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1. Sciences et technologies médicales

1.2 Le tout diagnostic : la réalité invisible

1.2.2 Maladies iatrogènes et traitements inutiles

Nous traiterons ici principalement de « l’excès de soins », que peut provoquer la « technologisation »15 grandissante du domaine médical. R.G. Evans et G.L. Stoddart définissent « l’excès de soins », selon trois points principaux. Premièrement, un excès de soins peut entraîner des maladies iatrogènes qui sont causées par l’intervention médicale elle-

14 Ces éléments de réponse, liés aux différents vécus individuels au sein de notre société, ont été clairement

analysés dans notre recherche de terrain dont nous détaillons l’analyse en deuxième partie de cette thèse.

15 Cet anglicisme est un concept souvent utilisé par plusieurs chercheurs en sciences humaines dont, notamment,

I. Baszanger, J.-P. Gaudillère et C. Déchamp-Le Roux, pour désigner l’envahissement des biotechnologies dans la société.

38 même. De plus, les auteurs mentionnent que l’on peut considérer que : « […] les interventions pénibles qui prolongent l’agonie plutôt que la vie sont nocives pour ceux qui les subissent. » (1996 : 47). Deuxièmement, certains soins peuvent être bénéfiques pour le patient, mais être excessifs « […] si ces bénéfices sont très faibles par rapport aux dépenses qu’ils ont entraînées et par rapport aux autres traitements que l’on aurait pu envisager. » (1996 : 47). Troisièmement : « Insister trop lourdement sur ce qui peut aller mal, même pour faire de la ‘promotion de la santé’, peut provoquer une anxiété excessive et entraîner des manifestations de dépendance vis-à-vis du système de soins […]. Cela est très profitable au ‘secteur santé’ et

peut, jusqu’à un certain point, contribuer à réduire la morbidité, mais ne correspond à aucune

conception plus générale de la santé […]. » (1996 : 47).

Parlant de vision plus générale de la santé, la question de « l’excès de soins », nous fait principalement réfléchir sur la notion de qualité de vie. L’idée actuelle de prévention entraîne parfois des traitements qui, selon Evans et Stoddart, sont « un sacrifice à court terme », mais représentent un « bénéfice à long terme ». (1996 : 61). L’exemple des maladies cardiaques est souvent mentionné par les chercheurs en sciences sociales. En fait, plusieurs « patients », qui auraient eu un diagnostic spécifiant un taux de cholestérol élevé, par exemple, qui ne sont pas malades ou qui n’ont pas d’inconforts dans l’immédiat, pourraient voir leur qualité de vie diminuée par certains traitements et tests préventifs à répétition, en vue de prévenir une maladie future. Evans et Stoddart précisent que : « Les programmes de dépistage massif et de traitement médicamenteux du cholestérol auraient […], l’effet d’une épidémie nouvelle qui apparaîtrait sous la forme d’une détérioration des « états fonctionnels » provoquée à la fois par les effets du diagnostic et par les effets secondaires des médicaments. » (1996 : 61). Pour évaluer l’impact total de telles pratiques sur le bien-être de l’individu, donc, il faut absolument mettre en balance ce « sacrifice à court terme » et voir à ce que les bénéfices possibles en vaillent la peine (ce qui est difficile à évaluer puisque l’on parle de maladies qui vont peut-être se déclarer dans le futur). De plus : « La perspective de transformer le quart de la population adulte d’Amérique du Nord en ‘patients’ souffrant de troubles chroniques nécessitant une médication permanente fait au moins réfléchir certains cliniciens (et d’autres!). » (1996 : 61).

