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Sartre « écartelé » entre écriture et lecture

Il semble que Sartre n’ait pas une idée précise de ce qu’est (ou ce que devrait être) la langue, il la subit telle qu’elle existe avec ses normes scolaires sans essayer d’adopter un point de vue précis ou encore une théorie. Il se laisse guider par ses goûts (le roman américain) ses découvertes (Céline, Camus …) et il accorde une très grande importance au lexique tel que l’école l’a enseigné : il faut observer très attentivement la réalité et trouver le mot exact pour « saisir » sur le vif cette réalité par la conscience et la rendre la plus exacte possible dans l’écriture. On discerne là l’influence de « la lexicologie » au sens de Larousse c’est-à-dire quelque chose entre la morphologie et l’actuelle lexicologie mais où domine l’idée que les mots sont les signes de nos idées et de nos pensées, c’est-à-dire les images, les représentations des choses qui se font dans notre esprit de même que les peintures sont appliquées sur la toile d’un tableau. 261Mais le but du langage est plus ambitieux car il vise à l’expression des pensées complètes, de celles qu’on peut regarder comme une peinture de nos jugements, de nos désirs et de nos volontés (Larousse, 1868) Issue de la tradition scolaire cette conception de l’écriture consiste à composer un texte comme un assemblage d’éléments bien appropriés pour décrire au mieux (ou exprimer au mieux) la pensée conçue auparavant comme une parole intérieure, un dialogue de soi avec la conscience dans une perspective existentielle. Or selon Eric Marty, 262 l’écrivain aurait échoué à trouver une forme à son discours qui en soit la suture et l’authentifie et la cause de cet échec serait une erreur de position linguistique : celle d’avoir situé le langage, comme champ du pratico-inerte. Il se

260 Cette préoccupation est largement partagée que ce soit par Blanchot qui admet que le sort de la littérature se trouve dans la lecture (Blanchot, la Solitude habitée, par Laure Himy, Référence Bertrand Lacoste, 1997, p.18) Par Pierre Kuentz : « la constitution du canon du frantin c’est la constitution de l’univers du lisible » (in

Littérature n°42, 1981, « le modèle latin ») ou Gilles Philippe « la reconnaissance de ces patrons assure la lisibilité des textes » (in TM n°676, 2013, Formalisme et littérature, « Les deux corps du style », p.153)

261

Il s’agit d’une transformation de la GGR comme le fait remarquer S.Karabétian (HEL 20, 2, 1998)

« Que la connaissance de ce qui se passe dans notre esprit est nécessaire pour comprendre les fondements de la grammaire. » (Chapitre premier, seconde partie)

262 In TM 2013, « Formalisme littéraire et philosophie, le grand malentendu » p 100-119, en particulier la note 8 p 104 où il est expliqué : « En opposant, d’un côté, le langage en tant qu’il est un système comme partie prenante du pratico-inerte, c’est-à-dire des formes socialisées impersonnelles qui déterminent l’homme dans une position aliénée ; de l’autre, en tant qu’il est praxis, c’est-à-dire possibilité pour le sujet de parler le langage, Sartre retrouve tout le dualisme inhérent à sa propre phénoménologie et s’interdit de penser le langage comme structure constitutive du sujet lui-même. »

129 serait retrouvé en perpétuel porte-à-faux à partir de 1945 ne pouvant plus, ni conceptuellement, ni formellement, ni existentiellement, habiter l’idée de structure, c’est-à- dire trouver une forme. Il serait tombé dans l’informe…

En outre le mot est pour le philosophe porteur de concept, c’est par lui qu’on peut laisser entrer le troupeau des idées neuves et on peut le pousser en avant comme un cheval de Troie. Il faut pour cela effectuer un travail synthétique pour approfondir les concepts nécessaires et les affirmer par un lexique approprié doté de définition précise.

