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Santé mentale et modernité en Inde : appropriation contextuelle des pratiques et savoirs biomédicaux par des acteurs d'organisations non-gouvernementales à Mumbai

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Academic year: 2021

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SANTE MENTALE ET MODERNITE EN INDE

Appropriation contextuelle des pratiques et savoirs biomédicaux

par des acteurs d'organisations non-gouvernementales à

Mumbai

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en anthropologie

pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.)

DEPARTEMENT D'ANTHROPOLOGIE FACULTÉ DES SCIENCES SOCIALES

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

2010 © Catherine Larouche, 2010

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Depuis une dizaine d'années, les orientations de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en santé mentale donnent priorité, mondialement, au développement de programmes de sensibilisation. En Inde, dans un contexte où l'engagement de l'État en santé mentale est, au mieux, ponctuel, certaines organisations non gouvernementales (ONG) occupent un rôle considérable dans la production d'un savoir public sur le sujet. À l'aide de données, collectées et analysées de façon qualitative, la perspective anthropologique élaborée dans ce mémoire vise à la fois à poser un regard critique sur les relations de pouvoir entre les acteurs qui influencent les savoirs produits par des intervenants d'ONG de Mumbai, et à explorer les processus dynamiques d'appropriation des savoirs biomédicaux, des pratiques et des modèles de sensibilisation « dominants » à l'échelle internationale. Cette appropriation s'avère sélective et hétérogène, bien que limitée, et se traduit par le rejet de savoirs locaux non-biomédicaux comme par la valorisation de structures sociales et familiales considérées « traditionnelles ».

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For the past ten years, World Health Organization's (WHO) broad directions in mental health field give priority to the development of awareness programs. In India, where the state's involvement in this matter is sporadic, some non-governmental organizations (NGO) make a significant contribution to the production of public knowledge on mental health. Using an anthropological approach and a qualitative frame, this research offers a critical stance on the power relations between different actors and Mumbai located NGO workers, that influence the knowledge produced on mental health, and examines how in rum these actors appropriate the biomedical knowledge, practices and models prevailing on a transnational scale. Their initiatives to strengthen Indian population's awareness on mental health illustrate a selective and heterogeneous form of appropriation, though rather limited. It takes form either by rejecting some local non-biomedical knowledge or by valuing social and familial structures seen as "traditional".

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J'aimerais avant tout remercier Philippe, qui sait si bien être au cœur ma vie; et dont l'incroyable support, la participation et tous les conseils et réflexions ont profondément marqué chacune des étapes de mon parcours de recherche. Merci tant d'avoir vécu ce cheminement qu'est la maîtrise à mes côtés et de continuer à partager l'anthropologie au quotidien!

Merci à mes ami(e)s, que je ne peux malheureusement pas tous nommer ici, pour leur présence si précieuse, les conseils, les discussions sérieuses et moins sérieuses et pour tous les moments de commérage! Je suis particulièrement reconnaissante à Maude, Marise et Catherine qui, en plus, se sont dévouées à la lecture de mon mémoire. Et merci à tous ceux qui ont habité le DKN-2469 avec moi, Andréanne, Vincent, Catherines; sans vous la période d'écriture aurait été bien morose! Je tiens aussi à remercier mes parents, les choix qu'ils ont fait au cours de leur vie demeurent source d'inspiration et c'est en grande partie en raison d'eux que j'en suis venue à travailler sur le sujet présenté dans ce mémoire. Mon séjour à Mumbai a bénéficié du soutien de plusieurs; mes remerciements s'adressent surtout à Aditya Kelekar, pour son enthousiasme à me faire découvrir la ville et à m'aider dans mes recherches ainsi qu'à Juliet Baretto, pour son travail d'interprète irréprochable, sa curiosité intellectuelle et sa sincérité. Toute ma gratitude également envers Annu Jalais pour son aide et, surtout, pour m'avoir fait découvrir l'anthropologie.

Je suis également redevable à mon directeur de maîtrise, Abdelwahed Mekki-Berrada, que je tiens à remercier pour son support, sa confiance et sa grande patience au long de ce parcours parfois sinueux...Merci de même à Jean Michaud; les occasions qui m'ont été offertes de m'introduire à des rencontres d'étudiants et de découvrir un autre milieu de recherche sont très significatives dans mon cheminement. Merci à Anirban Ghosh pour tous nos échanges et pour avoir corroboré et, plus souvent, corrigé, mes traductions de hindi! Je remercie le CRSH (Conseil de recherches en sciences humaines du Canada), le FQRSC (Fonds de recherche sur la société et la culture, Québec), et le Bureau International de l'Université Laval pour leur soutien financier sans lequel je n'aurais pu mener ma recherche à terme.

J'aimerais finalement témoigner de ma reconnaissance envers toutes les personnes qui ont généreusement accepté de participer à cette recherche. Un merci tout particulier à Varsha; par sa rencontre, j'ai trouvé un sens à ce projet.

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Résumé i Abstract ii Avant-propos iii Table des matières iv Liste des figures vi

Liste des sigles et abréviations vii Introduction 1

PARTIE I : LE CADRE CONTEXTUEL, THÉORIQUE ET MÉTHODOLOGIQUE

DE LA RECHERCHE 6 Chapitre 1 - Contexte de la recherche 7

1.1 Lieu de la recherche 7 1.2 Politiques de l'OMS en santé mentale : le développement de la santé à l'échelle

globale 10 1.2.1 Intégration des «spécificités culturelles » 10

1.2.2 Principes et définitions de la sensibilisation en santé mentale 13

1.3 Sensibilisation à la santé mentale en Inde : un aperçu 14

1.4 Rôle de l'État 17 1.4.1. Implication de l'État dans la santé publique 17

1.4.2 Influence des instances transnationales 19 1.4.3 Implication de l'État en santé mentale 20 1.4.4 Différences régionales dans les services de santé mentale 22

1.4.5 Reconnaissance des systèmes de savoirs non-allopathiques 23

1.5 Portrait des ONG indiennes 25 1.5.1 Développement et rôle des ONG en santé 26

Chapitre 2 - Ancrage théorique 31 2.1 Anthropologie, science et santé mentale 32

2.1.1 Multi-dimensionnalité de la santé mentale 32

2.1.2 Savoir et pouvoir 35 2.2 Globalisation et appropriation 38

2.2.1 « Global forces » et « global imaginations » 38 2.2.2 Appropriation et pratiques de l'acteur 42

2.3 Retour sur les principaux concepts 44

Chapitre 3 - Méthodologie 46 3.1 Problématique de recherche 46

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3.3.1 Les entrevues 50 3.3.2L'observation et les sources écrites 51

3.3.3 Le contexte 52 3.4 Méthodes d'analyse 53 3.5 Considérations éthiques 55 PARTIE II : LES RÉSULTATS DE LA RECHERCHE 57

Chapitre 4 - Les organisations non-gouvernementales et leurs rapports aux

acteurs du champ de la santé mentale 58 4.1 Le portrait des organisations locales rencontrées 59

4.1.1 Caractéristiques générales 59

4.1.2 Spécialisations 62 4.1.3 Activités de sensibilisation 64

4.1.4 Deux contraintes économiques : le logement et les employés 67

4.2 Les rapports économiques et structurels inégalitaires 72

4.2.1 Rapport aux bailleurs de fonds 74 4.2.2 Affiliations à des organismes internationaux 77

4.3 Conclusion 79 Chapitre 5 - Biomédecine, modernité et développement 81

5.1 Les discours de sensibilisation 81 5.1.1 Définitions de la santé mentale 81 5.1.2 «Prevention cornes by awareness » 88 5.1.3 Populations ciblées par la prévention 91 5.1.4 Séparation de la tradition et de la modernité 93

5.2 Les pratiques de sensibilisation 94 5.2.1 Atelier de Priyanka 94 5.2.2 L'usage de la langue 98 5.3 Enjeux entourant la réception des activités de sensibilisation 100

5.3.1 « Adaptation culturelle » 705

5.4 Conclusion 106 Chapitre 6 - Critiques de la science et de la modernisation 108

6.1 La surmédicalisation de la santé mentale par l'État 108 6.2 Les facteurs de «risque »dans la classe moyenne 115

6.3 Conclusion 121 Conclusion 123 Bibliographie 131 Annexe 1 : Liste des participants aux entrevues 142

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Figure 1 : Carte de la grande région métropolitaine de Mumbai 9 Figures 2 et 3 : Activité de sensibilisation dans une discothèque du quartier de Bandra