À cet effet, Ivan Illich, dans Némésis Médicale, L’expropriation de la santé parut en 1975, a particulièrement étudié deux types d’iatrogènes médicales: l’iatrogène clinique et l’iatrogène sociale. En ce qui concerne l’iatrogène clinique il dira: « […] qu’au-delà d’un certain niveau

39 d’effort, la somme des actes préventifs, diagnostiques et thérapeutiques, ayant pour cibles les maladies spécifiques d’une population, d’un groupe d’âges ou d’individus, abaisse nécessairement le niveau global de santé de toute la société, en réduisant ce qui précisément constitue la santé de chaque individu : son autonomie personnelle. » (1975 : 17). De plus, il parle de l’effet angoissant de tout diagnostic et du contact avec la technologie médicale, pouvant également susciter un effet iatrogène lié à la « technologisation » de la médecine, ce qui vient appuyer le troisième point de Evans et Stoddart qui parlent d’anxiété excessive et de relation de dépendance vis-à-vis du système de soins. Selon Illich, la prolifération des professionnels de la santé peut, d’ailleurs, contribuer à générer une dépendance nocive de l’individu vis-à-vis de ceux-ci : « Cette dépendance vis-à-vis de l’intervention professionnelle tend à appauvrir l’environnement social et physique de ses aspects salubres et curatifs, bien que non médicaux, tout en diminuant les possibilités organiques et psychologiques que les gens ordinaires ont de faire face et de s’adapter. » (1975 : 55). Ceci constitue, en partie, son idée de l’iatrogène sociale.

Enfin, Catherine Déchamp-Le Roux souligne tout de même le fait qu’actuellement la pratique de la médecine connaît, également, une dépendance vis-à-vis de la technologie, puisque la technicité a un impact symbolique important sur la représentation des individus en rapport à l’efficacité et à la qualité des soins. Plusieurs patients demandent l’accès à certaines technologies ou la prescription de certains médicaments; « Certains hôpitaux vont s’équiper de matériels sophistiqués et coûteux, car leur valeur symbolique est forte auprès de la population (Valette 1996). » (2002 : 105). De plus, nous ne pouvons nier le fait que la prescription médicale devient un fait social, comme le mentionnent Sjaak van der Geest et al., dans l’article : « The Anthropology of Pharmaceuticals : A Biographical Approach ». Selon eux :

The concreteness of the prescription paper presages the concreteness of the medicine. Where medication is seen as the essence of medical practice, prescribing is the main thing expected from a physician. A nonprescribing doctor presents a contradiction. Not prescribing, which might be preferable on biomedical grounds, would then be irrational by cultural criteria. Numerous authors noted that doctors attempt to increase their good reputation by prescribing profusely. (1996 : 160).

Nous pourrions penser que ceci est certainement la suite logique du fait qu’il y a dépendance vis-à-vis du système de soins et, comme le mentionne Illich, appauvrissement des aspects

40 salubres et curatifs de l’environnement social. Ce que nous pouvons constater, toutefois, c’est que les médecins se retrouvent également aux prises avec cette symbolique forte de la population liée à l’efficacité des technologies médicales.

Un autre point de l’article de Sjaak van der Geest et al. est très intéressant : « Even when practitioners and patient do not understand each other, the prescribed medicines give them the illusion that they are in agreement about the best therapy. » (1996 : 160). Ceci nous met face à un autre problème lié à la pratique médicale actuelle : la relation médecin et patient. De la « technologisation » croissante de la médecine moderne, comme nous l’avons déjà mentionné, s’en est suivie une spécialisation croissante de la pratique médicale. Ce qui fait que les soins du patient sont morcelés et qu’il a souvent affaire à plusieurs médecins. La relation médecin et patient souffre certainement de cette situation. Sans compter qu’il devient alors de plus en plus difficile de traiter le patient de façon globale. De plus, la relation médecin et patient tend à être plus brève, les informations recueillies auprès du patient n’étant pas toujours considérées comme d’une importance capitale, la technologie venant trancher sur le diagnostic. Comme nous l’avons vu, le traitement devient primordial, tant pour le médecin que pour le patient. Dans ce contexte, et selon l’affirmation de Sjaak van der Geest et al., nous pouvons alors nous poser la question de l’utilité et de l’efficacité réelles de toutes ces prescriptions.

