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CHAPITRE III Le rapport à la santé de l’individu contemporain

2. La « sensibilité thérapeutique »: l’épanouissement personnel

2.2 La santé comme nouvelle norme sociale

Le rapport que l’individu moderne entretient avec la santé est paradoxal. Nous avons souligné son souci de soi extrême et, d’une certaine façon, sa nouvelle liberté liée notamment au fait qu’il peut choisir son mode de vie selon ses convictions. Nouvelle liberté qui est égale donc avec le fait que l’individu moderne porte la responsabilité de son bien-être et logiquement de

106 son mal-être. Nous disons donc que le rapport à la santé en est un qui est particulièrement paradoxal puisque sous le couvert d’une autonomie personnelle et de choix individuels, il y a le désir de se fondre dans la masse. Un désir de « normalité ». Et la santé actuellement pourrait être garante, en partie, d’une représentation possible de ce qu’est un individu normal ou anormal ou de ce qu’est un développement normal, ou encore, un comportement normal. Comme le domaine de la santé s’élargit, il devient présent dans plusieurs sphères personnelles de la vie d’un individu, que ce soit l’éducation des enfants, la vie sexuelle du couple, l’adolescence, la ménopause, etc., il faut que tout soit parfait afin de développer un potentiel optimal. Le développement du potentiel humain est certainement, à notre avis, un des faits clef de notre époque lié à l’accroissement du domaine de la santé et aux désirs et espoirs de la population en ce sens. Et cette population supposément libre s’en remet toujours davantage aux spécialistes, experts et techniciens pour régler nombres de situations de leur quotidien, d’où ce rapport paradoxal avec la santé. En parlant de l’Homme moderne, Lasch souligne que :

Having surrendered most of his technical skills to the corporation, he can no longer provide for his material needs. As the family loses not only its productive functions but many of its reproductive functions as well, men and women no longer manage even to raise their children without the help of certified experts. The atrophy of older traditions of self-help has eroded everyday competence, in one area after another, and has made the individual dependent on the state, the corporation, and other bureaucracies. Narcissism represents the psychological dimension of this dependence. (1979 : 9-10).

Plus loin, Lasch mentionne également qu’une des transformations culturelles qui provoquent une réaction narcissique de la part des individus au sein de la société américaine est celle de l’émergence de l’idéologie thérapeutique « that upholds a normative schedule of psychosocial development and thus gives further encouragement to anxious self-scrutiny. That ideal of normative development creates the fear that any deviation from the norm has a pathological source. » (1979 : 48). Nous pouvons donc remarquer que Lasch croit que Narcisse ne se préoccupe pas réellement de ce qui est collectif et extérieur à son moi, soit, mais il ne nie pas, toutefois, l’influence sociale que subit Narcisse et par laquelle il est modelé voire de laquelle pourrait même provenir son narcissisme. Enfin, Taylor souligne également le paradoxe entre la dépendance de l’individu contemporain et son autonomie déclarée lorsqu’il affirme :

107 It seems true that the culture of self-fulfilment has led many people to lose sight of concerns that transcend them. And it seems obvious that it has taken trivialized and self-indulgent forms. This can even result in a sort of absurdity, as new modes of conformity arise among people who are striving to be themselves and beyond this, new forms of dependence, as people insecure in their identities turn to all sorts of self- appointed experts and guides, shrouded with the prestige of science or some exotic spirituality. (1991 : 15).

Finalement, Lipovetsky parle également d’une nouvelle obsession de la santé et d’un certain contrôle médical rendant l’individu moderne plutôt enchaîné que libre :

Si bien que notre plus grande indépendance vis-à-vis du paraître social a pour contrepartie l’intensification du pouvoir des normes et de l’expertise médicales. Le néo-consommateur ne cherche plus tant la visibilité sociale qu’un surcroît de maîtrise sur son corps par la voie des technologies médicales […]. C’est ainsi que les visées narcissiques de l’hyperconsommateur ne se séparent plus de celles, plus techniciennes, de Prométhée. Un Prométhée enchaîné, faut-il ajouter, en ce que ses initiatives sont extrêmement limitées du fait de la puissance des normes et du dispositif médical. […] D’un côté l’efficacité médicale étend les pouvoirs de l’homme sur sa vie, de l’autre elle crée un « consommateur sans pouvoir. (2006 : 51).

Il y a effectivement un contrôle médical, nous en avons déjà discuté dans le premier chapitre, qui serait particulièrement lié au fait que les interventions médicales se multiplient et que de plus en plus d’aspects dans la vie des individus soient expliqués en termes médicaux. Mais selon nous, c’est la santé qui exerce actuellement une pression normative accrue qui va au- delà de la médecine et des nouvelles technologies médicales. En fait, la médecine n’est qu’un aspect de ce qui constitue le champ grandissant de la santé. La santé inclut des normes préventives, des soins qui ne sont pas divulgués dans le cadre de la médecine traditionnelle, le marché des activités liées au bien-être ainsi que celles liées à l’accroissement de notre potentiel. Ce qui fait que l’on se soigne quand on est en santé, puisque l’on doit maintenant préserver cet état, c’est de notre responsabilité. Non seulement nous devons préserver notre santé, mais nous devons ou nous avons le désir constant d’améliorer cet état :

108 Nombre de comportements montrent qu’à présent le corps est considéré comme une matière à corriger ou transformer souverainement, comme un objet livré à la libre disposition du sujet. (Lipovetsky 2006 : 51).

