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On construit continuellement, à notre époque, des sanato-riums immenses qui, au bout de quelques semaines, sont pleins de pensionnaires. Nous avons aujourd’hui des ligues contre la tuberculose et des ligues antialcooliques qui n’existaient pas il y a cinquante ans. Le cinéma a des films horrifiques qui rappel-lent aux jeunes gens qu’on ne doit pas badiner avec l’amour. Il n’y a plus moyen d’ignorer les méfaits de la cocaïne. Et des col-lectes périodiques nous empêchent d’oublier les « Incurables ».

Enfin, les journaux nous apprennent que la criminalité pro-gresse lentement, mais sûrement.

C’est clair : l’humanité est bien malade. Mais elle ne se compose pas uniquement de malades : il y a aussi les estropiés et les demi-écrasés, victimes des express qui déraillent et des automobiles trop rapides. Existe-t-il encore des êtres intacts et normaux ? Ce n’est pas sûr : les éducateurs de la jeunesse ne s’intéressent qu’aux anormaux et l’on ne nous parle que des dé-traqués.

Tout cela m’a fait réfléchir. Est-ce le commencement de la fin ? Il est bien évident, n’est-ce pas, que si la race humaine de-vait s’éteindre dans six mois, nous pourrions sans aucun scru-pule modérer le zèle avec lequel nous accomplissons chaque jour notre dure besogne. Nous ferions bien, aussi, de manger nos économies. J’ai donc voulu en avoir le cœur net et je me suis livré à une enquête au sujet de la santé publique.

Eh bien, je suis heureux de pouvoir vous apporter une bonne nouvelle. Ce que les feuilles publiques vous cachent avec soin, je vais vous le dire : il y a encore dans la ville trois ou quatre douzaines de personnes qui se portent bien. Lucie a des couleurs qui rassureraient les hygiénistes les plus difficiles.

Quant à Marguerite, elle est tout simplement appétissante. J’ai fait avec mes amis un long souper durant lequel leur vitalité

s’est manifestée avec évidence. Moi-même, je ne vais pas mal.

Merci ! Dans la rue, j’ai croisé des passants pleins d’entrain. En les observant, j’ai tout de suite reconnu qu’ils n’avaient jamais été écrasés par des automobiles. Leur tour viendra sûrement ; mais ce ne sera peut-être pas avant quelques années. Enfin, sa-medi soir, je n’ai pas trouvé une place libre au Café de la Pompe : il était plein de buveurs qui trinquaient avec une joie non feinte.

J’en suis maintenant convaincu : la vie continue ; et elle promet de continuer encore quelque temps. Rien ne prouve que les choses aillent plus mal qu’autrefois ; mais ceux qui lisent les journaux veulent des histoires dramatiques ; et quand il y a pé-nurie de crimes et d’accidents, le journaliste est obligé d’en in-venter. Et puis, les statisticiens d’aujourd’hui sont des conscien-cieux : ils nous disent tout. Assassinez votre bonne et l’humanité entière le saura.

La santé publique est certainement aussi bonne qu’il y a un siècle. Si les naïfs en doutent, s’ils songent avec inquiétude à l’avenir de la race, c’est que le nombre des guérisseurs a aug-menté dans des proportions effrayantes. Les guérisseurs sont des gaillards qui ont des remèdes à vendre. Le Syndicat Interna-tional des Thérapeutistes, dont le siège social est à Chicago, vient de promettre un prix de 6 000 dollars à celui qui inventera une maladie nouvelle.

Nous avons raison de soigner les malades mieux qu’on ne le faisait dans les ténèbres du Moyen Âge. Mais ne considérons pas comme une chose dénuée d’intérêt la partie saine de la po-pulation. Les gens qui se portent bien sont aussi intéressants que les autres. Et, puisqu’ils ont plus de besoins à satisfaire que les autres, organisons, de temps en temps, une collecte en leur faveur.

Tribune de Genève, 29 octobre 1924.

LE PERMANENT

On publie beaucoup de journaux. On en publie certaine-ment trop. Et, pourtant, les journalistes qui, quotidiennecertaine-ment, dans de longs discours, nous apprennent ce qui se passe à la surface du globe et sur la planète Mars ne nous disent pas tout : ils ne nous disent pas l’essentiel. Voilà pourquoi je réclame la fondation d’un journal nouveau qui comblerait cette lacune. Il pourrait se contenter d’être hebdomadaire. Ce journal serait in-titulé : Le Permanent.

Si l’on s’en tenait aux nouvelles que les feuilles publiques lancent chaque matin dans la circulation, on devrait croire que le monde est dans un état d’effroyable désordre et que l’huma-nité va bientôt sombrer dans la démence. Le journaliste ne nous parle des trains que lorsqu’ils déraillent. Il ne s’intéresse qu’aux piétons qui se font écraser par des automobiles. Contre les autres (qui sont pourtant plus intelligents), il fait la conspira-tion du silence. C’est seulement lorsqu’un village est détruit par un incendie ou par une avalanche qu’on nous révèle son exis-tence. Je connais de très honnêtes gens dont le journal n’a ja-mais publié le portrait : pour le faire, il attend que ces êtres bons et vertueux aient commis un crime atroce ou qu’ils se soient livrés au commerce clandestin de la cocaïne. Enfin, pour nous donner de la vie une idée juste, on attire sans cesse notre attention sur les gouvernements renversés, les peuples révoltés, les grévistes syndiqués, les boxeurs tuméfiés et les tremble-ments de terre.

Eh bien, je dis qu’on nous trompe. Il règne dans l’univers un ordre admirable. Chaque matin, à la même heure, je me rends à mon travail ; et, dans la rue, je rencontre des centaines de sœurs et de frères qui sont bien décidés, comme moi, à ac-complir leur tâche quotidienne. Le facteur et le garçon laitier font, chaque jour, leurs tournées avec une ponctualité

exem-chesses attendent l’acheteur. Les passants que je rencontre ont, presque tous, une expression rassurante : ce sont des êtres rai-sonnables qui respectent la loi et les gendarmes. En dépit de tout le mal qu’on a dit des C.F.F., je certifie que mon train n’a jamais déraillé. Il m’a toujours déposé à l’endroit précis où je voulais me rendre.

Le journal nouveau que j’attends, Le Permanent, rappelle-rait à mes contemporains inquiets ces choses apaisantes. Il leur dirait que la terre continue à tourner autour de son axe d’un mouvement rigoureusement uniforme. Et, pour les hommes, ce-la est beaucoup plus important que ce-la démission possible de M. Mussolini. On ne nous parle pas assez souvent de l’herbe qui pousse, des fruits qui mûrissent et des millions de jeunes femmes qui, penchées sur des berceaux, enseignent aux êtres nouveaux le langage humain et le sourire.

Le malheureux qui n’a pas encore réussi à payer son bou-cher et son dentiste serait momentanément calmé si un journa-liste fraternel venait lui dire : « Hier, à minuit, une immense bonté tombait du firmament. » Car Le Permanent citerait sou-vent les beaux vers des poètes et les fortes pensées des philo-sophes. Il nous rappellerait tout ce qui, dans l’humanité, est bon et durable. Il ne serait l’organe d’aucun parti ; mais tous les vé-ritables « amis de l’ordre » y seraient abonnés.

Gazette de Lausanne, 4 décembre 1924.