À cet effet, Jocelyne Saint-Arnaud, professeur à la faculté des sciences infirmières et au diplôme d’études supérieures en bioéthique de l’Université de Montréal, définit les traitements inutiles comme suit : « Selon une analyse des écrits scientifiques parus entre 1989 et 1994, un traitement peut être jugé inutile en fonction de l’effet local recherché ou en fonction du bénéfice global retiré par le malade. » (2006 : 48). Cette idée rejoint, en partie, le deuxième point de Evans et Stoddart, à savoir que parfois on pourrait employer des traitements autres que les technologies de pointe, par exemple, qui sont très coûteuses et qui n’entraînent pas toujours un effet bénéfique pour le patient valant la peine d’un tel déploiement de techniques médicales. Parmi les principaux buts médicaux recherchés par les médecins, lors du choix du traitement, il y a, entre autres, selon Albert R. Jonsen et al.16 cités par Jocelyne Saint-Arnaud : « de restaurer la santé; de soulager des symptômes (incluant les

16 JONSEN, Albert R. et al.: Clinical Ethics : A Clinical Approach to Ethical Decisions in Clinical Medicine,

41 douleurs physiques et psychologiques); […] de sauver et de prolonger la vie; […].17 » (2006 : 45). C’est en fonction de ces buts que nous pouvons quelquefois remarquer un interventionnisme médical qui refuse de voir les limites de l’intervention curative. En ce qui concerne l’effet local recherché, dans les traitements de fin de vie par exemple, plusieurs traitements peuvent être jugés inutiles puisque les buts médicaux ne pourront être atteints, et les traitements peuvent alors devenir de l’acharnement thérapeutique. Saint-Arnaud souligne à cet effet que, comme nous l’avons mentionné plus haut : « […] l’interventionnisme n’est pas le fait que de certains praticiens. Des malades et des familles demandent l’utilisation de tous les moyens curatifs possibles, alors qu’il n’y aurait aucun espoir d’amélioration dans la condition précaire du malade. » (2006 : 49).

Avec l’arrivée en masse des maladies chroniques, dégénératives et des cancers, les buts médicaux qui sont de restaurer la santé ou de sauver la vie deviennent souvent impossibles et c’est alors qu’entrent en jeu plusieurs conflits de valeurs en ce qui concerne le but médical de poursuivre ou de prodiguer tel ou tel traitement. Selon Jocelyne Saint-Arnaud :

Ceux [les praticiens] qui considèrent la qualité de vie tiendront compte du fardeau imposé par le traitement et jugeront de la pertinence d’un traitement par rapport à une évaluation des bénéfices et des fardeaux générés par le traitement. Dans cette évaluation entre en ligne de compte le pronostic en termes de durée et de qualité de la survie et les coûts du traitement. […] Tandis que : « Les interventionnistes considèrent le bien-être en termes d’effet local mesurable. Ils sont prêts à tout tenter, même s’il n’existe qu’une chance infime de réussite. […] Dans ce contexte, les moyens technologiques constituent un outil puissant puisqu’ils maintiennent des fonctions physiologiques spécifiques qui ne seraient plus assurées naturellement par l’organisme. À la limite, l’usage de ces technologies pour elles-mêmes chosifie l’être humain qui en dépend. (2006 : 51-56).

Enfin, nous croyons que l’émergence actuelle des maladies chroniques, dégénératives et des cancers font que la relation médecin et patient change et que le respect du patient, qui constitue un des enjeux de la bioéthique, entraîne le retour du malade comme sujet et non simplement objet d’investigations. La recherche d’autonomie est maintenant primordiale pour

17 Selon le texte original d’Albert R. Jonsen et al.: « Cure of disease; Maintenance or improvement of quality of

42 ces patients, mais, également, pour le médecin traitant, puisque la médecine curative a touché à ses limites. La médecine ne définit plus elle-même le bien-être, comme ce qui était de mise traditionnellement; celui-ci est davantage défini par le patient d’où, selon nous, l’émergence d’une spiritualité liée à l’état de malade. D’ailleurs, et ceci introduit notre dernier point, Catherine Déchamp-Le Roux mentionne que : « La stratégie instrumentaliste que sont les interventions chimiques et physiques sur les malades a fait préférer les technologies de ‘mi- parcours’ (techniques palliatives ou de réparation) aux technologies ‘définitives’ (prévention ou éradication des maladies). » (2002 : 107).