• Aucun résultat trouvé

La remise en question progressive de la place des arts mécaniques par rapport aux arts libéraux et la mutualisation de leurs connaissances respectives permet aux savoirs scientifiques et techniques de connaître de nouveaux développements. Par ailleurs, l’époque moderne est marquée par une nouvelle conception du monde héritée du schéma cosmologique héliocentrique révolutionnaire de Copernic au XVIème siècle, ainsi que par l’affirmation d’un univers « infini » par Newton, suite à sa découverte de la gravitation universelle en 1666. Ils mettent à mal le schéma géocentrique du système solaire d’Aristote et de Ptolémée en vigueur depuis l’Antiquité, impliquant un univers clos et borné, centré autour de la terre, schéma reproduit dans la conception aristotélicienne du savoir. Les hommes n’ont par conséquent de cesse sur la période couverte par nos sources de repousser les bornes du savoir connu jusque-là. Ce désir d’un savoir nouveau est sensible dans l’intitulé de nos sources qui affiche la nouveauté de leur contenu. Le Novo teatro di

machine de Zonca en 1656, le Theatrum machinarum novum de Böckler en 1662, la Nova architectura curiosa du même auteur en 1704, la Nouvelle architecture hydraulique de

Prony entre 1790 et 1796, les Vues nouvelles sur les courans d’eau de Ducrest en 1803 témoignent selon Paolo Rossi de la nécessité ressentie par les contemporains d’un savoir neuf et renouvelé à la hauteur des « nouvelles dimensions du monde géographique et de l’univers astrologique » 144. A cette occasion nous pourrions aussi évoquer la dispute entre les Anciens et les Modernes, ou tout du moins le sentiment de supériorité affiché par les Modernes sur leurs prédécesseurs, mais nos auteurs ne font pas mention d’une rivalité ouverte, au contraire, nous l’avons vu précédemment, ils s’attachent à se positionner dans

144 R

OSSI, Paolo. Les Philosophes et les machines : 1400-1700. Traduit de l’italien par Patrick VIGHETTI. Paris, PUF, 1996, p.73.

la continuité des savants et philosophes passés, et à s’en démarquer par l’apport nouveau de leurs réflexions à leur sujet d’étude.

La volonté d’approfondissement des connaissances et d’innovation est également visible dans nos sources qui émanent d’inventeurs dont les créations se sont vues accorder des brevets. Ainsi, Martin, en 1766, et Darles de Linière, en 1768, à propos de pompes de leur invention, Ducrest en 1803 au sujet de nouveaux vaisseaux conçus par lui et Sheldrake en 1811 pour ses roues planes inclinées, nous fournissent tous les trois, en introduction de leur ouvrage, des informations relatives aux brevets d’invention et à l’octroi de monopoles de vente selon la législation et les méthodes en vigueur à leurs époques. Les pompes de Benjamin Martin sont conçues pour le bénéfice des marins afin d’évacuer l’eau de leurs navires, lors de leur voyage en mer, de façon la plus performante et efficace possible. Ses héritiers et lui bénéficient, grâce à une lettre patente en date du 1er juillet de la sixième année de règne de Georges III (1766), du monopole de la construction et de la distribution de ses pompes pendant quatorze ans. Darles de Linière est, quant à lui, l’inventeur de pompes sans cuir, remédiant ainsi au risque d’étranglement encouru avec les pompes avec cuir. Tout comme Martin, ses pompes étaient à l’origine destinées à la Marine, puis elles ont été utilisées pour éteindre les incendies, « l’arrosement des voiles de vaisseaux, des jardins, des potagers, des prairies » et afin d’apporter l’eau à tous les étages de la maison. En 1763 le privilège exclusif de ces pompes est accordé par lettre patente du Duc de Choiseul à Darles de Linière. Le Ministère de la Marine ordonne que des expériences soient mises en œuvre avec ces pompes, le Parlement fait de même. Pendant dix huit mois à Brest et Paris les principaux officiers de la Marine du Roi, des commissaires ordonnateurs de la Marine, des ingénieurs en chef, constructeurs de vaisseaux et six membres de l’Académie Royale des Sciences de Paris, nommés par Mr le Duc de Praslin mettent à l’épreuve les pompes de Darles de Linière. A la suite de ces expérimentations, le Ministère de la Marine passe en 1767 un marché avec l’inventeur pour qu’il fournisse en pompes à épuisement les vaisseaux du Roi et en pompes à incendie les magasins et les arsenaux de Sa Majesté dans ses ports pour les préserver des ravages des flammes. Darles de Linière multiplie les démonstrations dans le royaume et à l’étranger. Il en obtient plusieurs certificats affirmant la supériorité de ses pompes par rapport aux autres en usage à l’époque, en termes de résistance et de rendement. Il se voit gratifié « des privilèges exclusifs de la plus grande partie des autres puissances de l’Europe ». Enfin, Darles de