Notre pensée ne vaut pas mieux que notre langage et l’on doit la juger sur la façon dont elle en use. (p.282)

Accompagnant cette ambition de créer une sorte de « métalangage » deux tendances se dessinent : ce qu’on pourrait appeler « un tropisme de femme de ménage » associé bizarrement à « un dégoût persistant du féminin » (Nous mettons en note quelques extraits pour appuyer notre propos263 ) Tiphaine Samoyault (2015, 254) insiste sur l’influence qu’a eu Sartre sur Barthes un peu comme un père qu’il s’est agi « d’incorporer » pour s’affirmer autre mais sans jamais vraiment le renier complètement, lui reconnaissant des apports essentiels. Ainsi elle écrit :

Les enjeux (…) sont de (…) saisir enfin un rapport entre sexualité et maîtrise (ou non- maîtrise) qui détermine en partie des positions intellectuelles disjointes.

Parallèlement à cela la conception de la langue développée par notre auteur s’engage dans deux directions opposées et contradictoires. En effet Sartre hésite entre la langue- vision du monde où le langage n’est que simple reflet de la réalité et la langue-système qui suppose un langage-outil pour construire une certaine réalité. Ainsi on trouve p.19, 20 :

Le langage est une structure du monde extérieur. Le parleur est en situation dans le langage. (…) le langage tout entier est pour lui le miroir du monde. (p.19, 20)

Mais auparavant (p.14 à17) Sartre avait écrit :

263 => Un tropisme de femme de ménage (nous soulignons):

« En fait l’écrivain sait qu’il parle pour des libertés enlisées, masquées, indisponibles ; et sa liberté même n’est pas si pure, il faut qu’il la nettoie ; il écrit aussi pour la nettoyer. »(p.75)

« Puisque la matière et l’outil de l’écrivain c’est le langage il est normal qu’il revienne aux auteurs de nettoyer leur instrument. » (p.276)

« Si nous voulons restituer aux mots leurs vertus il faut mener une double opération : d’une part un nettoyage analytique qui les débarrasse de leurs sens adventices, d ‘autre part un élargissement synthétique qui les adapte à la situation historique. »(p.282)

« Au XVIIIè siècle, l’outil était forgé ; la simple utilisation de la raison analytique suffisait à nettoyer les concepts. »(p.287)

un dégoût du féminin (associé à la littérature et à ses lecteurs)

« Le public est une attente, un vide à combler, une aspiration, au figuré et au propre. En un mot, c’est l’autre » (p.82)

« Le rapport de l’auteur au lecteur est analogue à celui du mâle à la femelle(…) une masse indécise qu’on surprend,(…) et qui faute de convictions fermes, réclame perpétuellement qu’on la viole et qu’on la féconde. »(p.95)

« Ainsi le public concret serait une immense interrogation féminine, l’attente d’une société toute entière que l’écrivain aurait à capter et à combler. »(p.160)

« Une langue (…) vulgarisée, assouplie, truffée de bourgeoisismes dont chacun semble un petit soupir d’aise et d’abandon. » (p.169) etc..

130 L’écrivain, au contraire, c’est aux significations qu’il a affaire (…) c’est par le langage conçu comme une certaine espèce d’instrument que s’opère la recherche de la vérité. ( p.17,18) Ces hésitations viennent peut-être de l’influence de Merleau-Ponty et de supposées discussions avec lui. 264 Cette option d’un « langage- outil » est empruntée aussi à Paul Valéry par la reprise d’une image mal interprétée, nous semble-t-il : Les mots passent à travers notre regard comme le verre au travers du soleil (p.26) c’est le verre qui passe à travers le soleil et non l’inverse donc c’est bien nous qui construisons notre langage en nous servant de la langue, en la traversant en quelque sorte par la connaissance que nous en avons et l’usage que nous en faisons. On décèle dans ce texte l’intrication d’une conception saussurienne (celle de Merleau-Ponty) où on pose un objet (la langue) et on invente un langage par consensus (appropriation collective) contre une conception Benvenistienne (celle de Sartre) on invente quelque chose qui est déjà là confondant langue et langage au profit de la parole et du discours. En termes marxistes il s’agit de savoir si la langue est une superstructure (une institution correspondant à une forme déterminée et dépendante d’une structure sociale, économique et historique) ou bien si elle est une infrastructure matérielle de la subjectivité (une structure cachée ou invisible qui soutient ce qui est visible) Coincé entre ces deux conceptions antinomiques Sartre refuse de trancher, il choisit l’urgence de l’action et l’échappée obstinée par le discours :

La prose est utilitaire par essence ; je définirais volontiers le prosateur comme un homme qui se sert des mots. M.Jourdain faisait de la prose pour demander ses pantoufles et Hitler pour déclarer la guerre à la Pologne. L’écrivain est un parleur.

