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Avis important. Des lecteurs mécontents continuent à en-voyer au Directeur de La Tribune des lettres anonymes dans lesquelles ils se plaignent de Balthasar. Ils prétendent que ses articles sont tantôt d’une profondeur obscure, tantôt d’une légè-reté presque inconvenante ; et ils me reprochent d’être un jour-naliste « sur lequel on ne peut pas compter ». Ces messieurs se trompent. Je suis toujours le même ; mais ce n’est pas toujours le même qui écrit. Nous sommes trois. Je veux dire que Baltha-sar est un nom générique (comme Pharaon, Bourbon ou Franci-lion, par exemple).

Le public couché qui, le dimanche matin, attend impa-tiemment La Tribune, est composé des éléments les plus di-vers ; et il serait impossible à un chroniqueur seul de contenter tout le monde. C’est pourquoi il existe un premier Balthasar, préposé à l’élaboration des fortes pensées, toujours en grande tenue, et qui ne badine jamais avec l’idée. On le respecte, mais on le trouve, en général, très ennuyeux. Il y a un second Baltha-sar (c’est moi) qu’on aime beaucoup, parce qu’il réclame pour les gens de tout âge le droit de s’amuser. Il est toujours en petite tenue. Les gens graves ne peuvent pas le souffrir. Ils craignent ses gamineries et ses propositions balthasardeuses ; car ils sen-tent confusément la médiocrité et la fragilité des choses sé-rieuses qu’ils défendent. Le troisième Balthasar, qui ne sait ja-mais « s’il doit rire comme une vache ou pleurer comme un veau », sert à combler le vide qu’il y a entre les deux premiers.

C’est grâce à lui que notre bloc a de la cohésion et de l’unité.

Et, maintenant, qu’on ne l’oublie plus : celui qui dit du mal de Balthasar blesse toujours deux innocents (ce qui est parfai-tement infect).

Le docteur B., un des médecins les plus distingués de l’armée suisse, m’écrivait récemment de Soleure que les cuisses de grenouilles, qui coûtaient autrefois 50 centimes la douzaine, se vendent maintenant au prix d’un franc. Très inquiet, il se demande si le moment n’est pas venu de pousser un cri d’alar-me.

Oui, mon cher docteur : je partage votre sentiment. Je trouve grotesques et inadmissibles les prétentions de ces gre-nouilles qui semblent vouloir s’approprier notre vieille devise nationale : Pas d’argent, pas de cuisses ! De quoi se mêlent-elles ? Cette guerre ne les concerne pas. Que le prix du blé et ce-lui du charbon augmentent, cela se comprend. Mais les cuisses de grenouilles sont-elles plus rares qu’autrefois ? Ce n’est, hé-las ! pas dans la mare aux grenouilles que tombent les obus des belligérants ; et ces ridicules batraciens peuvent d’autant mieux pulluler à leur aise que les pêcheurs implacables sont presque tous occupés ailleurs, dans les tranchées.

La diminution du nombre des pêcheurs favorise encore le pullulement des asticots. Cela n’empêche pas ces répugnants égoïstes de se vendre au prix de 12 francs le kilo. Les bruits les plus inquiétants circulent aussi au sujet de la vache. Bientôt, dit-on, cette docile esclave ne voudra plus être le pis à lait sur lequel l’humanité a pu compter jusqu’à ce jour ; et mon laitier, qui, avant la carte, n’avait du beurre que pour ses clients riches, pourra dire à tous qu’il est sans beurre et sans reproches.

Ah ! Cher docteur ! Puissé-je retrouver, un jour, chez vous, ces bons croûtons aux morilles d’autrefois ! Mais j’y songe : les champignons du Jura vont peut-être se mettre aussi à faire la bête, eux qui n’ont pourtant qu’à se donner la peine de naître.

Oui, il faut crier et il faut dénoncer les vrais coupables. Parce que quelques négociants ont été forcés d’élever leurs prix, cha-cun s’est mis à les singer : selon leur vieille habitude, les imbé-ciles ont voulu faire comme les autres. La bêtise humaine : voilà ce qui renchérit la vie !

Puisque, d’autre part, la qualité des denrées baisse en même temps que leur prix augmente, voici un truc provisoire susceptible d’atténuer nos maux.

L’autre jour, le lacet d’un de mes souliers s’étant un peu re-lâché, mon pied gauche éprouvait un sentiment d’insécurité, si je puis m’exprimer ainsi. Quant à mon pied droit, il n’avait au-cune raison de se plaindre. Je serrai fortement le lacet noncha-lant ; et, immédiatement, mon autre pied, le droit, celui tout à l’heure satisfait, eut la sensation désagréable de ne pas être soli-dement tenu dans sa chaussure. Il l’était, relativement, moins que l’autre, c’est vrai, lui qui, deux minutes auparavant, l’était relativement plus. J’en conclus ceci : il suffit que nos sensations soient relativement agréables pour qu’elles le soient absolu-ment (car La Tribune a son Kant à soi). Il nous sera donc facile désormais, de ne plus souffrir de la mauvaise qualité des den-rées que nous vendent nos fournisseurs cupides. Que tout le monde fasse comme moi. Quand je trouve trop mauvais le pain que mon boulanger m’envoie, je vais chercher chez Jules un se-cond pain encore plus mauvais ; je le goûte ; je le crache ; et je reviens alors au premier, que je mange en souriant, jusqu’au bout.

Au revoir, cher docteur.

La Tribune de Lausanne, 5 juin 1918.