(Mumbai) 57 Figure 4 : Extrait du questionnaire distribué aux participants des ateliers de

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Liste des sigles et abréviations

AYUSH : Ayurveda, yoga and naturopathy, unani, siddha and homeopathy BMC : Brihan Mumbai Municipal Corporation ou Bombay Municipal Corporation GOI : Governement of India

MMRDA : Mumbai Metropolitan Region Development Authority NIMHANS : National Institute of Mental Health and Neuro Sciences NMHP : National Mental Health Program

OMS : Organisation mondiale de la santé ONG : Organisation non-gouvernementale PHC : Primary Health Centers

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Le choix du sujet de recherche, tel que traité dans ce mémoire, ne pourrait se justifier sans une digression préalable sur certaines expériences personnelles. Mon intérêt pour l'Inde et le milieu non-gouvernemental n'est en effet pas étranger au fait que j'ai vécu les dix premières années de ma vie à Kolkata et y ai été familiarisée à certaines facettes des organismes communautaires locaux. Des expériences professionnelles auprès de personnes aux prises avec une maladie mentale, dont des jeunes autistes, m'ont conduite, par la suite, vers le sujet des organisations non-gouvernementales travaillant en santé mentale. Au cours de mes études, certaines pistes de réponse à mes questionnements, émergeant de ces expériences personnelles, ont été tracées par l'anthropologie de la santé. Aussi simple soit-elle, la prémisse de l'anthropologie de la santé selon laquelle la maladie et la santé représentent a priori des construits sociaux et culturels m'est apparue être une avenue pour contribuer aux enjeux entourant la « maladie » mentale et les personnes qu'elle touche. Nées de ces trajectoires personnelles, deux constatations préalables ont contribué à forger l'objet de la présente recherche. La première était relative aux alertes, en croissance depuis la dernière décennie, émises par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et d'autres organisations transnationales d'envergure quant à l'augmentation constante des troubles de santé mentale à travers le monde . Dans son rapport annuel de 2001, consacré uniquement à ce thème, l'OMS évoque l'urgence d'agir par rapport à cette situation : « mental health -neglected for far too long - is crucial to the overall well-being of individuals, societies and countries and must be universally regarded in a new light » (2001 : ix). En plus d'élargir le spectre des actions à accomplir sur le sujet aux pays considérés en voie de développement, l'organisation a, depuis ce temps, amplifié sa production de modèles d'intervention et de préceptes de sensibilisation présentés comme étant universellement applicables. Dans cette foulée, la popularisation à l'échelle internationale des catégories diagnostiques psychiatriques n'a jamais été si forte (Ecks 2005 : 239). Je me suis donc demandée comment s'actualisaient ces tendances dans un pays comme l'Inde que l'OMS décrit

1 Le sigle et l'abréviation OMS (Organisation mondiale de la santé) et ONG (organisation

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tuberculose, etc.).

Partie à Mumbai pour explorer le thème de la santé mentale, des rencontres significatives avec quelques travailleurs d'organisations non-gouvernementales (ONG) locales m'ont poussée à réorienter quelque peu mon axe de recherche pour me pencher spécifiquement sur les discours et les pratiques de ces derniers. La deuxième constatation émerge de ces rencontres. Une intervenante m'expliquait que les initiatives de sensibilisation de la population en santé mentale avaient beaucoup augmentées en Inde en raison des influences internationales alors qu'une autre affirmait que l'Inde était dans un « momentum » en ce qui concernait la prise en charge de la santé mentale; des propos permettant de déduire que la notion de sensibilisation en santé mentale, telle que perçue par les intervenants, recouvre des enjeux plus larges2. Dans la mesure où la production de programmes de sensibilisation

par les ONG implique d'entretenir des relations spécifiques avec d'autres acteurs impliqués dans le processus et exige que les intervenants se questionnent sur le type de savoir qu'ils cherchent à transmettre, l'étude de cette production représente un moyen de saisir les perspectives plus larges des intervenants au sujet de la modernité et de sa particularité dans le contexte indien.

Mes réflexions se sont donc arrêtées sur les discours et les pratiques de sensibilisation adoptés par les travailleurs d'ONG locales de Mumbai et sur le contexte économique, politique et social, tant national que transnational, qui les influence, les facilite ou les limite. Je questionne, dans ce but, les formes d'appropriation des notions relatives à la santé mentale et aux pratiques de soins y étant rattachées et qui dominent, à l'échelle internationale, le champ des savoirs et des pratiques reconnues et acceptées en santé mentale. Formulé en question de recherche, le sujet traité dans ce mémoire peut se décliner comme suit : Par le biais de leurs discours et pratiques de production d'un savoir public sur la santé mentale, dans quelle mesure les acteurs des ONG rejettent-ils ou s'approprient-ils

2 J'ai préféré le terme « intervenant » à celui de travailleur ou employé puisque, comme nous le verrons

ultérieurement, les participants à la recherche ne sont ni tous employés ni n'occupent tous les mêmes fonctions. Le terme « intervenant » s'avère donc être plus général et peut, de ce fait, désigner l'ensemble des personnes rencontrées.

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conception de la « modernité indienne »?

Quelques études ont été réalisées sur la participation des ONG locales aux différents enjeux relatifs à la production et à la transmission d'information sur la santé et la maladie mentale en Inde, mais, à ma connaissance, toutes émergent des sciences de la santé plutôt que des sciences sociales. L'une des plus importantes a été conduite par Patel et Thara (2003) et dresse le portrait d'une vingtaine d'ONG indiennes (dispersées à travers le pays) qui s'investissent dans ce champ. Padmavati (2005) a également étudié l'implication des ONG dans les soins de santé mentale à l'échelle de la communauté (« community mental health care ») en se basant sur l'exemple de l'ONG SCARF (Schizophrenia Research Foundation) située à Chennai. Ces études prennent surtout la forme d'une évaluation des besoins comblés par les ONG et de l'efficacité de celles-ci. À l'instar des multiples recherches produites par le milieu de la santé sur les services de soins de santé mentale en Inde, les questions qu'elles soulèvent par rapport aux pratiques locales de soins non-biomédicaux sont principalement liées à la recherche de méthodes pour les analyser selon un cadre biomédical. Sans minimiser la nécessité de mesurer l'efficacité de la prise en charge de la santé mentale, la perspective anthropologique proposée dans ce mémoire vise à élargir le spectre d'analyse en posant en premier lieu un regard critique sur les relations de pouvoir qui influencent les savoirs produits par les différents acteurs (Pfeiffer et Nichter 2008) et en explorant, en second lieu, le processus dynamique de construction des savoirs sur la santé mentale

Le premier chapitre vient contextualiser la recherche réalisée, avant d'en discuter les outils théoriques dans le deuxième chapitre. Le chapitre 1 permet ainsi de tracer les évolutions récentes des résolutions de l'OMS relatives à la santé mentale. Il dépeint comment l'organisation envisage l'insertion de la santé mentale dans les politiques de santé publique et l'élaboration de modèles de sensibilisation applicables à l'échelle internationale. Les différents discours en santé mentale en Inde sont également survolés et un tour d'horizon des pratiques de l'État en matière de santé publique de même qu'en matière de services de santé mentale vient étoffer le chapitre contextuel. Les politiques d'intégration des systèmes

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indien, y reçoivent une attention particulière. Finalement, une brève présentation du milieu non-gouvernemental indien vient clore le premier chapitre.

Le chapitre 2 puise dans l'anthropologie interprétative critique de la santé, l'anthropologie de la globalisation et les théories des pratiques afin de se déployer en trois concepts soit, la multi-dimensionnalité de la santé mentale, la dynamique savoir/pouvoir et la notion d'appropriation. Ces concepts forment l'armature permettant d'articuler l'objet - la santé mentale - aux pratiques des intervenants dans les ONG locales et à leurs conditions de production. Le chapitre 3 présente la démarche méthodologique conséquente aux orientations théoriques retenues.

