• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE II Le cas de Yannick, un sidéen converti au bouddhisme

6. Création d’associations de patients fondées sur l’idée dominante

6.1 Contradictions et ambiguïtés

Nous avons vu précédemment que la problématique des maladies chroniques, faisant que ces individus devront vivre dans la majorité des cas avec leur maladie pour le reste de leurs jours,

78 fait que la relation médecin et patient change et que le médecin se voit dans l’obligation de réintroduire le patient comme acteur. À cet effet, Patrick Pinel dans son article « Médicalisation et procès de civilisation », explique que : « L’homme malade réapparaît, mais en position d’auxiliaire médical. » (1998 : 48). Effectivement, Hertzlich et Pierret parlent du fait que certains patients se font une fierté d’être auto-soignants et de participer avec le médecin à cette entreprise (1991 : 265), donc le fait de s’auto-soigner ne signifie pas nécessairement avoir recours à des méthodes alternatives, à moins de voir les limites de la médecine officielle, comme dans le cas de Yannick. L’idéal serait donc vraiment l’entraide mutuelle entre médecin et patient. Toutefois, il ne semble pas que cette relation d’entraide soit si simple actuellement.

Selon Patrick Pinell, cette position entraîne certaines contradictions, d’une part « […] cette position de patient acteur de son propre traitement est en phase avec les valeurs idéologiques dominantes dans notre société, où la conscience de soi comme être autonome et responsable est devenue la représentation dominante de la relation de chacun au monde social. » (1998 : 48). Mais de l’autre, les médecins se voient aux prises avec de plus en plus de problèmes liés au manque de « compliance » de la part de leurs patients, c’est-à-dire que les patients ne suivent pas leurs recommandations ou n’adhèrent pas aux traitements qu’ils proposent.

C’est de cette contradiction que naît le développement d’associations de patients fondées sur l’idée d’entraide mutuelle, selon cet auteur qui définit ces associations comme « mettant en avant les valeurs de l’autonomie d’une part, donnant une forme collective à des expériences individuelles d’autre part, ces associations fonctionnent comme des lobbies, mais elles tendent aussi à stimuler et à structurer l’émergence d’identités sociales construites sur le fait de souffrir de telle ou telle maladie. Elle réclame de plus en plus le droit des patients de participer au travail médical […] » (1998 : 49).

Hertzlich et Pierret admettent, également, que la relation qu’entretiennent ces groupes avec l’institution de la médecine officielle peut être très différente d’un groupe à l’autre et n’est pas nécessairement une collaboration et peut même devenir très opposée et revendicatrice. (1991 : 267). Enfin, plusieurs de ces groupes tentent de devenir partenaires dans le système de gestion de soins et de faire entendre la voix des « malades ». Selon ces auteures : « Les malades affirment donc qu’ils ont su élaborer, avec une finesse inaccessible au professionnel, une connaissance de leur état qui leur vient à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Cette

79 connaissance est, disent-ils, individualisée adaptée à leur personne et aux exigences de leur vie. » (1991 : 267). Ce que nous tentons de montrer ici c’est que bien qu’idéalement ce serait l’entraide mutuelle entre médecin et patient qui serait recherchée, plusieurs groupes de « malades » contestent plutôt un certain ordre médical de par leur manque de « compliance », entre autres. Ceci représente une première contradiction.

De plus, ce n’est pas parce que ces « malades » contestent l’ordre médical qu’ils contestent les valeurs sociales véhiculées en ce qui concerne les représentations de la santé et de la maladie dans la société. En fait, comme le mentionne George Canguilhem, ayant écrit une thèse de doctorat sur les polarités dynamiques du normal et du pathologique s’intitulant Le

normal et le pathologique, citant Jasper :

C’est le médecin, dit-il, qui recherche le moins le sens des mots « santé et maladie ». Au point de vue scientifique, il s’occupe des phénomènes vitaux. C’est l’appréciation des patients et des idées dominantes du milieu social plus que le jugement des médecins qui détermine ce qu’on appelle « maladie ». Ce que l’on trouve de commun aux diverses significations données aujourd’hui ou autrefois au concept de maladie, c’est d’être un jugement de valeur virtuel. « Malade est un concept général de non- valeur qui comprend toutes les valeurs négatives possibles. » (2003 : 74).