Cette fuite en avant s’explique par l’obligation de se soumettre à un état historique de la langue qui, après deux guerres mondiales et une lente et difficile démocratisation du système scolaire, n’aurait pas « bougé » depuis Victor Hugo ou très peu, s’accroissant seulement d’un immense néologisme comme cela a déjà été remarqué par Littré notamment, aboutissant à un état dit de décadence par confusion généralisée de la grammaire. Une remarque de Paul Valéry, reprise par Jean-François Louette, va dans le même sens :

Notre époque n’a pas son langage. On n’ose pas l’avouer. Alors, les uns usent d’un langage pastiché-issu de combinaisons d’emprunt (aux trois siècles précédents) les autres parlent comme le premier homme et parlent pour eux seuls. 265

En l’absence de langue commune l’écrivain n’a le choix qu’entre le « Nous » hiératique d’une langue écrite difficile ou le « nous » militant d’une langue écrite galvaudée. Sartre a été, nous semble-t-il, constamment tiraillé entre ces deux positions.

Pourtant il se pose souvent en « professeur » autant qu’en « écrivain ». Ainsi conçoit-il l’écriture comme une opération de médiation visant l’efficacité d’une transmission plus que l’expressivité d’une pensée. Il reste par le choix du discours prisonnier de ce métier renonçant à entreprendre des recherches plus poussées sur la langue qui l’amèneraient à la création d’un langage propre et singulier. Tel un éducateur il prévoit un travail progressif et exigeant en direction du lecteur pour l’élever, petit à petit, jusqu’à ce qu’il ait besoin de lire mais il ne

264

Cours de Sorbonne p.42 « l’usage instrumental précède la signification proprement dite. L’acquisition du langage (…) est co-extensive à l’exercice même du langage. »

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131 fait pas ce même travail sur l’écriture bien qu’il sache que la liberté de la littérature est un leurre :

Il n’y a pas de liberté donnée ; il faut se conquérir sur les passions, sur la race, sur la classe, sur la nation et conquérir avec soi les autres hommes. (p.75)

Découragé d’avance, il se dit « écrasé » par sa situation et par l’immensité de la tâche à accomplir:

L’historicité reflua sur nous (…) nous étions acculés à faire une littérature de l’historicité. (p.213, 215)

Sans avoir les moyens de répondre à l’urgence, il est néanmoins conscient d’un décalage ou d’une coupure avec la masse de lecteurs qu’il voudrait toucher :

L’ouvrier de 1947(…) réclame le droit de faire l’Histoire au moment où nous découvrons notre historicité. Nous ne sommes pas encore familier avec son langage, il ne l’est pas non plus avec le nôtre. (p.250,251)

Et il reste « fasciné » par certaines écritures : il s’interroge sur les causes de leur force particulière. Il admire Baudelaire (p.88) pour sa capacité d’adopter une double postulation simultanée : chaque mot renvoie à deux contextes ; à chaque phrase deux forces s’appliquent à la fois, qui déterminent la tension incomparable (de son écriture) qui se déploie avec virtuosité entre négativité et construction ; n’est-ce pas une autre façon de remarquer ce que Renée Balibar a analysé d’une formule plus systématique : 266

Baudelaire présenta une image méconnaissable du français scolaire élémentaire, élaborée dans des représentations spécialement favorables à la culture littéraires des lycées. Les mots d’une leçon de choses fictive sur le gaz, les pavés, Paris, le cerveau, y figurent diaboliquement intégrés dans une éblouissante dissertation philosophique.

Si l’effet de force produit par ces écritures particulièrement réussies vient de leur pouvoir « hypnotique » se pose quand même la question de la subordination des Lettres à l’Institution scolaire qui les maintient en vie comme cela a été souvent remarqué et si, d’une manière un peu réductrice mais radicalement neuve, Renée Balibar a fait ressortir ce qu’il y avait d’effet idéologique sous tout effet esthétique, Jacques Dubois 267poursuit ainsi son analyse :

Les grands écrivains « produisent pour l’école » et lui procurent ainsi qu’à ses maîtres des modèles grammaticaux et stylistiques qui sont autant de compromis linguistiques singuliers. Le grand mérite(de cette analyse) est d’articuler les pratiques d’écriture au fonctionnement de la structure sociale et d’un appareil dominant perçu comme une force instituante.

