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AU FIL D’UN FLEUVE ET DES RESEAUX DE RELATIONS

Chapitre 2 : Points d'ancrage et de rencontres

A) SAINT-LOUIS ET DAKAR

a) La porte de l'Afrique de l'Ouest

Carte n°2 : Saint-Louis du Sénégal

Ma première ethnographie à Saint-Louis du Sénégal fut réalisée en 2001 pour l’écriture d’un mémoire de maîtrise. Ce terrain fut fondateur au sens où il m'a permis de comprendre et d’assimiler un ensemble de règles et de représentations relatives à la vie en groupes de classe d’âge, et à la gestion de l’argent dans un contexte communautaire. Ce premier terrain de quatre mois concernait les pratiques tontinières des habitantes du quartier populaire de Diamouguène, où je retournai en 2004, 2006 et 2008 pour des enquêtes plus courtes, afin d’observer l’évolution de certains groupements de tontine dans la durée.

Je me souviens encore de mes premières impressions brouillonnes sur cette ville de Saint-Louis, ancienne capitale de l’Afrique Occidentale Française, qui constituait, pour moi aussi, la « porte de l’Afrique » : mon premier arrimage sur le continent. Je me rappelle l’avoir abordée avec une certaine angoisse (en est-il né une méthode ? je ne sais pas...). Saint-Louis est une ville d’eau bordée par l’Océan et sillonnée par les bras du

fleuve. Ses deux ponts, Faidherbe et Malick Mustapha Gaye, la tranchent violemment en trois entités, si différentes que l’on a parfois du mal à les considérer comme des parties d’un même pays. L’Ile, ancien quartier administratif et résidentiel des colons, s’étend du Sud au Nord autour de la place Faidherbe, dominée par la statue de son gouverneur qui, sur son socle, tourne le dos à Guet Ndar et aux pêcheurs. Enfin à l’Est de l’Ile, au-delà des 511 mètres métalliques de l’immense pont Faidherbe, il y a Sor, excroissance africaine de l’ancienne capitale coloniale. Ce quartier, m’a-t-on dit, porte ce nom depuis que les colons implantés sur l’Ile ont chassé les « nègres » : « Sors ! ». Je ne sais pas si cela est vrai, mais l’essentiel est que cela ait été pensé et exprimé par un habitant de Ndar, nom wolof de la ville de Saint-Louis.

Vidée d'une partie de sa présence européenne Ndar s’est défaite de son destin imposé par la puissance coloniale, et cela est parfaitement visible dès que l’on a franchi le Pont Faidherbe. Régine Bonnardel, après avoir décrit le déclin de Saint-Louis après l’indépendance du Sénégal en 1960 et le transfert de la capitale du pays à Dakar, parle d’une « africanisation de l’ancienne capitale » ou d’une « renaissance africaine »96. Mais la situation économique de Saint-Louis est difficile : l’ancienne fonction de capitale de l’Afrique de l’Ouest Francophone (AOF) a cessé de porter ses fruits, sans qu’aucune activité substantielle ne soit venue compenser la perte. Et la ville, en dehors de la pêche des Guet Ndariens et du tourisme, n’a jamais eu d’industrie ou d’économie productive importante. C’est pourquoi les hommes désertent Saint-Louis pour chercher du travail à la Compagnie Sucrière de Richard-Toll, à Dakar, en mer, en Mauritanie, ou en Occident. Les femmes restent à Saint-Louis, avec les enfants. Leurs petites activités productives et commerciales font vivre la ville, le secteur informel a conquis sans difficulté les premières places. La position élégante et dominante des femmes saint-louisiennes est supportée par une longue tradition féminine. Le principe matrilinéaire qui prédominait dans le Waalo, laissait une place d’honneur aux héritières des Rois, les célèbres princesses linger, auxquelles succédèrent en panache les signares, maîtresses ambitieuses des colons blancs, qui ont joué jusqu’à la fin du XVIIIe siècle un rôle commercial très important. Les Saint-Louisiennes aujourd’hui supportent la ville au travers de ses crises, assurant sa survie en générant des dynamismes spécifiques, hors de toutes fonctions rapportées. Les tontines, que je me propose d’étudier ici, font partie et

96 R. BONNARDEL, Saint-Louis du Sénégal : Mort ou Naissance ?, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 25.

sont un exemple de ces dynamismes.