La seconde partie du mémoire (chapitres 4, 5 et 6) compose le noyau de la recherche. Le chapitre 4 sert en quelque sorte d'assise aux deux autres chapitres puisqu'il souligne le caractère inégal des relations économiques, structurelles et symboliques qui unissent les différents acteurs de la santé mentale (ONG, État, organismes transnationaux, bailleurs de fonds locaux) ainsi que leurs implications dans la production d'activités de sensibilisation. Tout en présentant les incidences des relations de pouvoir sur les ONG, les chapitres suivants (5 et 6) s'attardent sur les discours et les pratiques de sensibilisation des intervenants comme tels. Le chapitre 5 défend l'idée que les intervenants des ONG sélectionnent et utilisent particulièrement certains aspects des savoirs et modèles transnationaux de sensibilisation pour promouvoir la modernisation de la société indienne, notamment par le biais d'une plus grande reconnaissance populaire du caractère biomédical de la santé mentale. En revanche, le chapitre 6 nuance cette position en présentant certaines réserves de ces mêmes intervenants face aux savoirs biomédicaux et à certaines formes vers lesquelles tend la modernisation de la société. Tandis que le premier chapitre d'analyse porte essentiellement sur les rapports de pouvoir observables entre les ONG locales et différentes instances situées aux niveaux local, national ou transnational, l'angle d'approche des deux autres chapitres se resserre sur les acteurs rencontrés à l'intérieur de ces organisations locales afin de donner primauté à leurs discours et pratiques. Cette analyse sert à étayer la thèse proposant que les discours et les pratiques de sensibilisation à

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développement de la société indienne mais dont les formes sont balisées par une possibilité d'action relativement limitée pour s'approprier, reconfigurer ou rejeter des savoirs et modèles de sensibilisation internationalement dominants.

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PARTIE I

Le cadre contextuel, théorique et

méthodologique de la recherche

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Contexte de la recherche

Dans le but d'analyser les processus d'appropriation, et parfois de contestation, des différents savoirs et pratiques en santé mentale par les acteurs des ONG, il importe de les situer par rapport aux autres acteurs du contexte indien et international et ce, dans une perspective historique. Dans cette optique, une brève introduction au lieu de la recherche est accompagnée d'un survol des politiques de l'OMS en matière de sensibilisation en santé mentale. Cet aperçu permet d'introduire les discours dominants à l'échelle mondiale en santé mentale et de mesurer leur influence en Inde. S'ensuit un portrait des politiques de l'État sur la santé publique et, plus spécifiquement, sur l'intégration du thème de la santé mentale dans les initiatives de santé publique, ainsi qu'un bref tour d'horizon de la situation de la santé mentale en Inde. La dernière partie de ce chapitre contextuel traite du développement et du rôle actuel des ONG dans le milieu de la santé en Inde; certaines de leurs caractéristiques communes sont abordées mais un portrait plus exhaustif des ONG locales rencontrées suit dans le premier chapitre d'analyse (chapitre 4). À travers la présentation de ces éléments, un accent particulier est mis sur les articulations entre différents systèmes de savoirs (biomédicaux et autres) dans les politiques et orientations internationales et nationales en santé mentale.

1.1 Lieu de la recherche

Pays de plus d'un milliard d'habitants dont 72 % en 2001 vivait en zone rurale3, l'Inde

compte sept territoires et 28 États qui ont été redécoupés peu après l'Indépendance (1947) pour refléter les différents bassins linguistiques de la nation. Le système fédéral indien, constitué durant la période coloniale, se démarque peu à peu des autres systèmes de ce type par l'établissement d'un État central fort, dans le dessein de faire face, notamment, aux mouvements nationalistes et aux conflits avec le Pakistan (particulièrement concernant la séparation de l'État du Jammu et Kashmir) qui ont marqué les débuts de l'époque

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post-plusieurs gouvernements d'État cessent d'appartenir au Congress Party, alors que celui-ci dominait la scène politique depuis l'Indépendance. Les efforts de centralisation du pouvoir à New Delhi, capitale de l'Inde, s'effritent quelque peu durant les années 1990 en raison de l'adoption des réformes économiques de 1991 sous le gouvernement congressiste de P.V. Narasimha Rao (la déréglementation de l'investissement offre une plus grande marge de manœuvre aux États régionaux) et de l'avènement, après la domination du Congress Party, des gouvernements nationaux de coalition incluant plusieurs partis régionaux (Kennedy 2008 : 276)4. Dans le système fédéral indien, les responsabilités et le pouvoir législatif de

certains secteurs, dont l'éducation, l'agriculture, l'industrie et la santé, sont dévolus aux États régionaux, toutefois ceux-ci dépendent financièrement du centre et des plans financiers quinquennaux qu'il établit (Jain et Jadhav 2009; Kennedy 2008; Gupta et Sharma 2006). Plusieurs programmes centraux de développement (« centrally sponsored schemes »), dont le National Mental Health Program (NMHP), accaparent une partie importante du financement réservé à des domaines qui relèvent normalement des États. Selon Kennedy, « ces programmes exigent souvent une contrepartie financière de la part des États et leur imposent des modalités de mise en œuvre, qui sont parfois perçues comme un empiétement sur leurs prérogatives » (2008 : 284). La seconde partie du chapitre s'attardera davantage sur les politiques publiques en santé mentale qui sont développées et implantées dans ces circonstances.

Mumbai5, le lieu de mon terrain, se situe dans l'État du Maharashtra et représente la

capitale économique de l'Inde. Cette mégapole regroupe environ 16 millions d'habitants et forme une agglomération dépassant les 22 millions avec les villes adjacentes, dont les principales sont Navi Mumbai et Thane6.

3 Le dernier recensement de la population date de 2001.

4 La décentralisation de l'État allant de paire avec les réformes économiques a notamment permis aux États

régionaux d'établir des ententes directement avec des instances internationales. Par exemple, certains États implantent des programmes de santé avec le concours de la Banque mondiale, indépendamment des autres États indiens et du gouvernement central (GOI 2009 : 3).

5 Proposé en 1996 par le Shiv Sena (parti nationaliste-hindouiste), Mumbai est désormais le nom officiel de

Bombay. Cette modification s'inscrivait dans la mouvance de « réindianisation » des noms à travers le pays.

6 La ville de Mumbai, de concert avec six autres villes avoisinantes, fait partie du Mumbai Metropolitan

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Figure 1 : Carte de la grande région métropolitaine de Mumbai (MCGM, http://www.mcgm.gov.in).

of Maharashtra, le Mumbai Metropolitan Region Development Authority (MMRDA), se charge d'harmoniser certains services dans toutes ces villes, dont les services de transport ou de développement urbain. Ces villes sont donc accessibles par le réseau ferroviaire qui traverse la ville de Mumbai. Certaines des ONG rencontrées, imputées initialement à Mumbai, se sont déplacées dans ces villes adjacentes (Thane et Navi Mumbai) pour pallier les contraintes économiques engendrées par l'accès au logement. Des activités et programmes de sensibilisation sont donc de plus en plus organisés dans ces villes.

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Le dernier recensement indique que près de la moitié des habitants vivent dans des bidonvilles, lesquels, malgré leur forte densité n'occupent que 8 % de la superficie de la ville. Depuis les années 1970, la convergence vers la ville des migrants nationaux (des zones rurales et des États régionaux les moins favorisés) qui espèrent trouver de meilleures opportunités en milieu urbain a considérablement augmenté, plongeant sans cesse plus de personnes dans un état de précarité économique. La ville étant d'autre part aux prises avec la rareté de ses logements, elle devient ainsi le lieu de ceux qu'Appadurai (2001 : 28) nomme les « citoyens invisibles », qui n'ont ni droits ni existence légale. Le premier chapitre d'analyse (chapitre 4) exposera par ailleurs les difficultés éprouvées par les ONG rencontrées par rapport à l'enjeu du logement. Composée majoritairement de locuteurs marathi, la population de Mumbai est cependant très diversifiée, une résultante des forts mouvements migratoires. Cette caractéristique de la ville a par ailleurs permis au parti Shiv Sena d'y bâtir sa popularité, par le biais de discours et messages politiques souvent xénophobes envers les non-marathis et les non-hindous de Mumbai. Bien que le parti ne soit plus au pouvoir, il donne toujours lieu à des esclandres ponctuelles dans la ville entre musulmans et hindous notamment7 (Blom Hansen 2004).

