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Je pense beaucoup de bien du Petit Larousse illustré. Cet ouvrage est toujours sur ma table ; et, quand je veux éviter une faute d’orthographe, je le consulte. L’autre jour, pourtant, pour la première fois, ce précieux dictionnaire a éveillé ma méfiance : en l’ouvrant, j’ai eu le chagrin d’y trouver le portrait de Magel-lan. Oh ! ce portrait n’a rien de spécialement pénible. C’est le portrait d’un quadragénaire barbu et calviniste comme on en voit un peu partout. Mais, tout de suite, j’entendis une voix inté-rieure qui me disait : « Ce n’est pas lui ! » La voix du sang ? Non : la voix du simple bon sens.

Que l’on veuille bien considérer ceci : Magellan est né en 1470 et il est mort en 1521. C’est Pierre Larousse lui-même qui me l’a appris. Or, en 1521, les photographes n’avaient pas encore été inventés. Quant aux peintres, moins nombreux qu’aujour-d’hui, ils ne faisaient que les portraits des personnages illustres.

Lorsqu’un individu est destiné à devenir un homme cé-lèbre, on ne le sait pas d’avance. Les membres de sa famille ne se doutent de rien. Nul n’aurait pu dire, au moment où Magel-lan partait pour son grand voyage, qu’il découvrirait un détroit portant le même nom que lui. Et quand on apprit la mort du hardi navigateur, il était trop tard pour faire son portrait ; car le cadavre était resté là-bas, aux Philippines. Le Petit Larousse il-lustré nous montre donc, sans rire, un faux Magellan. Celui qu’il nous montre n’est peut-être pas même l’oncle du véritable.

Quelques-uns de nos contemporains comptent sûrement parmi leurs ancêtres des hommes qui vivaient au début du sei-zième siècle. C’est même le cas de la plupart d’entre eux. On peut donc supposer, sans être absurde, qu’il existe encore à notre époque des représentants authentiques de la famille Ma-gellan. Eh bien, qu’est-ce que ces malheureux doivent penser lorsque, dans les dictionnaires historiques, ils retrouvent leur

glorieux aïeul sous des aspects nouveaux, toujours imprévus ? Tantôt, il est barbu et méditatif ; tantôt, il est glabre et jovial.

Ici, on le voit gras et apoplectique ; là, on s’arrête, navré, devant un Magellan désespérément maigre. Est-ce que les historiens ne pourraient pas se mettre d’accord sur un Magellan ne varietur ?

Osons tout dire. J’ai trouvé, hier, dans un manuel de litté-rature anglaise, un Milton qui ressemble de manière excessive au Magellan du Larousse illustré. Cela m’a décidé à examiner plus attentivement les portraits que contient mon petit diction-naire. Eh bien, qu’on le sache : il y a dans ces portraits une unité inquiétante. Partout les mêmes procédés, le même style. Or, le style, c’est l’homme. Admettrons-nous qu’un même artiste, ri-goureux et opiniâtre, a fait d’après nature les portraits de Ver-cingétorix, de Pépin-le-Bref, de Shakespeare, de Swedenborg et de Monsieur Millerand ? Non ! non ! cela n’est pas possible.

Nous devons plutôt supposer que celui qui se propose de pu-blier un dictionnaire illustré s’assure la collaboration d’un des-sinateur chargé de donner à chaque personnage historique la binette que, vraisemblablement, il devrait avoir.

Cette manière de faire est dangereuse. Le peuple finira par ne plus croire en la « vérité historique ». Et un dictionnaire qui n’inspire plus de confiance est un dictionnaire perdu.

Il vaudra beaucoup mieux, quand on rééditera le Larousse illustré, réunir tous les portraits dans les dernières pages du vo-lume, sans les accompagner d’aucun nom. Chaque lecteur pour-ra alors choisir dans cette collection un Magellan, un Montes-quieu et un Pic de la Mirandole conforme à ses goûts et à ses croyances.

Tribune de Genève, 25 juillet 1924.

ARROSAGE

Il y a des sujets rafraîchissants qu’il convient de traiter à l’époque des fortes chaleurs. Je vais dire ce que je pense de l’ar-rosage des rues.

Que l’on arrose les rues, c’est très bien. Mais pourquoi nos arroseurs municipaux choisissent-ils presque toujours, pour ac-complir leur besogne délicate, les jours où il pleut ? Cette parti-cularité, que j’ai remarquée cinquante fois, a mis dans mon es-prit tourmenté un point d’interrogation dont je ne parviens pas à me débarrasser.

J’ai pour les arroseurs publics beaucoup d’estime et, même, de l’admiration. Ils sont généreux : ils n’abusent pas de la supé-riorité qu’ils ont sur nous. Quelle ne doit pas être leur tentation lorsqu’ils voient passer sur le trottoir des gens dont la tête ne leur revient pas ! S’ils dirigeaient contre nous leur jet terrible, nous serions mis, en quelques secondes, hors de combat. On ne résiste pas à la lance d’un arroseur bien entraîné. Mais l’Ar-roseur dédaigne les victoires trop faciles. Jamais sa volonté de puissance ne se manifeste à nos dépens.

Ce juste hommage rendu à sa magnanimité ne m’em-pêchera pas de reposer ma question : « Pourquoi l’Arroseur tient-il absolument à mouiller les trottoirs sur lesquels la pluie ruisselle ? » Il vaudrait mieux, me semble-t-il, les essuyer. Je soumets respectueusement cette idée à nos édiles : lorsqu’il pleut, les arroseurs officiels devraient se transformer en es-suyeurs.

Revenons à notre problème. Quand ils n’ont rien à faire, les arroseurs jouent aux cartes dans les locaux confortables de l’Hôtel de Ville. Et, quand on joue aux cartes, on ne pense pas à autre chose. Malheur au distrait ! On lui coupera son manillon.

Aussi les nuits peuvent-elles suivre les jours sans que les

senter l’état d’esprit de nos arroseurs dans les moments où ils n’arrosent pas. Mais vienne la pluie : immédiatement elle leur rappelle qu’ils sont, eux aussi, des faiseurs de pluie. Leur cons-cience se réveille et, en toute hâte, ils cachent les cartes et les litres dans l’armoire où gisent, inertes, leurs bons tuyaux de caoutchouc. Ils courent alors là où le devoir les appelle.

Il se peut aussi qu’ils attendent volontairement la pluie, la-quelle sera pour eux une collaboratrice précieuse.

Ou bien, leur consigne est-elle de chasser au moyen de leur jet puissant l’eau du ciel qui forme des flaques stagnantes sur la chaussée ?

À notre époque de matchs, on peut se demander encore si l’Arroseur orgueilleux n’a pas, tout simplement, la prétention de se mesurer avec le Ciel. Au risque de le vexer, je lui conseillerais alors de renoncer à la lutte. Certes, il a de bons coups : il sait vi-ser juste et frapper fort. Mais il ne remporte que des avantages momentanés. Et puis son long tuyau de caoutchouc, à l’autre bout duquel se tient un homme inutile, est ridicule. Enfin, il ne sait pas encaisser : au bout d’une demi-heure, trempé et vaincu, il s’en va.

L’Adversaire, reconnaissons-le, a un jeu moins serré. Mais quelle ampleur ! Et quel style sobre ! Aucun truc : pas de tuyaux ; pas de robinet ; rien ! C’est du génie à l’état pur. Le Ciel arrose uniformément, intarissablement, majestueusement, – simplement.

Tribune de Genève, 30 juillet 1924.