Linière souligne dans son introduction que le gouvernement a fait de la manufacture de ses pompes une manufacture royale145 avec ses prérogatives. L’on peut y voir « agir ces pompes à tous usages, en examiner la mécanique, et en reconnoitre les produits ». Ducrest nous explique en avant-propos que les vaisseaux146 dont son ouvrage fait la promotion sont le fruit de quarante années d’étude de l’hydraulique, de méditation et d’expériences. Ils sont destinés aux géomètres mais aussi et surtout « à toutes les personnes attachées à l’administration de la chose publique, à tous les capitalistes qui cherchent à placer des fonds dans des spéculations utiles, à tous les bons citoyens, et aux amis de l’humanité ». L’auteur distingue d’ailleurs dans son propos ce qui est d’ordre scientifique et administratif, qui s’adresse davantage aux géomètres et aux financiers en petits caractères, et ce qui est à la portée de tout le monde en gros caractères. Son avant-propos est enfin un appel à contribution ou plutôt à association de capitalistes avec lui « dans la jouissance des brevets d’invention que nos lois me donnent le droit de prendre sur chacune des découvertes que j’ai faites ». Il précise que cet appel est passé dans un contexte de guerre, dans lequel, depuis trois ans, il cherche à se faire entendre du chef du gouvernement, sans succès. Dans la préface de Sheldrake, l’auteur développe deux arguments pour l’obtention d’un brevet d’invention. Sheldrake estime d’une part que toute personne jugeant une découverte utile à son activité doit pouvoir la mettre à profit librement, d’autre part, que l’inventeur estime avoir le droit de bénéficier d’une juste contrepartie pour l’utilisation par d’autres de son invention. C’est pourquoi il s’est procuré une lettre patente pour son invention et en propose aujourd’hui « l’utilisation à qui veut par le présent document qui en vante les mérites et en explique le fonctionnement ».

Nous constatons donc qu’à la fin du XVIIIème et au tout début du XIXème siècle, les inventeurs peuvent demander pour leurs découvertes des brevets d’inventions. Ceux-ci sont assortis de monopoles de conception et de distribution dans un délai fixé aux termes d’un contrat sous la forme d’une lettre patente qui leur est adressée par un membre de l’Etat. Les inventions en question peuvent être expertisées comme nous l’avons vu avec Darles de Linière. Cela ne dispense pas moins les inventeurs de faire connaître leurs découvertes comme nous le voyons ici par le biais de nos ouvrages, véritables manuels

145

Etablie à Paris, rue neuve St Gilles au Marais.

146 … et autres découvertes portant sur la solidité des constructions en planches, l’imperméabilité des

voies d’eau, la nouvelle construction de moulins, et les canaux navigables. Bien que ces éléments ne soient pas des nouveautés aux yeux de ses contemporains, l’auteur ayant grâce à ses découvertes amélioré chacun d’entre eux, souhaite dans son ouvrage en asseoir la légitimité par des démonstrations géométriques.

d’utilisation propagandistes, afin de se constituer une clientèle pour ceux qui n’ont pas la chance de se voir proposer comme Darles de Linière un marché commercial avec l’Etat.

Un savoir coopératif et collaboratif d’utilité publique. Prosopographie des