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Le titre d’un livre récemment paru a attiré mon attention sur un fait dont l’importance, me semble-t-il, a été méconnue jusqu’à ce jour. Ce fait, le voici :

Les poissons sont insolubles dans l’eau.

Cela est très heureux. Leur solubilité n’empêcherait pas les rivières d’être « poissonneuses » ; mais elle causerait de conti-nuelles déceptions aux pêcheurs à la ligne. Et puis, l’eau aurait souvent un drôle de goût.

C’est aux esprits chagrins que je m’adresse, à ceux qui sont toujours prêts à dire que le monde est mal fait. Il n’est pas si mal fait que ça. Oh ! Dame Nature n’est pas irréprochable. Elle a commis quelques erreurs. Ainsi, en mettant au fond des océans d’énormes quantités de sel, elle oubliait que le sel, moins résis-tant que les poissons, se dissout dans l’eau. Et ce qui devait arri-ver est arrivé : maintenant, l’eau de mer est imbuvable.

Mais si nous observons l’univers sans malveillance, nous constaterons que, généralement, les choses y sont in the right place. Le sucre, par exemple, qui ne supporte pas mieux que le sel une immersion prolongée dans l’eau, ne se trouve que dans les endroits secs, vulgairement nommés épiceries.

Revenons aux animaux. On ne saurait trop admirer la ma-nière dont ils ont été répartis à la surface du globe. L’ours blanc qui, dans les contrées tropicales, serait incommodé par sa four-rure trop épaisse et par ses pantoufles ouatées, a été installé pour toujours dans les régions polaires. Inversement, parce qu’il a du sang froid, le serpent peut vivre, sans se plaindre, dans les pays très chauds. Le ciron mourrait de chagrin s’il ne pouvait pas compter sur son fromage quotidien. Où la nature le fait-elle naître, aimer et vieillir ? Dans un fromage. Ce n’est pas le

ha-Sans enfreindre les lois de l’univers (ce qui lui eût été diffi-cile), l’homme a d’ailleurs réussi à perfectionner très sensible-ment l’ordre naturel. Il a ramené en Europe la pomme de terre qui s’était égarée en Amérique ; il a mis le fromage à côté de son allié, le pain ; il a placé des dentistes dans les lieux où les dents humaines renoncent prématurément à la lutte ; il accumule de la chaleur dans les retraites que menace le froid de l’hiver ; et, plein d’ingéniosité, quand la nuit vient, il allume sa lampe.

Dans le monde moral, tout se passe d’une manière assez satisfaisante aussi. Frédéric m’a dit que ses soucis d’argent lui font oublier ses chagrins d’amour. En constatant tout à coup qu’il vient de perdre son parapluie, l’homme rangé (même s’il est pitoyable et bon) devient momentanément insensible aux souffrances des Arméniens opprimés par les Turcs. Ces faits et beaucoup d’autres de la même nature nous permettent d’énon-cer cette loi : le nombre des embêtements dont l’individu peut souffrir simultanément est très limité.

L’inertie elle-même, qui retarde tous les progrès, est une bonne chose. Que serait la vie si les êtres n’opposaient pas de résistance au changement ? Que serait la vie si l’éloquence des apôtres et des pédagogues avait le pouvoir de nous transformer rapidement ? Ma fidèle Mélanie aura demain les habitudes et les défauts qu’elle a aujourd’hui. Sa constance fait ma sécurité.

Enfin, si nous devons dire que l’univers n’est pas mal fait, c’est encore pour cette raison qu’il nous est très difficile d’en imaginer un meilleur.

Tribune de Genève, 10 juin 1925.

« C’EST FORMIDABLE ! »

Ce matin, en me promenant dans la ville, j’ai entendu trois fois des passants qui disaient : « C’est formidable ! » Depuis quelque temps, cette expression est à la mode.

Ce furent d’abord deux jeunes femmes qui trouvaient for-midable le mauvais goût d’une de leurs amies dont les bas de soie « vert oseille » ne leur plaisaient pas. Deux collégiens em-ployèrent le même adjectif pour qualifier une automobile nou-velle, « 1925 », qui bientôt éclipsera toutes ses rivales. Enfin, deux hommes d’un certain âge ne trouvèrent pas de vocable plus précis pour caractériser la mauvaise foi de leurs ennemis politiques.

Non ! Mesdames ; non ! Messieurs : les choses dont vous parlez ne sont pas formidables. Les gens instruits nous appren-nent que le mot « formidable » vient du latin formidabilis (je l’aurais parié) et qu’il signifie : qui est à craindre, redoutable. Si l’on abuse de ce mot, il finira par s’user et par perdre toute si-gnification. Et puis, il m’est pénible de penser que je vis dans un monde où tout est formidable.

Pourquoi les bas « vert oseille » seraient-ils plus formi-dables que les bas « saumon » ? Quant à la mauvaise foi de ceux qui ne partagent pas nos opinions politiques, elle ne devrait pas même nous étonner. Dans tous les partis, on est de bonne foi.

La mauvaise foi ne se trouve que chez l’adversaire. Il y a là un phénomène que les logiciens n’ont jamais réussi à expliquer.

Si nous appelons « formidables » les choses les plus insi-gnifiantes, quelles épithètes emploierons-nous en racontant l’histoire de ce petit chien enragé qui, l’autre soir, au commen-cement du repas, sauta dans notre soupière familiale ? Gardons nos expressions fortes pour les minutes émouvantes de notre vie.

Les pédagogues ont le tort de parler indifféremment à des écoliers très jeunes du substantif, du verbe, de l’adjectif, de la conjonction, etc. On devrait commencer par l’interjection, qui est le cri des êtres primitifs. Le substantif pourrait aussi être présenté aux enfants de très bonne heure. Ils seront tout de suite capables de distinguer une cafetière d’une pantoufle. Mais on ne devrait pas leur révéler l’existence de l’adjectif. L’adjectif devrait être réservé à quelques adultes très intelligents.

Avec des substantifs, des verbes, les pronoms essentiels moi, je et quelques interjections violentes, on peut faire son chemin dans le monde.

Le maniement de l’adjectif présente de grands dangers. Il faudrait connaître beaucoup de choses pour pouvoir se servir, à bon escient, d’adjectifs tels que : moral, patriotique, égoïste, ra-tionnel, par exemple. Il y a même des imbéciles qui disent blanc, lorsqu’ils devraient dire noir. Quant à l’abus des termes trop forts, c’est un signe d’impuissance. Entre deux mots, il faut choisir le moindre. Si les choses dont vous me parlez sont réel-lement « formidables », je m’en apercevrai bien : votre adjectif avertisseur est donc superflu. Et ne venez pas me dire : « C’est inouï ! » car nous avons déjà tout ouï.

Restons calmes. Quand on nous apprendra que la lune vient de tomber sur la terre, contentons-nous de dire : « C’est regrettable. » Et le mot sera encore un peu trop fort.

Gazette de Lausanne, 18 juin 1925.