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On devrait faire ses humanités dans la rue. Les particulari-tés qu’on y rencontre donnent de la vie une idée beaucoup plus juste que les « types » définis par les moralistes classiques.

Je ne dis pas que, dans la rue, on voit la réalité telle qu’elle est. Ces derniers mots n’ont sans doute aucune signification.

Mais, parce qu’il veut être clair, parce qu’il veut avoir du talent et, souvent, parce qu’il veut être « moral » et réconfortant, l’écrivain met dans les choses un ordre qui est, décidément, un peu trop artificiel.

Dans la rue, bien mieux que dans les livres des poètes ou des prêcheurs, on prend conscience de ce qui occupe une grande place dans la vie des hommes. À huit heures du matin et à deux heures de l’après-midi, on voit le long défilé des salariés qui re-tournent au magasin, au bureau ou à l’usine. Le travail, ce n’est pas la liberté ; mais c’est la chose fondamentale. Ces prison-niers, à l’ordinaire, n’ont pas l’air malheureux. Leur sort est le sort commun ; et ils l’acceptent. Il se produirait moins de chan-gements dans le monde si les idéalistes n’enseignaient pas aux hommes le mécontentement.

Ce qui frappe d’abord, chez les passants, ce sont les diffé-rences d’ordre social. Sauf quelques cas exceptionnels, on dis-tingue très facilement le riche du pauvre. La richesse constitue une supériorité visible. Elle fait plus d’envieux que l’intelligence ou que la vertu. Mais je dois ajouter que la plupart de ceux qu’on rencontre sont des gens décemment vêtus qui, vraisem-blablement, ne sont ni très riches, ni très pauvres.

1 Les deux chroniques qui suivent ont paru après le décès de l’auteur, le 7 novembre 1925. (note des éd. de la BNR.)

Une grande différence d’âge, bien entendu, se remarque tout de suite aussi. À ce propos, j’ai été bien des fois étonné en revoyant des vieillards chancelants qui, logiquement, auraient dû être dans la tombe depuis longtemps. La vie peut continuer dans des conditions très défavorables ; et des conditions atroces n’empêchent pas toujours la naissance des êtres nouveaux. Les craintes de ceux qui voudraient supprimer tout ce qu’il y a de mauvais dans le monde sont excessives.

Les poètes sont trop exigeants aussi. Pour que l’amour rap-proche deux êtres, il n’est pas nécessaire que ceux-ci soient beaux. J’ai vu, hier, une jeune femme pauvre, d’une laideur écla-tante, qui poussait devant elle une poussette dans laquelle il y avait un bébé.

On comprend aussi, quand on se promène, que, pour la so-ciété, la disparition d’un individu a peu d’importance. L’enter-rement d’un grand homme a pour effet d’arrêter pendant vingt minutes la circulation de quelques tramways. Mais, une demi-heure plus tard, la rue a repris son aspect accoutumé. Il n’y a pas d’hommes indispensables.

C’est que les individus se ressemblent. Ils sont donc, dans bien des cas, interchangeables. Considérez ces jeunes filles.

Elles sont presque toutes « dernier modèle ». Elles ont toutes le même chapeau, la même coupe de cheveux, les mêmes gestes, le même sourire, le même jargon moderne et, dans la voix, les mêmes intonations.

Le monde change avec une extrême lenteur. On lit en quelques heures un livre qui nous parle de profondes transfor-mations sociales qui se sont produites en deux mille ans. Dans le livre, le « progrès » est évident, et rapide. Mais l’aspect de la rue est, aujourd’hui, le même qu’hier. Et demain, rien n’aura changé. Il faudra beaucoup de temps pour renouveler les socié-tés humaines.

J’ai vu un collégien arrêté devant la vitrine d’un pâtissier.

Son camarade sortit du magasin avec un cornet. Il était radieux.

L’autre se mit à sourire. Et, immédiatement, je reconnus en lui

le collégien boulimique que j’étais il y a quarante ans. L’huma-nité ne change pas.

Voilà pourquoi les impatients se trompent. Il faut savoir at-tendre. Il y a des magasins où les acheteurs entrent rarement.

Dans le courant d’une journée, Monsieur T. ne vend pas un grand nombre de faux Rembrandt. Quand je le vois, arrêté sur le seuil de sa porte et inoccupé, je me dis qu’une vie humaine se compose principalement de ces heures vides où rien n’arrive.