1.2 Politiques de l'OMS en santé mentale : le développement de

la santé à l'échelle globale

1.2.1 Intégration des « spécificités culturelles »

Les politiques de santé « globale » ne peuvent se comprendre sans être resituées parmi les préceptes du développement international qui impliquent que certains modèles sanitaires, essentiellement constitués en Occident, deviennent une référence internationale et universelle. Les projets de santé globale vont de paire avec les projets de développement nationaux et internationaux et suivent exactement les mêmes logiques (Connor 2000). D'une préoccupation pour les conditions de santé à travers le monde et les dimensions internationales de la santé (ex. : propagation de virus à l'échelle internationale), les institutions transnationales influentes se sont tournées vers un projet de santé globale dont

7 Au cours des années 1990, le Shiv Sena a d'abord dirigé le Bombay Municipal Corporation (BMC) pour

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la logique générale dépasse la prestation de soins et vise plutôt la diffusion de politiques, de manières de faire ou d'orientations pour les gouvernements locaux en matière de santé publique8. Adams et al. présentent cette transformation, palpable dans l'ensemble des

organisations transnationales impliquées dans le domaine de la santé : « They [multilateral development organizations such as World Bank created after World War II] later grew to provide more than just direct assistance and became normative and information-generating organizations that drive health systems reform and provide extensive technical assistance to recipient countries » (2008 : 318).

Les politiques de l'OMS sont ici présentées à titre d'exemples car elles sont issues d'une institution internationalement dominante dans la définition de l'expertise en santé et parce que l'organisation est largement impliquée dans la construction des politiques de santé en Inde (la prochaine section décrit la contribution de l'OMS à la constitution des politiques étatiques indiennes). L'idée d'éducation ou de sensibilisation à la santé mentale n'est pas récente mais une attention accrue lui a été accordée dans les dernières décennies par l'OMS (Patel et Thara 2003). En effet, en 1985, l'OMS établit des recommandations pour inclure les maladies non transmissibles (« non-communicable diseases »), qui comprennent les problèmes de santé mentale, dans la santé publique et ce sera une préoccupation majeure pour l'organisation tout au long des années 1990 (Brown et Bell 2008 : 1573). L'importance et la définition des paramètres de la sensibilisation seront ensuite définitivement appuyés par le rapport annuel mondial de l'OMS de 2001 (La santé mentale : Nouvelle conception, nouveaux espoirs), consacré entièrement au thème de la santé mentale9. Dans cette vague, l'OMS a émis des chiffres alarmants sur l'omniprésence

des troubles de santé mentale à l'échelle mondiale. Par exemple, depuis les années 1990, l'OMS inclut la dépression parmi les problèmes de santé les plus affligeants mondialement et les projections futures des « années de vie ajustées sur l'incapacité » (DALY)10

La transformation des paradigmes de l'OMS vers des efforts marqués pour l'établissement de politiques internationales se remarque surtout dans les années 1960 et 1970. La conférence d'Alma-Ata (1978) représente entre autres une des premières tentatives d'établissement d'une politique de santé internationale.

9 En 2002, un rapport uniquement dédié à la sensibilisation en santé mentale a également été publié :

Prevention and Promotion in Mental Health (WHO 2002).

10 Le DALY (« Global Disability Adjusted Life Years ») est un système de mesure combinant les années de

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suggèrent que les troubles de santé mentale compteront pour 15 % de la charge mondiale de morbidité (« global burden of disease ») (OMS 2008). Un élément important dans ces statistiques énoncées par l'organisation est qu'elles servent entre autres à démontrer que les maladies mentales, particulièrement la dépression, ne sont plus seulement l'affaire des pays « développés » et se retrouvent à travers le monde en aussi grande proportion (Desjarlais et al. 1996).

La préoccupation pour les problèmes de santé mentale dans les pays « en voie de développement » introduit ainsi au principe de la nécessité d'une expertise internationale qu'il faut allier au respect des « cultures locales ». À ce sujet, Brown et Bell (2008 : 1572) soutiennent que si la santé publique à l'époque coloniale avait comme objectif de convertir et d'assimiler les pratiques médicales « autres » à la biomédecine, l'agenda de la santé publique actuelle cherche l'intégration de celles-ci. Plusieurs recherches suggèrent cependant que le projet de développement de politiques internationales adaptées aux différents savoirs et pratiques en santé est peu concret :

Efforts to develop an international nosology and standardized approaches to diagnosis and treatment remain highly biased toward the Euro-American constructs developed over the preceding century. While the World Health Organization (WHO) and World Psychiatric Association (WPA) have tried to broker international consensus on diagnostic nosology and 'best practices' in clinical intervention and prevention, the nonwestern database remains very limited.

Kirmayer 2006: 136 Kirmayer (2006) précise que quelques syndromes « culturellement significatifs » sont tout de même intégrés aux catégories diagnostiques dominantes et que l'OMS puise dans des exemples locaux variés pour présenter des politiques publiques de soins et de sensibilisation. Toutefois, l'auteur rapporte que puisque ces exemples proviennent souvent de recherches effectuées dans certaines régions ciblées d'un pays, ils peinent à représenter l'hétérogénéité des savoirs et pratiques de l'espace géographique occupé et conduisent à une généralisation des « spécificités culturelles ». Cette situation, particulièrement vraie dans la grande diversité régionale indienne, s'explique en partie par le fait que plusieurs

des états « inférieurs à la bonne santé » (WHO,

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États ne possèdent pas les ressources nécessaires pour effectuer le type de recherches approfondies en santé mentale préconisées par l'OMS et ne peuvent donc contribuer de manière significative à la constitution des politiques internationales de l'organisme.

1.2.2 Principes et définitions de la sensibilisation en santé mentale

Les principes de sensibilisation en santé mentale de l'OMS comprennent entre autres deux grands volets : la promotion de la santé mentale et la prévention des troubles de santé mentale". Pour l'OMS, la définition de la santé mentale est la suivante : « un état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive et d'être en mesure d'apporter une contribution à la communauté » (OMS, www.who.int/features/factfiles/mental_health/fr/). La promotion de la santé mentale se veut donc une approche positive qui va au-delà de la simple absence de maladie et qui promeut une idée générale de développement et d'amélioration des conditions de vie des individus et des sociétés : « la santé mentale est liée au développement des sociétés et des pays » (OMS 2008 : 6).

La prévention en santé mentale puise quant à elle ses sources dans les concepts de prévention en santé publique et forme une approche en trois niveaux - universel, sélectif et ciblé - visant à réduire l'incidence des troubles mentaux12. Le concept de prévention

implique de cibler des groupes plus vulnérables ou « à risque » de développer divers problèmes de santé mentale. Parmi les groupes vulnérables couramment désignés dans les rapports de l'organisation se retrouvent les femmes (particulièrement celles vivant des situations de violence conjugale), les enfants et les personnes âgées. Des éléments environnementaux, sociaux, économiques et politiques sont également considérés comme vecteurs de risque :

1 ' Par troubles de santé mentale, l'OMS entend les « troubles mentaux, neurologiques et liés à l'utilisation de

substances psychoactives (MNS) » (OMS, http://www.who.int/publications/fr/index.html).

12 Les niveaux de prévention sont définis comme suit : « Universal prevention: targeting the general public or

a whole population group [...]. Selective prevention: targeting individuals or subgroups ofthe population whose risk of developing a mental disorder is significantly higher than that of the rest of the population. [...]. Indicated prevention: targeting persons at high-risk for mental disorders. Secondary prevention refers to interventions undertaken to reduce the prevalence, i.e. all specific treatment-related strategies, and tertiary prevention would include interventions that reduce disability and all forms of rehabilitation as well as prevention of relapses ofthe illness » (WHO 2002).

(22)

La pauvreté et les facteurs de stress qui l'accompagnent (par ex., la violence, le chômage, l'exclusion sociale et l'insécurité) sont en corrélation avec les troubles mentaux. La pauvreté relative, le manque d'éducation et les inégalités au sein des communautés sont associés à des risques accrus de problèmes de santé mentale.

