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Le Régisseur qui fut chargé par le Démiurge, lors de la Création du Monde, de s’occuper de la planète Terre, savait que ce globe allait devenir le Théâtre des Hommes.

Et, tout de suite, il éprouva de la sympathie et de la pitié pour ces êtres minuscules et fragiles qui dépendraient de lui.

Afin qu’ils ne souffrissent pas du rayonnement solaire, il fit tourner la terre autour de son axe, à la manière d’une toupie ; et la fraîcheur de la nuit succéda régulièrement à la chaleur du jour. Puis, ayant considéré sa toupie avec attention, il murmu-ra : « Sur cette boule, les jours se suivent et se ressemblent ter-riblement. C’est parce que son axe est perpendiculaire au plan de son orbite. » Il donna donc à l’axe de la planète une inclinai-son convenable, après quoi il enrôla quatre machinistes-décorateurs qui, depuis très longtemps, chômaient dans le Chaos. « Comment vous appelez-vous ? » leur dit-il. Ces mes-sieurs déclinèrent leurs noms. C’étaient le Printemps, l’Été, l’Automne et l’Hiver. Ils différaient beaucoup les uns des autres par les parures et par l’expression du visage. Qu’il me suffise d’ajouter que, depuis cette époque lointaine, ils n’ont jamais changé. C’étaient déjà les quatre gaillards magnifiques que nous connaissons. Le Régisseur leur expliqua : « C’est vous qui ferez sur la Terre la pluie et le beau temps. Vous veillerez avec un soin particulier sur la végétation. » Les quatre auxiliaires firent le sa-lut militaire. Le patron reprit : « Je sais de quoi vous êtes ca-pables ; et pourtant, je suis inquiet. Aurez-vous la ponctualité que doivent avoir les fonctionnaires qui règlent les phénomènes astronomiques ?… Dans le Chaos, il n’y avait pas d’heures… » Les nouveaux employés promirent tout ce qu’on voulut.

On leur remit quatre livres où le rôle de chacun était clai-rement défini. Il importait surtout que chaque hémisphère fût régi dans un ordre immuable par les quatre Saisons qui, leur trimestre écoulé, ne devaient sous aucun prétexte retarder leur

départ. « D’ailleurs, ajouta le Régisseur en les congédiant, je vous appellerai chaque fois quand le moment sera venu. »

Hélas ! Lorsqu’on les engagea, le Printemps, l’Été, l’Automne et l’Hiver étaient déjà très vieux. Dans le Chaos, ils avaient contracté l’habitude du désordre et de l’insouciance. Or, qu’il s’agisse de l’Univers ou, simplement, de la principauté de Monaco, la parfaite sagesse du Législatif ne suffit pas pour mettre un ordre durable dans les choses. L’Exécutif a malheu-reusement besoin d’auxiliaires innombrables, trop peu cons-ciencieux, qu’il ne peut pas toujours surveiller. Jamais, pas une seule fois depuis que les humains contemplent le spectacle, les Saisons ne sont entrées en scène à l’heure exacte. L’Automne, mélancolique et distingué, ne résiste pas à la poussée brutale de l’Hiver qui, beaucoup trop tôt, l’envoie rouler dans les coulisses.

L’Hiver est un personnage antipathique qui tient absolument à jouer le premier rôle. Il lui arrive de rester devant les specta-teurs six mois de suite. Par bonheur, il a parfois des évanouis-sements dont le printemps profite pour venir sourire au public.

Mais le butor a fréquemment des retours offensifs qui présen-tent de réels dangers. Quant à l’Été, – on ne sait pas pourquoi – il a signé un pacte secret avec l’Automne, lequel lui cède tou-jours une semaine, en novembre, à l’époque de la Saint-Martin.

Cette année, le scandale a été plus grand que jamais. Le 31 janvier, l’Automne, honteux de sa nudité – car il n’avait plus une feuille –, attendait encore que l’Hiver voulût bien le relever de ses fonctions. Vainement, le Régisseur criait dans les cou-lisses : « L’Hiver !!… L’Hiver !!… Dépêchez-vous : en scène pour le Quatre !! » L’Hiver n’apparaissait pas. Bien que ses prépara-tifs ne fussent pas terminés, le Printemps fut donc prié de se mettre à l’ouvrage. Tout le monde fut content. Mais, le 15 avril, alors que personne ne pensait plus à lui, l’Hiver tomba avec une violence inouïe sur le séduisant Printemps, qui s’esquiva sans essayer de livrer bataille.