Et c’est Flaubert qui, à l’origine du statut moderne de l’homme de lettres, aurait poussé le plus loin cet art de la destructivité et de la compromission exerçant sur notre auteur une fascination subie et durable:

266 Les français fictifs , ouvrage déjà cité, introduction d’Anne Roche

267 Pratique n°32, décembre 1981 « Analyse de L’Institution littéraire » n° coordonné par Y.Reuter , « Quelques points de repères » parJacques Dubois

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Flaubert écrit pour se débarrasser des hommes et des choses. Sa phrase cerne l’objet, l’attrape, l’immobilise et lui casse les reins, se referme sur lui, se change en pierre et le pétrifie avec elle. (p.136)

Cette originalité de Flaubert, Gilles Philippe268l’analyse comme le moment particulier (1880- 1940) de grammaticalisation de la littérature française et ce dans le but d’autonomiser la pratique de l’écriture par rapport à la langue commune en la dotant de qualités propres, celles de la « littérarité »pour en faire une langue de l’écriture à la fois plus rationnelle et plus expressive car s’appuyant sur des exigences syntaxiques et sur des effets stylistiques, comme un idéal de la langue : le style c’est la langue portée à sa perfection. (p.187) Ce souci formaliste se voit reprocher son anti-humanisme, pourtant cette écriture permet de réarticuler l’étude des textes sur une analyse précise des moyens grammaticaux utilisés et donc de comprendre rationnellement les effets produits. Si, comme le signale Antoine Compagnon la théorie a en même temps légitimé et délégitimé la littérature car elle a proposé une légitimation qui ne pouvait être que temporaire, c’est bien à partir de lectures nouvelles que des écritures ont vu le jour dans la deuxième moitié du XXe siècle (Barthes sur Racine, Derrida sur Rousseau, Genette sur Proust, Kristeva sur Mallarmé) Le même processus ne peut-il s’enclencher à des niveaux plus modestes, dans l’enseignement?

Quelles que soient les orientations retenues pour essayer de circonscrire ce domaine protéiforme qu’est la littérature, il n’en reste pas moins que le facteur décisif pour la survie de cette dernière est celui de l’existence de lecteurs en nombre suffisant or jamais la littérature n’a été aussi marginalisée et la question sartrienne n’est peut-être plus l’enjeu essentiel aujourd’hui : la bonne question serait : Que devient la littérature ? 269Rappelons que Sartre et Simone de Beauvoir avaient donné dans leur revue une place essentielle à la littérature sans jamais la séparer des enjeux existentiels et politiques. Si la modernité littéraire au XXe siècle est passée, pour une grande part, par la notion de formalisme, l’ancrage de la revue est tout autre. Cependant en 1949 Simone de Beauvoir rédigea un compte rendu admiratif des Structures élémentaires de la parenté pour les TM et elle s’en servira pour alimenter sa réflexion dans son œuvre principale. 270 Bien qu’en totale opposition les deux conceptions du langage ne peuvent s’exclure l’une l’autre : la langue est pour l’écrivain tantôt objet d’analyse car « elle parle malgré lui » tantôt moyen de se construire quand il la fait jouer dans ses différentes ressources. Néanmoins, nous semble-t-il, l’inquiétude sartrienne de la dernière question « Pour qui écrit-on ? » garde à l’essai toute son actualité.

La lecture doit-elle agir par fascination, hallucination, contamination de psychisme à psychisme ou bien doit-elle allier comme l’a prôné « la théorie française » et comme l’a fixé Bernard Veck271 une conscience critique à une lucidité rhétorique ? Si Sartre a été l’un des premiers à poser avec insistance la question du « Pour qui écrit-on ? » c’est qu’il cherche à définir précisément quel lectorat il souhaite agréger ainsi qu’à élucider les rapports entre son

268 Sujet, verbe, complément, le moment grammatical de la littérature française, 1890-1940, Gilles Philippe, Gallimard, « Bibliothèque des idées,2002

269

In TM 2013 déjà cité (avant-propos et présentation)

270 Le Deuxième sexe volume I, deuxième partie histoire, p 120 et 121, éditions NRF Gallimard, 1949, renouvelé en 1976

271

133 écriture et les lectures qu’on peut en faire. Entre le lecteur-esthète, spécialiste de littérature, aristocrate du langage et l’écrivain populaire héroïque impossible à incarner (voir supra) comment se situer et situer ses lecteurs ?