Nous revenons donc à notre questionnement sur ce que constitue cette vision négative que certains malades contestent, en ajoutant le fait que bien que l’on croit la contester nous pourrions nous retrouver tout aussi incarnés dans une vision qui, bien qu’elle soit positive, aille tout à fait dans la logique de performance, du bonheur idéalisé et de santé parfaite. Susan Sontag, dans son livre, cherche à apaiser les réflexions du malade sur la maladie et à faire tomber les métaphores qui l’entourent, pour ne pas qu’il en souffre. Elle ne tente donc pas de donner un sens à la maladie, mais bien de lui enlever du sens, car comme elle le dira : « […] maintes et maintes fois, j’ai constaté avec tristesse que les pièges métaphoriques qui déforment l’expérience du malade atteint du cancer ont des conséquences tout à fait réelles […]. » (1993 : 135). Pour elle, certains patients, des suites de l’influence de métaphores négatives de la maladie telles que la maladie malédiction, punition, ou honteuse, viendraient à croire en divers traitements qu’elle considère comme inefficaces, tels que le régime alimentaire et la psychothérapie. Cette réflexion est importante pour nous, puisqu’elle vient

80 témoigner d’un possible glissement de la vision positive de « malades » qui est intégrée à la société comme malade fonctionnel et non en état d’échec personnel, ayant même parfois vécu un dépassement de lui-même, vers une vision de performance, de « santé parfaite » et de négation de la maladie elle-même, venant tout à fait s’incarner dans une vision sociale où on ne peut tolérer un ralentissement de nos capacités, de notre rendement et encore une perte d’autonomie.

Par exemple, Niro Markoff est une femme s’étant guérie du sida. Elle s’est principalement servie de l’alimentation, de l’exercice, de la visualisation, de la méditation et d’un travail d’expression de ces émotions négatives. Depuis, elle a créé une fondation pour aider les sidéens (SHARE) qui peut s’inscrire tout à fait dans les mouvements self-help dont nous avons déjà parlé. Elle a écrit un livre : Comment je me suis guérie du sida et la citation qui résumerait le mieux celle de sa pensée est celle d’Hippocrate qui dit : « Réjouissez-vous de vos pouvoirs intérieurs, car ils sont les sources de la perfection et de la sainteté en vous. »31

La croyance en d’autres techniques médicales et méthodes alternatives telles que la visualisation, la méditation, l’alimentation, la psychothérapie (que conteste Sontag) sont très présentes chez plusieurs malades affirmant avoir vécu un cheminement spirituel des suites de la maladie ou, du moins, des expériences se rapprochant des cas que nous avons observés. Nous pourrions même diviser le cheminement identitaire de Yannick en trois étapes : celle de la recherche de méthodes alternatives de soins, cheminement spirituel et conversion. Ce cheminement est récurrent, recherche de méthodes alternatives de soins et cheminement spirituel semblent aller souvent de pair, ne menant toutefois pas tous à une conversion.

Nous ne voulons contester les initiatives des malades auxquels, du reste, nous ne pouvons reprocher de tenter de trouver une autonomie et de se soigner autant qu’ils le peuvent, voire même d’espérer la guérison, lorsque cela semble impossible. Par contre, nous voulons simplement montrer, particulièrement avec l’exemple de Niro Markoff, qu’un certain glissement est possible. La vision positive de l’état de malade peut mener à une vision de la santé et de la maladie tout aussi ancrée dans une vision dévalorisante de la maladie, qu’il faut enrayer à tout prix. Nous croyons que ces efforts ne peuvent que fournir un stress en plus aux « malades » et non les libérer de certaines valeurs sociales oppressantes qui sont celles de la performance et de l’autonomie absolue, sans oublier celle de la « santé parfaite ». Marc Ferro

31Citation tirée du site Internet : http://sergecar.perso.neuf.fr/documents/markof-assist.htm. (Page consultée en

81 mentionne clairement dans son livre « Les sociétés malades du progrès » : « (…) la prolongation de la vie et la ‘santé parfaite’ tiennent moins tant à la médecine qu’à l’organisation sociale. » (1998 : 71). Et alors, il semble évident que l’acharnement thérapeutique pourrait également se voir à l’œuvre dans la quête d’alternatives aux soins de santé traditionnels et dans un cheminement spirituel et que cette vision positive de la santé pourrait également venir d’une pression sociale, ce que nous analyserons dans notre recherche de terrain. Évidemment, comme nous l’avons mentionné, nous ne pouvons tout de même reprocher aux malades de tenter d’améliorer leur état… Ce qui nous amène dans une zone grise, comportant plusieurs ambiguïtés et contradictions en ce qui concerne l’acceptation de la maladie dans notre société occidentale, à savoir si cette acceptation se fait ou non.

Finalement, si nous revenons au cheminement de Yannick, nous pourrions dire que lorsqu’il dit ne pas rester passif face à la maladie et qu’il se prend en charge, ceci ne contredirait pas totalement, comme il le mentionne dans son témoignage, l’ordre médical et l’ordre social. La nouvelle réalité, impliquant bon nombre de maladies chroniques, fait en sorte que la relation médecin et patient change, comme nous l’avons vu. Toutefois, les visions de la mort et de la souffrance, qui amènent Yannick à ne pas se battre contre la maladie, pourraient être des notions plus intéressantes pour discerner une opposition à la vision actuelle de la santé et de la maladie dans nos sociétés occidentales. Notions pouvant démontrer même comment un cheminement personnel de construction identitaire, lié ici à une conversion ou à un cheminement spirituel, peut en venir à influencer une identité sociale plus vaste, en imposant un recadrage des notions de normalité et de pathologique.