Maintenant, tout est dérangé. Comment les quatre Compa-gnons vont-ils se partager le reste de l’année ? Je frémis rien qu’en y pensant.

Pour leur donner un exemple salutaire, on enseigne aux écoliers que les saisons, de longueur égale, se succèdent dans un ordre invariable. Et l’on a bien raison. Si les savants ne croyaient pas en la simplicité des lois de la nature, ils abandon-neraient leurs laboratoires et leurs livres pour se livrer à la bois-son. On peut, heureusement, faire croire aux hommes tout ce qu’on veut.

Gazette de Lausanne, 28 avril 1921.

SYMPATHIE

Je rencontre parfois, dans la vie, des inconnus dont la tête me plaît infiniment. Et, tout de suite, je me mets à les aimer. À l’ordinaire, je les oublie au bout de deux ou trois minutes ; mais il arrive aussi que leur souvenir occupe ma pensée un peu plus longtemps. Je songe alors à la stupidité de nos habitudes so-ciales et je regrette de n’avoir pas pu aborder ces passants qui seraient peut-être devenus mes amis.

Parce que je viens de surprendre le geste et le sourire de ce monsieur qui cause avec le pharmacien, au bord du trottoir, je le connais mieux que si l’on m’avait donné des renseignements précis sur sa profession et sur le monde où il vit. Je crois que j’aurais du plaisir à m’entretenir avec lui.

Elle ne nous trompe sûrement pas toujours, notre subite sympathie pour l’inconnu qui passe. Mais, chez les personnes qui ont reçu une bonne éducation, l’instinct ne sert plus à grand-chose. Le « naturel » est-il donc impossible dans la socié-té des gens bien élevés ?

Réfléchissons. Et ne condamnons pas trop vite les lois et les coutumes pour cette seule raison qu’elles diminuent la spon-tanéité et la sincérité de l’individu. Celui-ci ne mérite pas tou-jours sa majuscule. Ai-je vraiment manqué de précieuses occa-sions d’être heureux parce que je n’ai pas osé aller dire à quelques personnes rencontrées sur mon chemin : « Vous me plaisez beaucoup » ? Dans la plupart des cas, j’ai sans doute bien fait de m’abstenir.

Une fois, il y a vingt-cinq ans, j’ai osé. Le ciel n’était pas plus pur que le fond de mon cœur. On m’a répondu sèchement :

« Monsieur, pour qui me prenez-vous ? » Je n’ai pas cru devoir insister. Dimanche, sur le quai d’Ouchy, j’ai contemplé, un ins-tant, le visage lumineux d’un petit garçon de quatre ans qui me

rer sa trop farouche gouvernante. Visiblement, elle me prenait pour un de ces oisifs suspects qui, dans leurs promenades, cher-chent « une chômière et un cœur ».

Lorsqu’on se promène dans les bois, il convient d’être par-ticulièrement réservé, afin de ne pas effrayer les personnes ti-mides. Il court de si vilaines histoires sur le compte des satyres ! Et l’on n’est jamais sûr d’être un satyre très séduisant.

Le monsieur que je vois chaque soir au restaurant, à une table voisine de la mienne, a l’air très intelligent. Mais il est peut-être bête dès qu’il ouvre la bouche. Et, s’il ne l’est pas, m’intéressera-t-il pendant des semaines ? Si je fais sa connais-sance, je ne pourrai plus éviter sa conversation ; et je serai obli-gé de changer de café ! Soyons prudents.

Il faut éviter les liaisons dangereuses. Si tu allais offrir ta sympathie à cet homme dont le regard est si noblement triste, il s’accrocherait peut-être à toi avec trop peu de discrétion. Quant à celui-là, c’est un croyant, généreux et enthousiaste. Il voudra que tu luttes avec lui pour l’Idée qui doit sauver le monde. Tu sais bien que tu as autre chose à faire.

Le nombre de ceux que l’on peut aimer est assez restreint.

Deux ou trois sentiments profonds, le travail, des soucis, quelques habitudes : cela suffit pour remplir une vie d’homme.

Mais notre âme est sans cesse animée de petits mouvements inutiles qu’il ne faut pas dédaigner. Les élans trop courts qui nous portent vers des êtres attirants et inaccessibles nous ren-dent plus légers et donnent un essor à notre imagination. Sa-chons goûter le bonheur de partir, même quand nous sommes sûrs de ne jamais arriver.

Gazette de Lausanne, 9 juin 1921.