel de l'hôpital à se joindre à leur plateforme annuelle. L'intervenante en charge de cette activité m'expliquait que les membres du personnel n'étaient pas au fait des droits humains des patients parce qu'ils ne les concevaient pas autrement qu'en tant que personnes malades. Elle ajoutait également que les structures de l'institution publique favorisaient ce genre d'attitude dans la mesure où les employés n'avaient pas le temps de s'occuper plus largement des patients en dehors des soins de première nécessité (Entrevue 6A).

1,4 Les critiques à l'égard des structures et du fonctionnement des établissements de soins publics sont

nombreuses et ne sont qu'effleurées dans ce mémoire. À titre d'exemple, dans cet extrait d'entrevue le manque de temps dans les services publics est déploré : « the government way to function, like if you go to Thane mental hospital, it's a very lethargic, the way they function and all. It is like they are numbers. Because many of the government hospitals are the municipal hospitals, they see about 500 patients in one hour. They don't have the time » (Entrevue 4).

115 Se référer au chapitre 5 pour une description de la tragédie d'Envadi.

16 Bien que ce ne soit pas son nom officiel, cet hôpital est plus couramment appelé le Thane Mental Hospital. 117 Se référer au chapitre 4.

Les entreprises de sensibilisation des acteurs de l'État (professionnels de la santé, agents administratifs, politiciens) menées par les intervenants émergent en partie du contexte néolibéral actuel dans lequel le développement de 1' « expertise » du secteur volontaire et sa collaboration avec l'État sont encouragés (cf. chapitre 1). Les propos suivants d'une intervenante reflètent cette situation : « we work hand to hand with the government and realise that they also do work on their specific scale » (Entrevue 11 ). Je reviens néanmoins à la critique de la surmédicalisation exposée plus haut et à sa relation à l'État. Alors que le chapitre précédent soulignait la promotion par les intervenants interrogés du savoir scientifique et des attitudes modernes, l'appropriation de modèles « alternatifs » en santé mentale et les critiques précédemment mentionnées dirigées aux acteurs de l'État et accentuées par la volonté de sensibiliser ces derniers, représentent possiblement une stratégie pour répondre aux rapports de forces économiques et structurels inégalitaires entretenus avec l'État. Selon Gupta et Sharma (2006), la population indienne considère généralement que l'État devrait être le principal responsable et pourvoyeur des services sociaux et de santé, mais estime parallèlement que les agents de l'État sont inefficaces, corrompus et désintéressés. Une intervenante de Joy embrassait justement cette image de l'État indien: « [problem is that] the government has no accountability, but people don't give him accountability either » (Entrevue 6). Par ailleurs, puisque les organisations considèrent que l'État devrait assumer la charge principale de la communication d'information sur la santé mentale qui repose à l'heure actuelle sur leurs épaules, elles le tiennent d'autant plus responsable de leurs difficultés économiques. Elles se retrouvent donc à devoir combler un rôle de l'État sans pour autant bénéficier des ressources financières qui devraient aller de paire avec celui-ci : « the NGOs are definitely doing a lot of work that the government also or the state has to do » (Entrevue 9). Kudva rend compte de la relation entre les deux groupes qui découle de cette situation : « the dominant conceptualization is of an uneasy partnership between NGOs and the state, with NGOs collaborating selectively with the state even as they work to hold the state accountable to its poorest and most marginalized citizens » (Kudva 2005 : 239). Par conséquent, les relations structurelles et économiques inégalitaires manifestes entre l'État et les ONG locales permettent de situer le contexte de production d'un discours alternatif à la médicalisation par les intervenants.

Il y a lieu de rappeler la thèse proposée dans ce mémoire qui maintient que l'appropriation sélective des modèles dominants de la sensibilisation en santé mentale est influencée par la position que les intervenants des ONG locales occupent parmi les autres acteurs en santé mentale et qui balise le pouvoir d'action qu'ils possèdent. Dans cette mesure, dépendant des objectifs poursuivis et du contexte dans lequel se trouvent les intervenants, ce sont tantôt les pratiques de soins non-allopathiques qui sont dépeintes comme étant archaïques (cf. chapitre 5), et tantôt, certaines pratiques biomédicales. La relation entretenue avec l'État étant conflictuelle, elle influence le projet de « modernité » supporté par les intervenants dans leur production d'un savoir public en santé mentale. On voit aussi que dans le contexte des interactions avec des agents ou des instances de l'État, les intervenants sont plus enclins à adopter le principe de promotion de la « santé » mentale soutenue à l'échelle internationale, une stratégie qui peut encourager un changement de position chez les acteurs de l'État (cf. Appadurai 2001).