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Je veux répondre aujourd’hui au mécontent que je suis.

Depuis vingt-cinq ans je répète que la société est fondée sur le mensonge, que les jeunes gens reçoivent une éducation absurde et qu’il importe de donner aux hommes une mentalité nouvelle.

Est-ce que, vraiment, dans le monde, les choses vont si mal ? Comme d’habitude, je ne parlerai, dans ce qui suit, que de la vie ordinaire. Je veux oublier les temps héroïques que nous venons de traverser, où la grande affaire était de détruire les corps ou de désespérer les âmes. Quand le Militaire est le maître absolu de la terre, tout va mal.

Je ne m’occuperai donc que des temps de paix, où les meurtres sont très rares et ne revêtent aucun caractère sacré. Eh bien, je le demande à tous ceux qui, chaque jour, se plaignent : la vie est-elle vraiment si pénible ? Est-ce que, « en cette mi-nute-ci », tu souffres, mécontent ?… Non, n’est-ce pas ?… Et si, dans une heure, je te posais la même question, tu me ferais la même réponse. Tu n’as pas mal aux dents. Tu n’as pas mal à la tête. Ta vue est encore très bonne. Regarde le joli reflet que le soleil met sur ce vase. Ta fenêtre est ouverte et tu entends une locomotive qui va et vient, pour se déraidir les roues avant le grand voyage. Sa respiration est précipitée comme si elle voulait imiter un enfant qui joue à la locomotive. Ton café au lait est un peu moins bon que d’habitude ; mais il n’est pas mauvais et tu ne voudrais pas te rendre à ton travail avant d’avoir vidé ta se-conde tasse.

Tu te plains de la monotonie de ton existence. Mais n’est-ce pas agréable d’accomplir avec aisance, machinalement, le tra-vail auquel on est habitué depuis longtemps ? Si tu devais, tout à coup, exercer une profession nouvelle, tu serais bien embar-rassé. Tiens-tu tant que ça à rencontrer des obstacles sur ton chemin ? Assis de huit heures à midi devant tes registres, tu

peux rêvasser à ton aise. Tu n’es pas pressé. Dans ton bureau, tu ne t’exposes pas à être renversé par le bicycliste sournois et si-lencieux. Tu es loin de tes enfants qu’il faut toujours gronder et tu n’entends pas les reproches justifiés de ta femme. Dans un mois, tu devras soutenir un dialogue difficile avec un créancier.

Mais pourquoi y penser déjà ? Tu auras peut-être la chance de mourir avant. Ton défaut grave, c’est de ne pas savoir goûter la douceur de la minute présente.

Il y a, dans notre monde médiocre, beaucoup de choses qui vont très bien. En dépit des intempéries et des cataclysmes, en dépit de la bêtise et de la paresse des hommes, en dépit de tous les accidents, nous jouissons toujours d’un peu de sécurité. Le facteur et le garçon laitier font leurs tournées quotidiennes avec une ponctualité admirable. Chaque jour, on trouve du pain frais dans les boulangeries et de la viande dans les boucheries. Et toi, fonctionnaire amer, tu es sûr de toucher ton traitement à la fin de chaque mois. Voyons : admire un instant ces arbres et ce ciel lumineux. Et tâche de sourire.

La plupart des hommes et des femmes sont dépourvus de beauté ; mais ça ne les empêche pas de se marier et d’échanger parfois des paroles affectueuses. D’ailleurs, le plus souvent, on est laid sans le savoir. Et si le nombre des êtres très intelligents est minime, cela n’a aucune importance. Que dis-je ! Il est peut-être heureux que ce nombre ne soit pas grand.

Je sais bien que les malades et les malheureux sont nom-breux ; mais, le plus souvent, ils savent supporter leurs souf-frances. Ils espèrent. Quant au malheur d’autrui, nous n’y pen-sons que de loin en loin. Je connais un homme charitable qui, après avoir assisté trente fois à des meetings de protestation contre le massacre des Arméniens, avait fini par se désintéres-ser complètement de la question. On s’habitue à tout.

Octave dira que je suis un « sale bourgeois ». Il en est un autre. D’ailleurs, il se trompe. J’ai un pied dans la bourgeoisie éclairée et l’autre dans le prolétariat conscient. Et en contem-plant les têtes des uns et celles des autres, je m’instruis.

En qualité de journaliste révolutionnaire, Octave a un vo-cabulaire violent et une indignation qui ne se fatigue pas. Cela ne prouve rien ; car après avoir vécu cinquante ans dans « un monde pourri », il a très bonne mine.

En somme, l’individu n’invente pas grand-chose. Comme tout le reste, le mécontentement nous a été enseigné. À l’ordi-naire, ceux qui condamnent la vie récitent une leçon apprise.

Les formules qui expriment leur pessimisme se transmettent de génération en génération. Quant à la douleur qui est dans leur chair ou dans leur esprit, elle est beaucoup moins vive que ne pourraient le faire supposer leurs paroles amères. Les mots trop forts que nous employons ne peuvent donner qu’une fausse idée de nos états d’âme passagers et de nos faibles sentiments.

Quand les choses ne vont pas bien, elles vont quand même ; et elles iraient sans doute mieux si nous ne répétions pas constamment que tout va mal.

La Tribune de Lausanne, 12 octobre 1919.