OMS 2008 : 6; (voir aussi WHO 2002; Desjarlais et al. 1996) Les catégories de personnes sujettes à ces facteurs de risque sont donc envisagées comme nécessitant des interventions particulières en matière de santé mentale et la prévention doit, conséquemment, s'adresser prioritairement à ces groupes. La promotion de la santé mentale, la prévention des troubles ainsi que la lutte contre la stigmatisation passent entre autres par la sensibilisation de la population générale (et des groupes plus vulnérables) aux notions de santé mentale, de troubles de santé mentale, de facteurs de risque, de modes de soins, etc. Les deux derniers chapitres d'analyse (chapitre 5 et 6) reviendront sur ces éléments pour les mettre en parallèle avec les discours et les pratiques des acteurs des ONG locales de Mumbai.

1.3 Sensibilisation à la santé mentale en Inde : un aperçu

Les discours de sensibilisation et d'éducation en santé mentale passent en général par trois canaux principaux, à savoir les médias (journaux, télévisions, revues), la sphère politique (politiques publiques, lois, services) et les experts en santé (praticiens allopathiques et non-allopathiques, chercheurs, ONG, etc.) (Lamarre et al. 2006). En Inde, les efforts concertés de sensibilisation en santé mentale émanent essentiellement de l'État, bien que ceux-ci soient limités, comme le démontreront les prochaines sections portant sur l'histoire des services de santé publique ainsi que sur le rôle de la pratique privée et des ONG dans ce champ.

Une publication gouvernementale récente, traçant un portrait général de la prise en charge de la santé mentale en Inde, indiquait qu'au cours des dernières décennies, une des plus grandes transformations dans le domaine a été sa visibilité accrue sur la scène publique, en raison de l'augmentation d'entreprises diverses menées par des professionnels en santé mentale, des organisations non-gouvernementales et des médias: «[...] Notable among these are the initiatives of books authored by mental health professionals, as well as the use

(23)

of the media, especially the radio and television, for sharing of mental health information with the general public » (Murthy 2004 : 79). Les idiomes psychologiques et psychiatriques sont relativement communs en Inde et circulent abondamment dans les discours publics. Plusieurs recherches ont noté l'accroissement des chroniques psychologiques dans des revues populaires et des journaux (Halliburton 2005); d'autres ont souligné l'influence grandissante des campagnes publicitaires implantées par des compagnies pharmaceutiques à propos des savoirs relatifs à la dépression et aux neuroleptiques par exemple (Ecks 2005). Les dernières années ont aussi été marquées par l'apparition de films à large diffusion (Bollywood) abordant des thèmes liés de près ou de loin à la santé mentale tel que Taare Zameen Parn. Le thème de la santé mentale est aussi de plus en plus abordé dans les médias

même si, selon l'avis de deux journalistes du Indian Express, les couvertures médiatiques sur le sujet demeurent très marginales14.

En s'éloignant temporairement des lieux de production d'initiatives de sensibilisation en santé mentale pour s'arrêter sur les pratiques de soins, il est intéressant de remarquer que le secteur privé, peu présent en somme dans les efforts de sensibilisation et d'éducation publics, occupe une place prépondérante en ce qui concerne l'offre de soins (Patel et Thara 2003). Avec l'expansion du secteur privé (hôpitaux et cliniques psychiatriques et psychologiques) dans les années 1980 et 1990 (suite aux programmes d'ajustement structurel dont il a été question précédemment), il est estimé que celui-ci comble désormais 70 % des soins de santé primaires demandés et 40 % des soins hospitaliers (Ramasubban 2008; Duggal et al. 2005 : 35). Le secteur privé, souvent distingué à Mumbai par l'appellation « private » en opposition à « sarkari » (gouvernement), est cependant beaucoup plus vaste et comprend tant les pratiques privées en psychiatrie et psychologie

13 Sorti en salle en 2007, le film dirigé par Amir Khan aborde le thème de la dyslexie à travers la relation d'un

jeune garçon et de son professeur d'art. Une intervenante d'une ONG locale m'expliquait que même s'il traite essentiellement de la dyslexie, sa sortie a engendré plusieurs discussions publiques sur la stigmatisation liée à certains troubles de santé mentale et sur le thème de la santé mentale en général (Entrevue 10).

14 Information tirée de conversations avec deux journalistes au Indian Express, l'une correspondante

principale de la section sur la santé du journal et l'autre, travaillant pour la revue affiliée Express Healthcare. Les deux journalistes ont mentionné que le thème du suicide était le thème le plus abordé dans les médias. Patel et Thara (2003) écrivent que les troubles liés à la consommation d'alcool et la toxicomanie reçoivent également une attention plus soutenue. Ces éléments ne sont par contre pas abordés dans le présent mémoire.

(24)

(hôpitaux et cliniques), que les ONG locales et l'ensemble des « tradipraticiens » (Das et Das 2006; Thara et al. 2004: 366)'5. Concrètement, la population qui a recours aux

services psychiatriques ou psychologiques, tant publics que privés, est bien marginale. « The vast majority of the mentally ill are treated, if at all, by general healthcare providers, traditional and religious healers, non-governmental and voluntary organizations, and families » (Patel et Thara 2003 : 10). Les recherches de Corin et al. (2005) montrent à ce titre que loin de se limiter aux ressources psychiatriques, psychologiques et biomédicales, le fait d'aller chercher de l'aide pour des problèmes de santé mentale dans les lieux religieux (« dargah » , temples hindous ou églises) de même que le recours aux différents systèmes médicaux présents en Inde (ayurveda, siddha, unani, etc.) sont des pratiques très communes pour une large partie de la population indienne17. Halliburton (2005 : 115)

distingue quant à lui plusieurs systèmes de savoirs et pratiques en santé mentale utilisés en Inde (tout particulièrement au Kerala, lieu de ses recherches), nommément la psychiatrie biomédicale (ou allopathique selon le terme plus communément utilisé en Inde), la psychiatrie ayurvédique (une des spécialisations du système médical ayurvédique) et les pratiques thérapeutiques religieuses.

15 Les termes tels que « traditionnel » ou « local » utilisés pour qualifier les pratiques non-biomédicales sont

tous contestables, d'autant plus dans le cas de larges pratiques comme l'ayurveda dont l'histoire des syncrétismes a été largement documentée ou de l'homéopathie qui, bien qu'incluse dans les médecines indiennes, n'origine pas de ce pays (Connor 2000; Khan 2006; Alter 2005). Il est également délicat de qualifier ces pratiques d'« alternatives », dans un contexte comme l'Inde où elles sont fortement répandues et enseignées dans de nombreuses universités tant privées que financées par l'État (Schensul et al. 2009; 2006). Ces termes sont donc utilisés en tenant compte de ces réserves.

16 Lieux de culte généralement d'obédience soufie. Le terme est parfois aussi utilisé pour désigner les

mosquées. A l'instar de tous les mots hindi transposés dans l'alphabet latin, «dargah», s'orthographie de plusieurs manières dont l'une est « dargha ».

17 Corin et al. (2005) ajoutent que la pluralité des modes de soins en Inde est d'autant plus marquée que le

recours aux soins religieux transcende l'appartenance religieuse. En effet, plusieurs personnes iraient chercher des soins dans divers espaces religieux à la fois, ce qui indique que les pratiques thérapeutiques dans ces espaces et le recours à celles-ci ne sont pas le fait d'une religion spécifique en Inde.

(25)

1.4 Rôle de l'Etat

1.4.1. Implication de l'État dans la santé publique

Depuis l'Indépendance (1947), l'investissement dans le système de santé n'a cessé de diminuer. Les deux premiers plans quinquennaux18 accordaient 3 % du budget national à la

santé et cette part n'a cessé de baisser jusqu'à marquer un plongeon significatif dans les années 1980 et 1990 suite aux répercussions majeures sur le financement public des systèmes de santé et services sociaux qu'ont engendré les réformes du marché. Présentement, le budget total alloué à la santé par le gouvernement central est d'environ

1 % alors qu'il oscille autour de 5.5 % pour la trentaine de gouvernements d'États indiens. Le 1 Ie plan quinquennal, publié en 2008, envisage d'augmenter le budget accordé à la santé

à 2 % du PIB d'ici la fin du plan (GOI 2008 : 68; Khandelwal et al. 2004 : 127).