Le quartier de Diamouguène, où je réalisais mes enquêtes, est situé à Sor, délimité par 1'avenue Charles De Gaulle et par le grand bras du Fleuve Sénégal. Le quartier a été créé en 1930 par le maire de l'époque pour reloger une partie de la population de la langue de Barbarie, victime du débordement des eaux de la marée. Le nom du quartier lui aurait été donné par les premiers arrivants qui, comparant leur lieu d'accueil à leur ancienne localité exposée à l'Océan, se seraient écriés : « Voici la paix ! » ou « Jàmm

la » en wolof, qui par la suite donna «Diamouguene». L'enquête d’assainissement

menée en novembre 1999 dans l'ensemble des parcelles permettait d'estimer la population de Diamouguène à 8300 personnes et 750 ménages, soit une moyenne de 11 personnes par ménage, avec des ménages comptant de une à 25 personnes. 70 % des ménages habitent Diamouguène depuis plus de vingt ans, à 75 % ils sont originaires de la ville de Saint-Louis et 85 % d’entre eux sont propriétaires de leur logement, ce qui traduit un bon enracinement dans la ville et dans le quartier. La vie sociale et associative est riche, tant sur le plan du nombre que sur celui des initiatives et réalisations. En 2008, on comptait 16 associations féminines déclarées, mais ce chiffre est loin de correspondre à la réalité, la majorité des associations ne faisant pas l’objet de déclaration. En 2001, Ndeye Kumba Wade, adjoint pédagogique à la fondation Paul Gérin Lajoie à Saint-Louis, estimait leur nombre à 40.

À Diamouguène, l’espace public est un espace social. Il n’y a pas de rupture entre l’intérieur et l’extérieur des habitations, les portes des maisons ne sont que des transitions, la rue un lieu de vie. Devant la façade des maisons, les femmes vaquent à différentes occupations, échangent nouvelles et plaisanteries, tout en surveillant leurs enfants. En passant du temps avec elles assises aux portes des maisons, on perçoit l’interconnaissance qui règne dans ce quartier, car les salutations et les présentations font souvent référence à une amitié ou un voisinage vieux de plusieurs générations. C’est en évoluant dans ce quartier, en vivant selon ses rythmes quotidiens, que l’on peut aborder les pratiques tontinières, enchâssées dans la structure sociale du quartier. Ma toute première enquête a correspondu à un exercice d’ethnologie classique, dans un contexte culturel particulier, dont il a fallu s’imprégner, apprendre la langue et les modes de pensée. Ceci a été possible grâce à l’hospitalité d’une famille du quartier. Le

cadre d’analyse allait tout d’abord être un cadre de vie.

Les matériaux produits au cours de cette enquête sont donc issus d’une observation quotidienne de la vie du quartier pendant quatre mois, d’une observation participante aux réunions de sept tours de tontines organisés les samedis par des associations féminines du quartier. Les données produites ont été ensuite complétées par des données diachroniques concernant notamment le groupement Deggo Bock Jom, qui regroupait, en 2008, 108 femmes du quartier.

Safi Sow

La présidente du groupement Deggo Bock Jom, Safi Sow, fut ma principale informatrice tout au long de ces années, c’est pourquoi j’introduis ici un portrait de cette figure emblématique des tontines à Diamouguène. Née en 1965 à Saint-Louis, elle porte le nom de son père qui était peul et avait trois épouses. Cadette de sa famille, elle a grandi sur l’Ile où elle a fréquenté l’école Saint-Joseph et acquis un bon niveau d’éducation. Puis elle a suivi sa mère qui avait acheté une maison à Diamouguène pour s’y installer seule avec ses enfants. À 18 ans, bien que Safi ait obtenu son bac et qu’elle se soit mariée, elle est restée vivre chez sa mère : « Ça fait partie de la mentalité saint-louisienne », me dit-elle. Divorcée et sans enfants, elle est toujours restée chez sa mère jusqu’à aujourd’hui. Elle a passé un diplôme de gestion et d’informatique, puis a travaillé dans le domaine de la nutrition et de la santé. À Diamouguène, elle s’est très vite faite remarquer pour ses aptitudes à l’écriture et au calcul, et également pour son charisme. Lors du premier rassemblement de Deggo Bock

Jom, en 1994, elle a donc été choisie pour assumer la gestion du

groupement. Par la suite, elle a été présidente et secrétaire de plusieurs groupements à Diamouguène. Aujourd’hui, Safi a cessé de travailler dans le social et elle se consacre au commerce, grâce à un micro-crédit annuel qu’elle a obtenu avec Deggo Bock Jom. En 2008, elle s’est remariée avec un immigré divorcé, éducateur à Lyon. Il lui verse chaque mois de l’argent et vient lui rendre visite à chaque fête de Tabaski. De son côté, elle s’occupe de surveiller le chantier de construction de leur future maison.

