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Un inconnu, qui ne m’a pas dit son nom et que je n’ai pas revu, est venu chez moi pour me prier de faire connaître au pu-blic européen son idée géniale, « dont la réalisation, dit-il, pour-rait sauver l’humanité ». Ce sympathique maboul semble être atteint de cette « folie cohérente », si bien analysée par Hippo-crate dans son ouvrage célèbre : Le Crâne et son contenu. Mais, pour le décider à s’en aller, j’ai dû lui promettre de publier le manuscrit qu’il m’apportait. Voici ce morceau :

« Dans mon pays, depuis un demi-siècle, l’État fait des dé-penses considérables pour répandre l’instruction. Malheureu-sement, ses efforts sont couronnés de succès. Presque tous nos jeunes gens passent dix, douze ou quatorze ans sur les bancs de l’école. Et leur zèle est tel qu’ils finissent tous par obtenir un doctorat, d’une espèce ou d’une autre.

Or, en délivrant des diplômes de plus en plus nombreux, l’État augmente du même coup le nombre des personnes qui se-ront toujours prêtes à mettre à son service leurs talents profes-sionnels. Et, trois fois sur quatre, les docteurs dont je parle, ayant eu sous les yeux, du matin au soir, durant des milliers de journées, le Pédagogue dans l’exercice de ses fonctions, ne sont plus capables de faire autre chose que de donner des leçons.

Sans s’en apercevoir, ils se sont façonnés sur le Modèle qu’on leur proposa avec trop d’insistance. L’État, qui ne veut pas déli-vrer des diplômes inutilisables, se voit donc obligé de fournir des élèves aux innombrables pédagogues qu’il a formés.

Il y a parfois, dans les Universités, des professeurs spiri-tuels qui se contentent d’un seul élève. Et ils ne se plaignent même pas lorsque cet élève unique leur fait savoir qu’il va inter-rompre ses études pendant quelques jours. Mais, dans l’immen-se majorité des cas, les pédagogues reful’immen-sent de débiter leurs

cours dans des salles vides. Une centaine de chaises tranquilles, alignées en bon ordre et d’une tenue irréprochable, ne leur suffit pas. Ils veulent que sur chaque chaise il y ait un auditeur. Ils veulent qu’on les écoute. Et c’est cette prétention un peu ridi-cule qui aura, pour l’humanité, si nous n’y veillons pas, les con-séquences les plus funestes.

Avec bonne foi et avec candeur, les pédagogues affirment l’extrême importance de l’instruction qu’ils répandent. On les croit ; et l’on va prolonger la durée des études. C’est à l’âge de cinq ans que l’enfant recevra désormais ses premières leçons.

C’est-à-dire qu’on enfermera ces petits dans des salles dont les murs sont couverts de cartes géographiques et de maximes mo-rales, et où un éducateur leur dira : « Ne bougeons plus ! »

On ne se contente pas d’inculquer aux écoliers les connais-sances indispensables (ce qui n’exigerait pas beaucoup de temps). On veut qu’ils aient tous, à la fin de leurs études, le ver-nis scolaire. Or, ce verver-nis n’accroît pas les forces dont ils auront besoin, plus tard, pour travailler et pour lutter. Il est donc indif-férent, pour l’être humain, d’être verni dans sa jeunesse ou dans la dernière période de sa vie.

Cela dit, voici ce que je propose. On rendra aux enfants les trois quarts de la liberté qu’on leur a prise ; et, seuls, les vieil-lards seront obligés de suivre les cours de nos trop nombreux professeurs.

Les raisons qui militent en faveur de mon projet sont nom-breuses. Les êtres très jeunes éprouvent constamment le besoin de bouger et de jouer. En les immobilisant chaque jour, durant de longues heures, on leur fait du mal. D’autre part, il est pé-nible pour celui qui enseigne d’avoir des élèves distraits, inat-tentifs, farceurs, hostiles ou maussades. Il aurait une besogne beaucoup plus agréable si tous ses auditeurs étaient des sexagé-naires. Un écolier âgé de plus de soixante ans n’interrompra sû-rement pas son maître pour lui dire : « Monsieur, est-ce que je peux sortir ? » Et en apprenant, par exemple, que le pliocène est un terrain tertiaire superposé au miocène, il ne se mettra pas à

Mon école pour sexagénaires sera mixte ; la cause de la coéducation des sexes est gagnée depuis longtemps. L’enseigne-ment y sera, d’autre part, de meilleure qualité, pour cette raison qu’il s’adressera à des élèves capables de se défendre. À des gens instruits par la vie, on ne pourra pas raconter, en matière de morale et de civisme, ces pieux mensonges qu’avalent docile-ment les petits enfants.

Les écoliers dont je parle ici seront des écoliers zélés. Car les vieillards ne demandent pas mieux que de rester assis long-temps et de se laisser assoupir par le discours monotone d’un monsieur très savant.

J’ajoute que beaucoup de personnes âgées souffrent de la solitude. Or, c’est souvent sur les bancs de l’école que nous con-tractons nos amitiés les plus durables… »

Dans le manuscrit, il est encore question des « devoirs à domicile » et des diplômes. Mais je m’arrête, car je ne puis déci-dément pas prendre au sérieux le projet de mon inconnu.

La Tribune de Lausanne, 13 juillet 1919.