Dans ce contexte d'investissements publics avares quant au système de soins de santé, les initiatives en santé publique n'ont pas la priorité et demeurent relativement limitées. D'autre part, historiquement, elles ont principalement pris la forme d'interventions ponctuelles et « verticales »' , ciblant uniquement certains problèmes spécifiques, telles que le contrôle des épidémies de malaria, la lutte à la tuberculose ou le contrôle des naissances. Peu avant l'Indépendance, une commission majeure (commission Bhore, 194620) de

réforme des soins de santé - considérés à l'époque comme défaillants sur nombre d'aspects et peu accessibles à la population - avait envisagé la mise en place d'un service de santé public accessible à tous et l'élaboration de campagnes d'éradication et de prévention de certaines épidémies et maladies (malaria, variole, lèpre, tuberculose, maladie sexuellement

18 Le gouvernement fonctionne sur des pl«ans quinquennaux (un système mis en place depuis les années 1950)

mais il arrive que les périodes quinquennales ne soient pas respectées; certains plans ont été sautés et d'autres ont été mis en place à plus haute fréquence. Par exemple, le huitième plan qui devait entrer en fonction en 1990 ne l'a été qu'en 1992, les changements rapides apportés par les politiques d'ajustement structurel de la Banque mondiale nécessitant des plans annuels pour ces deux années (GOI, http://planningcommission.gov.in/aboutus/historv/about.htm: Gupta et Sharma 2006). Actuellement, le //'* Five Year Plan (2007-2012) est en vigueur.

19 Le terme « vertical » est employé pour désigner les entreprises de santé publique privilégiant l'intervention

ciblée qui ne s'arrime pas à une approche plus integrative (travail parallèle sur les facteurs environnementaux, facteur sociaux, etc.) (Qadeer et Visvanathan 2004).

20 Le Report of the Health Survey and Development Committee (1946) est mieux connu sous l'appellation

(26)

transmissibles) (Ramasubban 2008 : 95; Duggal et al. 2005 : 28). La commission a entre autres donné lieu à l'installation des « Primary Health Centers » (PHC), des établissements censés promouvoir une approche holiste de la santé et une proximité avec les communautés par le biais d'initiatives d'éducation et de sensibilisation. Peu de temps après l'Indépendance cependant, l'approche nehruvienne - stipulant qu'une industrialisation rapide de la société favoriserait parallèlement l'amélioration des conditions sociales et de santé des populations - prend préséance et écarte partiellement les objectifs de santé publique holiste et communautaires. Ramasubban explique ainsi la nouvelle tournure de la santé publique : « impatience with the slow-moving Community Development Programme in general and the environmental sanitation component in particular - based on mass education and community participation - was high, and the "growth-first-and-the-rest-will-follow" strategy became the preferred option » (2008 : 96; aussi Kennedy 2006).

Les initiatives en santé publique des années 1950, encore axées sur le contrôle des épidémies et de certaines maladies ravageuses, se caractérisent donc par une approche verticale et centralisée, marquée par des campagnes de prévention nationales indifférentes des particularismes régionaux * (Kennedy 2006). Les mesures de contrôle de la population enclenchées dans les années 1960 recevront par la suite une attention privilégiée (Qadeer et Visvanathan 2004) et, selon Ramasubban (2008), cette préoccupation évincera toutes les autres formes d'initiatives en santé publique jusque dans les années 199022.

Les programmes d'ajustement structurel et les réformes économiques subséquentes instaurées sous la pression du Fond monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale en 1991 ont engendré des répercussions considérables sur la manière d'envisager les politiques de santé publique et de services sociaux, à l'image des ajustements du même type à travers le monde : « Neoliberal development strategies initiated in the health sector since the 1980s have systematically reduced the size, scope, and reach of public health

21 Les campagnes nationales de l'époque prennent la forme de vaccinations massives contre la variole ou

d'épandage d'insecticides (DDT) pour contrôler la malaria (Ramasubban 2008).

!2 Dans les années 1960, un recensement de la population dresse un constat inquiétant de l'évolution

démographique et entraine l'implantation d'un programme national de planification familiale prenant principalement la forme de vastes campagnes de stérilisation qui ont bouleversé le climat politique indien de l'époque (Duggal et al. 2005 :35).

(27)

services » (Janes et Corbett 2009 : 175, aussi Finn et Sarangi : 2008)23. Selon Qadeer et

Visvanathan (2004 : 145), ces ajustements ont conduit à verticaliser davantage les initiatives de santé publique et à privilégier les solutions technologiques telles que la distribution de médicaments allopathiques. D'autres auteurs ajoutent que ces transformations dans la gouvernance ont généré un accroissement des programmes de santé sélectifs et des interventions destinés à des populations cibles ainsi que le retrait conséquent de l'État dans l'investissement et la responsabilité des soins de santé (Adams et al. 2008; Duggal et al. 2005 : 40; Qadeer et Visvanathan 2004).

1.4.2 Influence des instances transnationales

Toutes les initiatives précédemment mentionnées ont été dépendantes pour leur création comme pour leur fonctionnement d'institutions internationales telles que l'OMS, pour la conception des programmes, ou la Fondation Rockefeller et la Banque mondiale entre autres, pour le financement, et ce, surtout à partir des années 1980 et de la période suivant l'implantation des programmes d'ajustement structurel (Ramasubban 2008; Khan 2006; Duggal et al. 2005 : 28)24. Selon Duggal et al., chaque fois que le gouvernement a mis en

place un programme de santé publique, celui-ci avait d'abord été pensé par une instance internationale : « whether it was the CDP in the 1950s, intrauterine contraceptive device (IUCD) and the malaria in the sixties or RCH and AIDS in the nineties, most health programs have been shaped through external collaboration » (2005 : 39). Selon Jain et Jadhav (2008), la participation de plus en plus marquée des donateurs internationaux et l'influence de l'OMS sont cruciaux dans la constitution des politiques de santé mentale indiennes. Le recours à l'expression « idées dominantes en santé mentale » dans cette recherche vient donc en partie des forts rapprochements pouvant être établis entre les grandes tendances adoptées par les instances transnationales en matière de santé mentale et celles du gouvernement indien.

23 Gupta et Sharma (2006 : 280) estiment que les effets du programme de libéralisation de l'économie n'ont

été ressentis pleinement que dans la seconde moitié des années 1990.

24 L'aide financière extérieure bien que présente, était relativement limitée jusque dans les années 1980.

L'implication de la Banque mondiale en Inde à partir des années 1980 a transformé ce phénomène et les fonds internationaux entrant au pays ont depuis considérablement augmenté (Duggal et al. 2005).

(28)

1.4.3 Implication de l'État en santé mentale

En ce qui a trait plus spécifiquement au champ de la santé mentale, l'époque coloniale est essentiellement marquée par l'implantation d'asiles psychiatriques à travers le pays25. Les

auteurs s'étant penchés sur cette période rapportent qu'en général, la population démontrait un manque de confiance flagrant envers ces institutions d'une part et envers la psychiatrie dans son ensemble, d'autre part (Jain et Jadhav 2008 : 567; Keller 2001)26. L'apparition des

premières unités psychiatriques dans les hôpitaux généraux dans les années 1930 et, majoritairement, dans les années 1960 et 1970 aurait atténuée quelque peu le scepticisme à l'égard de la psychiatrie en raison de son intégration dans la structure des services de santé déjà en place (Jain et Jadhav 2008 : 567; Thara et al. 2004 : 366). Néanmoins, la méfiance et les reproches dirigés tant aux hôpitaux psychiatriques qu'aux ailes psychiatriques des hôpitaux généraux reste chose commune. Les principales critiques concernent les conditions de soins et de prise en charge des patients résidant dans les institutions, des critiques encore récemment soulevées par la National Human Rights Commission (1999)27.

Patel et Thara (2003 : 9) estiment d'ailleurs que la stigmatisation de la santé mentale en Inde résulte en grande partie d'une perte de confiance de la population à l'égard de la psychiatrie, explicable par les conditions déplorables de soins dans les institutions gouvernementales qui sont dévoilées publiquement de temps à autre.

À partir des années 1970 et 1980, l'influence des agences transnationales en santé dans la conceptualisation des politiques de santé mentale publiques et communautaires se fait plus présente, tout comme dans l'ensemble des initiatives de santé publique, tel que mentionné précédemment (Jain et Jadhav 2008). C'est par exemple à la suite du rapport de l'OMS sur les services en santé mentale dans les pays en « voie de développement » de 1975 que le

25 Le premier hôpital psychiatrique a été fondé à Calcutta en 1787, suivi d'hôpitaux à Mumbai et à Chennai. Il

y a maintenant 37 hôpitaux psychiatriques gouvernementaux en Inde répartis dans 16 États (GOI 2006; Thara et al. 2004 : 366).