La lecture c’est d’abord un métier que ce soit pour le critique littéraire qui analyse les œuvres et en tire des articles éclairants, que ce soit pour le professeur de français chargé de transmettre une œuvre (une écriture ?) et de la rendre accessible à son public :

Par un certain côté, (la lecture) c’est une possession : on prête son corps aux morts pour qu’ils puissent revivre. (p.33).

En même temps la lecture peut devenir comme un oubli des contingences, une compensation irréelle à la pauvreté d’une vie :

C’est tout un monde désincarné qui l’entoure où les affections humaines, parce qu’elles ne le touchent plus, sont passées au rang d’affections exemplaires, et pour tout dire, de valeurs. (…)Et pendant le temps qu’il lit, sa vie de tous les jours devient une apparence. (p.34)

Mais du côté de l’écrivain pourquoi écrire alors puisque la mise en phrases « artificialise »le langage et impose des obsessions stylistiques ? On peut relever avec Gilles Philippe la même attraction - répulsion face à la phrase et donc face à la littérature chez notre auteur (mais aussi chez Barthes) comme une tendance qui s’est diffusée dans la 2e moitié du XXe siècle en concomitance avec la dévalorisation de la grammaire traditionnelle telle que l’école l’a enseignée et telle que des écrivains comme Maupassant l’avait promue en faisant le lieu principal de la littérature272.

Mais par quoi peut-on alors remplacer ce souci formel ? Pour Sartre c’est l’Histoire qui oblige à quitter la littérature mais avant de franchir le pas il continue son exploration des raisons d’écrire : la création c’est imposer l’unité de l’esprit à la diversité des choses, c’est être une conscience qui « dévoile » la réalité des choses grâce aux facultés de la perception :

Ainsi dans la perception l’objet se donne comme essentiel et le sujet comme inessentiel. (p.48)

Aussi bien celui qui écrit que celui qui lit s’oublie dans l’acte et se trouve autre par l’effet de la perception qui agit d’abord sur la sensibilité avant d’accéder à la raison. En effet si le langage créé ne prend pas corps à la fois dans le sémiotique (qui serait selon Julia Kristeva une dimension synesthésique et pré-linguistique du langage enté sur l’archaïque et « l’oublié »273 et dans le symbolique (le culturel commun et l’intellectuel) il ne pourra atteindre vraiment le plein pouvoir sémantique de la signification car le refoulement du sémiotique entraîne la cécité au symbolique et donc au sémantique. Il semble que l’écriture par « la langue littéraire » se doive de récupérer le substrat et les entrelacs de ce que Kristeva appelle la chora sémiotique 274 c’est-à-dire l’espace pré-objectif à l’origine du langage. C’est

272 « Le conte de Maupassant ne vous mène pas toujours où il a l’air de vous conduire. Il n’est pas ce désordre aboli dont parle Sartre. Il laisse place au doute.(…)Il nous institue juges d’un monde qui ne va peut-être pas aussi bien qu’on le croit. » Louis Forestier dans Le Magazine littéraire n°512, oct 2011 (Le Mystère Maupassant) 273

Allattamento e linguaggio nella Commedia dantesca e in Aracoeli di Elsa Morante, Sara Fortuna-Manuele Gragnolati (in corso di stampa)

274 Julia Kriteva La révolution du langage poétique : l’avant-garde à la fin du XIXe siècle, Lautréamont et Mallarmé Paris, Flammarion, 1974, cité par Sara Fortuna

134 cet espace qui irréductiblement a produit le développement de la subjectivité en chacun de nous et qui, par sa motilité constitutive, est si difficile à reporter au jour. C’est ce que Gilles Philippe appelle le moment énonciatif de la littérature dans lequel nous vivons actuellement