Alors que l’idéal politique des Lumières reposait sur la croyance en la perfectibilité de la société, sur la volonté d’améliorer les conditions de vie par le biais de l’action collective, la société postmortelle se caractérise par la croyance en la perfectibilité de la vie elle-même. Ainsi, ce n’est pas la société qu’il convient de changer, mais l’individu, compris essentiellement comme un être biologique et informationnel. (Lafontaine 2008 : 121).

Finalement, le rapport à la santé de l’individu moderne ne se traduit pas par un seul paradoxe, mais par plusieurs paradoxes : celui de la liberté et de l’autonomie; celui de la croyance simultanée en la science médicale et les médecines complémentaires et alternatives, comme le mentionne Beaulieu : « On constate à la fois un attrait pour les médecines alternatives et l’exigence que la médecine traditionnelle règle tous nos maux, à grand renfort de médicaments et de super-technologie. […] Quand ils commencent à aller mal, bien des adeptes des produits naturels voudraient tout de suite les médicaments les plus puissants » (2004 : 19); et, enfin, le paradoxe entre ce qui est maîtrisable et l’immaîtrisable. Comme nous l’avons mentionné, dans un monde où nous sommes de plus en plus informés sur les évènements mondiaux concernant les guerres, les catastrophes naturelles, les crises économiques, etc., les individus semblent dépossédés d’un réel pouvoir d’action ou, du moins, peuvent croire en leur incapacité face à ces évènements et se sentir impuissants, ce qui leur reste donc de maîtrisable est leur soi. La maîtrise de leur corps, de leur santé et de leur bien-être. Toutefois, cette maîtrise n’est qu’une illusion de contrôle. Le corps, la santé et le bien-être demeurent des aspects de l’existence qui ne sont pas toujours de l’ordre de ce qui est maîtrisable, mais bien dans la catégorie de l’immaîtrisable. Lipovetsky illustre bien ce fait, notamment en ce qui concerne le bonheur :

Tandis que se poursuit la domination technico-scientifique du monde, se perpétue l’impuissance à gouverner le bonheur. Notre pouvoir sur les choses suit une courbe exponentielle, celui que nous exerçons sur la joie d’exister fait du surplace. Le projet de puissance illimitée des Modernes touche manifestement ici à ces limites : le

109 bonheur ne progresse pas, il échappe obstinément à la maîtrise des Hommes. […] il nous reste à vivre avec la conscience que le bonheur est l’immaîtrisable. (2006 : 322). Nous parlons souvent d’un malaise au sein des sociétés contemporaines (Taylor 1991), et finalement du mal-être indéfinissable de l’individu moderne. Ehrenberg a analysé ce mal-être qui est la dépression, Lasch et Lejoyeux parlent des nouveaux troubles en psychiatrie qui semblent bien être davantage liés à un mal-être chronique plutôt qu’à une maladie définissable; Lipovetsky s’intéresse au vide existentiel et Isabelle Matte, anthropologue, a fait une étude sur les chansons québécoises actuelles et leur message particulièrement sombre lié également au vide existentiel (Doyon 2010).

Ce mal-être est certainement un incontournable dans l’analyse de l’identité de l’individu moderne et de son rapport à la santé, selon nous. Un incontournable que nous aimerions lier, en terminant ce chapitre, à l’analyse brève du lien entre la santé et l’étude du religieux contemporain. Analyse brève, qui est toutefois le cœur de cette thèse puisque nous croyons que le rapport à la santé et aux différentes thérapeutiques préventives de l’individu moderne est empreint de religieux ou de spirituel. Nous souhaitons analyser ce que nous considérons être une nouvelle modalité du croire dans notre société liée au cheminement de santé des individus sains.

Enfin, Danièle Hervieu-Léger parle carrément d’une « culture contemporaine de la réalisation de soi » et nous croyons effectivement que de cette culture particulière émergent indéniablement certaines notions spirituelles liées directement aux différents cheminements individuels. Voici un des éléments qu’utilise Hervieu-Léger pour illustrer une configuration de sens possible à cette culture :

Le premier élément est la représentation que chacun peut se faire du « potentiel » qui est en lui et dont l’exploration et la valorisation doivent mobiliser ses soins. Dans les domaines du conseil pédagogique, de la formation professionnelle, de l’accompagnement des jeunes enfants, de l’entretien personnel de la santé, etc., on observe une montée des thématiques de la « réalisation », définie comme découverte ou mise en valeur du « trésor » que chacun porte en soi. L’une des spécificités de ces représentations est l’insistance portée sur l’engagement psychologique de l’individu dans un processus de construction. Chacun doit venir à bout, pour lui-même, des

110 résistances et des blocages qui y font obstacle. Chacun doit progresser dans l’inventaire des ressources propres dont il dispose pour parvenir au but. Chacun doit faire émerger « le monde qui est en lui ». (2003 : 151-152).

De ce cheminement émerge donc, selon nous, toute l’articulation entre la santé et la spiritualité de l’individu contemporain.