26 Des historiens ayant analysé la psychiatrie coloniale des 19e et début 20e siècles mentionnent qu'une des

raisons de cette méfiance, en plus de la critique des conditions de soins, était la discrimination « ethnique » puisque les Anglais étaient beaucoup mieux soignés que les Indiens confinés, eux, à de plus petits hôpitaux et en plus grand nombre (pour un portrait de l'implantation de la psychiatrie en Inde à l'époque coloniale, voir Keller 2001).

27 La commission a procédé à une évaluation de tous les hôpitaux psychiatriques gouvernementaux et de

toutes les ailes psychiatriques des hôpitaux généraux à travers le pays (GOI 2006 : 189). Ses conclusions quant aux conditions de vie des patients dans les hôpitaux étaient des plus alarmantes.

(29)

gouvernement indien lance en 1982, avec l'aide de l'OMS pour sa conception, le National Mental Health Program (NMHP), toujours en fonction aujourd'hui (Jain et Jadhav 2009; Murthy 2004). Dans l'ensemble, le NMHP reflétait les recommandations des organismes transnationaux de l'époque. Les objectifs jugés innovateurs du projet étaient, dans un premier temps, de renforcer l'intégration de la santé mentale au système de soins de santé primaire en place et, dans un deuxième temps, de favoriser l'éducation en santé mentale dans le but de maintenir la « santé » mentale de la population en plus de sensibiliser aux pratiques curatives à l'égard des « maladies » mentales (Padmavati 2005; Murthy 2004; Thara et al. 2004 : 366)28. La santé mentale est donc appréhendée dans son sens large et

associée au « développement social » (Jain et Jadhav 2009 : 80). Concrètement cependant, les efforts d'implantation du NMHP se sont surtout concentrés sur la disponibilité et l'accessibilité aux soins de santé mentale, particulièrement en milieu rural où les services disponibles sont plus limités (Jain et Jadhav 2009 : 63)29. Les années suivant l'inauguration

du plan ont cependant montré que les progrès annoncés par celui-ci étaient beaucoup moins grands et étendus qu'escomptés. Le gouvernement a reconnu que les retombées du programme ont été limitées et qu'en pratique sa mise en place concrète était loin d'être toujours conforme avec les principes guidant la politique nationale sur le sujet Les raisons généralement évoquées pour expliquer ces échecs sont entre autres, le manque de financement octroyé par le gouvernement central pour l'implantation du programme30, une

approche trop centralisée et un manque de ressources humaines (Padmavati 2005; Murthy 2004)31. Dans le contexte des développements internationaux sur le sujet de la santé

L'intégration de la santé mentale au système de santé primaire est une des principales recommandations de l'OMS destinée aux pays économiquement défavorisés (Jain et Jadhav 2009 : 75). À l'époque de la planification du NMHP, il était estimé que moins de 10 % des personnes requérant des soins urgents au plan de la santé mentale en Inde recevaient l'aide nécessaire. Une place importante a donc été réservée dans le NMHP à des mesures telles que l'attribution d'une formation de base sur la santé mentale à des médecins généralistes et autres travailleurs de la santé afin d'intégrer la santé mentale au système de santé primaire et de pallier le manque de professionnels qualifiés dans ce secteur.

29 Deux ans après le NMHP, un projet destiné au milieu rural, le District Mental Health Programme (DMHP)

a permis en quelque sorte d'opérationnaliser le NMHP dans 27 districts en tentant d'intégrer les soins de santé mentale aux « Primary Health Centers » (PHC) existants.

30 À l'époque où le NMHP a été implanté, le sixième plan quinquennal (1981-1985) avait déjà été lancé et il

n'y avait donc pas de planification financière en conséquence pour le NMHP. Les fonds pour le programme n'ont été calculés que dans le septième plan (1985-1990) et étaient très peu élevés: dix millions de roupies (Rs) (250 000 $ CAD), soit 0.04 % du budget total alloué à la santé (Jain et Jadhav 2008 : 573; Murthy 2004). À l'automne 2008, 1 S CAD valait environ 40 Rs; cette conversion sera celle utilisée dans l'ensemble de la présente recherche.

(30)

mentale au début des années 2000 (dont les rapports de l'OMS présentés précédemment), le NMHP a été reconfiguré en 2002 dans le but de remettre l'accent sur la sensibilisation et l'éducation de la population. Une augmentation significative du budget accordé à la santé mentale (16.2 milliards de roupies (Rs), soit 345 millions de dollars américains) a aussi accompagné le nouveau NMHP mais les critiques sur l'échec de son opérationnalisation demeurent (Jain et Jadhav 2009 : 63). La santé mentale reçoit actuellement un peu plus de

I % de l'investissement public national en santé (Khandelwal et al. 2004).

Le 11th Five year Plan (2007-2012), réitère que l'objectif du NMHP est de mettre l'accent

sur la sensibilisation à propos d'enjeux entourant la santé mentale et les personnes atteintes de troubles de santé mentale (GOI 2008 : 101). Une des manifestations de cette volonté de sensibilisation est le développement accru de l'éducation en santé mentale dans le milieu scolaire. Ce milieu est aussi investi largement par le secteur privé qui implante des cliniques et des services de consultation dans les écoles privées (Thara et al. 2004 : 366). D'ailleurs, deux des psychologues que j'ai rencontrées, anciennes employées d'ONG locales, travaillent maintenant dans des collèges privés. Malgré les développements des programmes et politiques publiques en santé mentale, ce champ de la santé demeure une préoccupation très secondaire pour l'État. Il est calculé par exemple qu'il n'y a environ que 4000 psychiatres pratiquant dans les secteurs privés et publics en Inde et ce, sans compter l'exode de plusieurs d'entre eux à l'étranger (GOI 2006 : 189; Joshi 2005 : 129; Thara et al. 2004). Les initiatives de santé publique - déjà peu élaborées comme ce fut présenté dans la précédente section - sont donc d'autant plus limitées en ce qui concerne la santé mentale.

1.4.4 Différences régionales dans les services de santé mentale

II existe des différences considérables à travers le pays entre les types de ressources et de services disponibles et entre les discours qui circulent sur la santé mentale. Halliburton, anthropologue ayant travaillé au Kerala sur les différents systèmes de soins (psychiatrie allopathique, psychiatrie ayurvédique, guérison religieuse), écrit qu'en raison des efforts

(31)

des gouvernements communistes32 pour le développement des politiques publiques sociales

et de santé, le tiers des hôpitaux psychiatriques du pays se retrouvent dans cet État alors que celui-ci ne représente que 4 % de la population indienne. Il mentionne également que le nombre de chroniques psychologiques dans les journaux et les magazines est très élevé comparé à d'autres États et que les concepts psychiatriques et psychologiques circulent plus largement dans la population (Halliburton 2005). Il est aussi à noter que le National Institute of Mental Health and N euro Sciences (NIMHANS), l'institut de recherche et de services en santé mentale le plus important chapeauté par le Ministry of Health and Family

Welfare du gouvernement central et par le ministère du même nom du Government of Karnataka, est situé à Bangalore (capitale du Karnataka), ce qui contribue au rayonnement des services et des ressources en santé mentale dans le sud de l'Inde. Quelques intervenants rencontrés sur le terrain m'ont aussi mentionné qu'il y avait, dans le sud de l'Inde, des programmes de sensibilisation en santé mentale beaucoup plus élaborés qu'à Mumbai ou plus au nord (Entrevues 1, 2, 13). Une grande part des ONG impliquées en santé mentale se retrouvent d'ailleurs dans le sud du pays (Thara et al. 2004).

Plus au nord, à Mumbai, il y a 12 hôpitaux municipaux et gouvernementaux qui offrent des services de soins en santé mentale et seul le Regional mental hospital (Thane) détient des installations permettant l'hébergement à long terme. Plusieurs estimations indiquent aussi que dans la ville, les hôpitaux privés (et dans une moindre mesure, les ONG locales) reçoivent trois fois plus de patients que le réseau public dans le domaine de la santé mentale (Joshi 2005 : 130).