Mais ce que nous voyons dans la rue ne nous apprend pas tout : l’individu a plus de valeur qu’on ne le suppose lorsqu’on contemple une foule. L’individu est tout. Pour que les choses soient belles, il faut d’abord qu’il y ait un être vivant capable d’en sentir la beauté.

Tribune de Genève, 11 novembre 1925.

REGARDS

J’ai toujours observé avec intérêt les regards, furtifs ou prolongés, qu’échangent l’homme et la femme qui se croisent dans la rue ou qui, à quelques mètres l’un de l’autre, sont assis dans un restaurant. Je ne veux pas parler ici du bellâtre vul-gaire, sûr de conquérir toutes les femmes qui ont la chance de le contempler, ni du sourire professionnel de celles « qui gagnent à être connues ». Le cas des autres est beaucoup plus instructif.

D’ailleurs les inconnus que nous regardons avec sympathie ou avec curiosité ne sont pas toujours des êtres de l’autre sexe ; et cet intérêt momentané que nous portons à nos semblables s’explique facilement. En eux, nous découvrons toujours beau-coup de choses qui occupent une grande place dans nos pen-sées. Incontestablement, l’humanité que nous pouvons observer dans un restaurant ou dans un salon nous est moins indifférente que les dorures du plafond ou que les tableaux quelconques qui sont contre les murs. Le spectacle de la comédie humaine peut être plus émouvant que tout.

Ne parlons que des regards qui, pendant une seconde ou deux, rapprochent un honnête homme et une honnête femme qui se rencontrent pour la première fois. La fréquence du phé-nomène en dit long sur les conditions de notre vie intime. Ma-dame T. me fera remarquer qu’une honnête femme ne doit pas regarder les messieurs qui passent ; et elle me dira qu’à cet égard elle n’a rien à se reprocher. Qu’elle soit tranquille : les passants ne la dévisageront jamais avec insistance. Elle porte la vertu sur elle comme une enseigne. Mais il existe, heureuse-ment, des femmes plus intelligentes et plus gracieuses que Ma-dame T.

Freud a fait preuve d’une remarquable perspicacité lors-qu’il a compris l’importance de nos « instincts refoulés ». Dans la société actuelle, de très nombreux individus, dont la timidité,

sans doute, a été aggravée par l’éducation qu’ils ont reçue, ont des besoins naturels qu’ils ne peuvent pas satisfaire. Dans nos contrées, si nous ne considérons que le cas ordinaire, les gens qui ont faim peuvent manger et ceux qui sont fatigués peuvent dormir. Mais l’être humain peut souffrir aussi d’être seul ; et c’est son besoin de tendresse qu’il lui est difficile, souvent, de contenter. Les regards dont je parle sont parfois les appels d’un cœur affamé.

Il y a bien le mariage (lequel ne sera bientôt plus à la portée de toutes les bourses). Mais les gens mariés peuvent sentir la so-litude aussi vivement que les célibataires. Comme on l’a dit, l’une des caractéristiques du fait social est la contrainte. Parce qu’il vit au milieu de ses semblables, l’individu doit contrarier, plus ou moins, sa vraie nature. Par définition, le mariage sup-pose des sentiments qui ne changent pas ou, du moins, des ha-bitudes constantes. Or, dans le cœur d’un être doué de sensibili-té et d’imagination, il y a des élans, des sentiments nouveaux qui naissent et de vieux sentiments qui s’usent. Et je ne parle pas des malheureux qui, en se mariant, se sont cruellement trompés.

Mais il ne faut pas prendre trop au tragique les signes que se font les cœurs solitaires. Philippe regarde les femmes par ha-bitude, sans y attacher beaucoup d’importance. Et si ses œil-lades étaient trop bien accueillies, il serait très embêté. Maxime a épousé Hélène il y a quinze ans. Aujourd’hui, assis à côté d’elle, il regarde longuement Isabelle, qui est à l’autre bout de la salle. Si, autrefois, il avait épousé Isabelle, il regarderait à pré-sent la charmante Hélène.

Les passants et les passantes se regardent parce que la vie ne contente pas leur âme inquiète ; parce qu’ils n’ont pas défini-tivement renoncé à l’Aventure qu’ils ont rêvée un jour. Mais pour que cette aventure soit belle, il vaut mieux qu’elle reste dans leur imagination. Et s’il n’était pas le « prisonnier » de la société, si des règles morales ne gênaient pas constamment les mouvements de son âme indisciplinée, l’individu ne connaîtrait

pas ces minutes éblouissantes où il peut s’évader et adorer li-brement.

Tribune de Genève, 24 novembre 1925.