Au fil des années, le terrain saint-louisien m’a conduite à m’intéresser de plus près aux cérémonies familiales et j’ai passé du temps avec les griots de Diamouguène, car ce quartier est réputé pour être le « coin u gewel », le quartier des griots, je les accompagnais lors des cérémonies pour observer les pratiques et échanges occasionnés par celles-ci. Si venir avec les griots aux cérémonies, en particulier avec les musiciens,

n'est pas la position qui permet de percevoir le plus précisément les échanges et d'établir des données transactionnelles précises, ces derniers ont des pratiques et des discours particuliers au sujet de ces événements qu'il fut intéressant de relever.

b) Dakar, observations particulières

Les conditions d’observation dans un espace social circonscrit étaient particulières à la ville de Saint-Louis. Une enquête sur les tontines réalisée à Dakar à la même époque, n’aurait pas forcément produit les mêmes résultats qualitatifs. En effet à Dakar, capitale économique et politique établie sur une presqu’île et peuplée de plus d’un million d’habitants, l’espace est exigu, l’habitat dense et l’accès au logement souvent difficile. La mobilité des familles y est plus importante qu’à Saint-Louis et les tontines de quartiers sont dans ce contexte plus compliquées à pérenniser D’après ce que j’ai pu observer, les tontines s’organisent alors plus souvent entre membres d’une même famille97. J’ai pu ainsi suivre occasionnellement, entre 2001 et 2009, une tontine qui regroupe chaque premier samedi du mois 22 jeunes filles descendantes d’un même grand-père. Les 33 000 francs CFA perçus par la gagnante sont presque entièrement dépensés pour préparer un festin collectif, et parfois payer les musiciens percussionnistes pour organiser une danse. Chaque membre de la tontine se doit également de faire un présent de 5000 francs CFA si l’une des membres a une cérémonie importante à célébrer (mariage, baptême). L’objectif de cette tontine est bien de maintenir les liens au sein d’une famille dispersée, et de s’amuser, plus que de promouvoir l’investissement économique. La tontine n’est pas fixée à un quartier de Dakar, elle se déplace et la réunion a lieu chez celle des cousines qui perçoit la somme des cotisations, bien souvent dans un quartier de Dakar différent chaque mois.

À Dakar, je me suis aussi plus particulièrement intéressée en 2008 à une forme originale et religieuse de tontines, celles qui financent le pèlerinage des femmes à la Mecque. Depuis longtemps déjà, les Sénégalaises appliquent le système de la cotisation rotative au financement du pèlerinage. Dans le contexte actuel de privatisation, on observe à Dakar une floraison de groupements féminins qui organisent et financent le pèlerinage à la Mecque, certains prennent l’allure d’immenses réseaux, et l’association

97

Ce constat qui concerne la ville de Dakar même est un peu contradictoire avec ce qu'annonce Ismaël Moyadans sa thèse, pour laquelle le travail d’enquête a cependant été réalisé dans la périphérie de Dakar, à Thiaroye-sur-Mer, où il observait en 2000 la prévalence des tontines de quartier.

Arafat par exemple réunit 45 000 membres. À travers leurs associations tontinières, les femmes saisissent l’opportunité de s’approprier une part considérable du marché engendré par le voyage religieux. En collaboration avec Ferdaous Boulhel Hardy, nous avons réalisé en octobre 2008 une enquête d’un mois sur le fonctionnement de ces tontines particulières, combinant des aspects religieux avec une économie communautaire et féminine 98.

Les enquêtes menées sur les tontines au Sénégal ont donc varié en fonction des contextes, et on s’aperçoit déjà qu’elles peuvent adopter des formes très diverses selon leur destination, allant de la dépense cérémonielle à l’entreprise commerciale en passant par le simple loisir. Elles sont en fait un phénomène total, qui embrasse toute la vie économique et sociale des femmes en Afrique de l’Ouest.