1.4.5 Reconnaissance des systèmes de savoirs non-allopathiques

L'État indien reconnaît plusieurs systèmes de médecine non-allopathiques et en légifère certains par le biais d'un département relevant du Ministry of Health and Family Welfare, le Department of Ayurveda, Yoga and Naturopathy, Unani, Siddha and Homeopathy (AYUSH)i3. Selon Leslie, les rapprochements entre la médecine cosmopolite, pour utiliser

32 L'État du Kerala a le plus souvent été dirigé par un gouvernement communiste (Communist Party of India

et Communist Party of India[Marxist]).

33 Anciennement nommé le Department of Indian Systems of Medicine and Homoeopathy (ISM&H), cette

désignation a été modifiée en 2003. L'acronyme AYUSH utilisé pour désigner les différents systèmes médicaux signifie « vie » en hindi et en urdu (Schensul et al. 2006 : 2777).

(32)

son expression, et les systèmes de médecine non-allopathique s'observent dès les débuts de la colonisation britannique. Il écrit : « [...] during the first quarter ofthe nineteenth century the East India Company sponsored a program to train "native doctors" that integrated European Anatomy and medicine with instruction in Ayurveda and Yunani tibbia » (1993 : 178). Par la suite, des collèges, des universités financées par l'État, des associations professionnelles, des compagnies pharmaceutiques, des agences de l'État ainsi qu'un réseau d'infrastructures pour les soins de santé (hôpitaux, centres de santé) ont été développés pour encadrer les pratiques médicales non-allopathiques. Certains systèmes de médecine non-allopathique (AYUSH) sont ainsi enseignés en suivant un modèle calqué sur la biomédecine coloniale britannique, faisant des « AYUSH daktar34 » des « tradipraticiens

professionnels » (Schensul et al. 2009, 2006; Das et Das 2006; Leslie 1993).

Bien que les systèmes AYUSH soient officiellement reconnus actuellement et que cette reconnaissance par l'État indien représentait un des symboles de l'identité nationale après l'Indépendance, Khan (2006) émet une réserve quand à leur véritable acceptation nationale en rappelant que la considération de l'État pour les médecines non-allopathiques a longtemps été le lieu de contestations. Selon l'auteur, les premières tentatives de regroupement et d'officialisation des médecines non-allopathiques à partir des années 1940 relevaient moins d'un désir nationaliste de promouvoir les systèmes médicaux indiens que de contingences pragmatiques (manque d'infrastructures offrant des soins biomédicaux dans le milieu rural, médecines non-allopathiques plus abordables et accessibles pour les populations économiquement défavorisées). L'appui officiel des systèmes de médecine traduirait davantage une volonté de « modernisation » de ces systèmes en prenant le système biomédical et sa gestion comme modèle idéal (Khan 2006 : 2789; Alter 2005). Toujours selon l'auteur, les voix questionnant la supériorité du système allopathique en Inde, bien que présentes à travers l'histoire, sont toujours restées marginales35. Khan

explique la situation par l'hégémonie de la science et de la modernité qui s'est construite à travers l'histoire coloniale et s'est appliquée à l'élite indienne éduquée en Occident et aux

34 Le terme « daktar », utilisé couramment en hindi et en marathi est le dérivé de l'anglais « doctor ».

35 À l'époque de l'Indépendance, Gandhi était un virulent critique de la biomédecine endossée par l'État qu'il

associait au capitalisme industriel et à ses effets pervers sur la société indienne. La contestation de la biomédecine symbolisait une résistance à la domination occidentale (Khan 2006; Connor 2000 : 8).

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dirigeants nationaux. Avec les tendances mondiales actuelles à l'intégration des médecines « traditionnelles » ou « alternatives », l'État indien a toutefois réformé sa gestion des « Indian Systems of Medicine » dans l'objectif de mieux les intégrer dans les politiques de santé nationales (Khan 2006). En général, seul environ 3 % du budget national en santé est attitré au département AYUSH et le financement de ce secteur par les États régionaux n'est guère plus élevé (GOI 2010 : 3). Par ailleurs, certains systèmes comme l'ayurveda ont toujours eu plus de possibilités d'obtenir des fonds et un plus grand pouvoir de représentation publique que les autres traditions non-biomédicales (Jain et Jadhav 2008; Connor 2000; Leslie 1993)36.

Les répercussions que peut avoir le statut accordé aux systèmes médicaux non-allopathiques sur les formes d'appropriation des différents savoirs et pratiques en santé mentale par les acteurs des ONG locales seront introduites dans les deux derniers chapitres d'analyse (chapitre 5 et 6).

1.5 Portrait des ONG indiennes

Face au renforcement de la globalisation du capitalisme ainsi qu'en réponse au désistement conséquent de l'État, une certaine tendance de la société civile à se « prendre en main » par la création de nombreuses ONG est souvent soulignée. L'Inde n'est pas en reste de ce mouvement global. Avant de tracer le portrait du développement et des caractéristiques générales des ONG en Inde et à Mumbai, il importe de s'attarder à l'appellation « ONG » qui a été privilégiée dans cette recherche. Dans sa récapitulation des études sur les ONG en anthropologie, Fisher explique que ; « the term "NGO" is shorthand for a wide range of formal and informal association. There is little agreement about what NGOs are and perhaps even less about what they should be called» (1997 : 447). Plusieurs termes se retrouvent ainsi dans la littérature, résultant d'un effort de distinction et de clarification des multiples facettes de tous les groupes, coalitions ou institutions réunis sommairement sous la bannière « ONG ». Des termes tels que « Community Based Organization » (CBO) ou « Grassroot organization » (GRO) sont généralement utilisés dans la littérature anglophone

36 Se référer à l'ouvrage collectif édité par Connor (2000) pour un portrait comparatif de l'intégration des

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pour qualifier les groupes localisés dans un endroit précis (par opposition à des coalitions « multisituées » ou essentiellement virtuelles) et qui sont fondés soit sur une base de membres, soit sur leur lien avec des communautés ou des groupes « cibles » (Kamat 2004; Fisher 1997)37. Le terme « Voluntary association », souvent utilisé de manière équivalente

à ONG, sert plutôt, pour certains auteurs, à distinguer les organisations « charitables » formées de bénévoles des organisations gérées par des employés (Fisher 1997 : 448). En Inde, tous ces termes sont utilisés; l'État central emploie le terme « Voluntary Associations » (VO) pour englober l'ensemble des organisations non-gouvernementales qu'il subdivise ensuite comme suit : « Community-based organizations (CBO), Non-governmental development organizations (NGDO), Charitable organizations, Support organizations, Network or federations of such organizations and Professional membership associations » (GOI 2007 : 2). Le choix de l'appellation ONG dans ma recherche est motivé dans un premier temps par le fait qu'il correspond à celui le plus fréquemment employé par les participants eux-mêmes pour décrire leur organisation («Non-Governmental Organisation »). Dans un deuxième temps, la diversité des organisations rencontrées limite la possibilité de les regrouper sous une appellation plus précise. En effet, toutes ne sont pas « community-based »; certaines s'impliquent davantage dans l'offre de « services » à la population alors que d'autres entretiennent peu de contacts directs avec celle-ci et s'identifient plutôt à leur volet militant. Dans le présent mémoire, le terme ONG désigne donc toute forme d'organisation locale qui n'est pas du ressort de l'État (même si celui-ci peut accessoirement octroyer aux ONG quelque soutien financier), qui n'a pas de buts lucratifs et qui ne relève pas d'une entreprise de charité religieuse.

1.5.1 Développement et rôle des ONG en santé

La longue histoire des mouvements volontaires en Inde ne peut être détaillée ici mais il est tout de même utile d'indiquer qu'avant l'Indépendance, ils étaient principalement initiés par des associations religieuses hindoues ainsi que par des missions chrétiennes (Jalali 2008; Sharma 2006; Patel et Thara 2003 : 13). D'ailleurs, les ONG à caractère religieux,

37 Je fais principalement référence aux appellations tirées de la littérature anglophone car ce sont celles qui

sont utilisées en Inde et dont le sens est débattu tant dans les recherches sur le sujet que par les acteurs des ONG eux-mêmes. Des termes similaires existent cependant en français et ne s'exemptent pas des débats étymologiques.

Figure

Figure 1 : Carte de la grande région métropolitaine de Mumbai (MCGM, http://www.mcgm.gov.in)
Figure 4 : Extrait du questionnaire distribué aux participants des ateliers de sensibilisation (Priyanka)

Références

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