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AU FIL D’UN FLEUVE ET DES RESEAUX DE RELATIONS

Chapitre 2 : Points d'ancrage et de rencontres

B) BAFOULABE ET BAMAKO

Mes pérégrinations en Afrique de l’Ouest m’ont ensuite permis de retrouver au Mali une vie sociale et économique féminine fortement structurée par des échanges tontiniers et cérémoniels analogues.

a) Le village de Mali Sadio et les associations de femmes

Après un premier passage à Bafoulabé en décembre 2006, percevant que la vie associative y était particulièrement riche, j’y réalisai deux terrains en 2008, de février à mai puis en novembre et décembre.

Le nom Bafoulabé signifie littéralement ba – fleuve, fla – deux, bé – rencontre : la rencontre des deux fleuves. Le Bakoy et le Bafing se rencontrent en effet ici pour donner naissance au fleuve Sénégal en lui-même. C'est de Bafoulabé que vient la célèbre légende de l'hippopotame Mali Sadio99. Aujourd'hui cette petite ville à 200 km au Sud de Kayes, dans le Khasso, compte 3000 habitants. Non encore desservie par des routes goudronnées, à 6 km du chemin de fer, elle est divisée en trois quartiers qui

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Les résultats de ces enquêtes ont été publiés dans F. HARDY, J. SEMIN, « Fissabilillah ! Islam au Sénégal et initiatives féminines. Une économie morale du pèlerinage à La Mecque », Afrique

contemporaine « Economie morale et mutations de l’Islam en Afrique Subsaharienne », 231(2009/3),

pp.139-153.

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Cette orthographe est une déformation usuelle pouvant prêter à confusion, car Sadio est le prénom attribué en général à l'enfant qui vient après des jumeaux. L'orthographe correcte serait cajo, mais demeure peu utilisée.

s’étendent depuis une place centrale où s'élève un monument à l'effigie de Mali Sadio.

Photo n°1 : Le Monument Mali Cajo sur la place centrale de Bafoulabé

Voici la version que me donna la grande griotte khassonké, Dédé Kuyaté, du récit de fondation de la ville de Bafoulabé et de l’histoire de Mali Sadio, traduite avec Néné Sakiliba et synthétisée par mes soins. C’est une version courte, assez différente de celle que l’on a coutume d’entendre sur le jumelage entre une petite fille khassonké et un hippopotame100, mais elle raconte l’histoire de Bafoulabé, liée à la venue des Peul dans la région qui allait devenir le Khasso, mais aussi au fleuve et à la colonisation :

« Alors que les rois Fily Mahamadi et Naré Sira Moussa régnaient sur les villages bordant les rives du Bakoy, un Peul, Ahmadi Nimbissio, vint avec ses vaches. Il ne souhaitait pas conquérir les lieux pour devenir roi, mais simplement pouvoir faire paître son bétail. La population se mit d’accord pour lui attribuer la partie de terre située entre le Bakoy et le Bafing. Défrichant les lieux, avec l’aide des hommes blancs, Ahmadi vit sortir des mangroves un hippopotame, qui descendit dans l’eau. Cet hippopotame avait la particularité d’avoir cinq taches blanches, l’une sur le front, les autres sur chaque patte, raison pour laquelle on l’appelait Mali Cajo, l’hippopotame tacheté. Lorsque Ahmadi Nimbissio fit traverser le fleuve à son troupeau et ses gens, l’hippopotame sauta dans le fleuve et vint danser près de lui. Par la suite, lorsqu’au petit soir les femmes peul venaient laver dans le fleuve les calebasses dans lesquelles elles avaient tiré le lait des vaches, l’hippopotame venait boire la crème qui filait dans l’eau. Les gens de Bafoulabé étaient devenus amis avec

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Une version synthétisant toutes les histoires de Mali Sadio a été publiée à la suite des journées culturelles organisées à Bafoulabé en avril 2005, dans D. FAKOLY, Mali Sadio, l’hippopotame de

l’hippopotame, et chaque soir les femmes et les enfants aimaient venir le voir danser dans le fleuve. Un jour, la griotte Sabou Siré Baka, qui avait été donnée par son maître au roi Guimba Moussa du Kontéla, vint se laver dans le fleuve avec des préparations traditionnelles qui devait la protéger chez son nouveau maître. L’hippopotame vint danser pour elle et elle lui composa une chanson, qu’elle dédia à son nouveau roi. Le colon blanc qui commandait alors Bafoulabé s’appelait Souas (sauvage), il venait souvent sur la rive du fleuve, pour cacher des armes. Un jour, il y courtisa la femme du roi. Mais l’épouse du roi, fidèle à son mari, refusa. Vexé, le commandant, pour se venger, voulut faire du mal aux habitants de Bafoulabé. Comme il avait remarqué qu’ils adoraient Mali Cajo, il prit son fusil et tua l’hippopotame d’une balle. Le soir, les femmes ne virent pas l’hippopotame danser. On chercha l’animal partout et quand on découvrit son corps, on lui fit des funérailles dignes d’un être humain. La tristesse et le deuil des gens de Bafoulabé ne finirent jamais. »

Bafoulabé fut le premier Cercle du Mali, créé en 1887 sous le commandement du colon français Cauchon, qui dirigeait un peloton militaire cantonné au bord de l’affluent du Bafing. La ville a abrité L’Ecole des Fils de Chefs entre 1879 et 1912, qui avait pour mission, comme son nom l’indique de former les enfants des chefs coutumiers, afin d’en faire des auxiliaires de l’administration coloniale. Deux grandes figures du Mali sortiront de cette école : Fily Dabo Sissoko, fondateur du Parti Progressiste Soudanais et Mamadou Konaté, compagnon de lutte du premier Président du Mali, Modibo Keïta.

Aujourd’hui, et depuis toujours, Bafoulabé est le lieu d’un important brassage ethnique. Ses habitants sont principalement des Khassonké, des Peul, et des Soninké, mais aussi des Wasuluké, victimes fugitives des guerres de Samory Touré (1880-1900) à la frontière entre le Mali et la Guinée. La ville est composée de trois quartiers : Wasulu, Alahina et Kersignané où se trouve la chefferie des Diallo.Mais les frontières ethniques sont fluides, par exemple, le réseau de parenté qui m’accueillit est le fruit de mariages entre des hommes soninké, bambara et des femmes khassonké, réputées pour leur beauté.

Carte n°4 : Bafoulabé (République du Mali)

Mes séjours à Bafoulabé furent l’occasion d’une immersion dans la vie des groupements féminins de la ville et plus largement du cercle de Bafoulabé. Ces groupes de femmes sont fédérés au sein d’une coordination présidée par Mme Musumakhan Sakiliba, dans la maison de laquelle je résidais. Pour participer aux tours de tontines et aux cérémonies, il faut se tenir informé, mais surtout suivre quelqu’un qui occupe une certaine position dans ces réseaux. Je continuerai à présenter au fil des pages suivantes ces femmes qui ont été mes guides sur le terrain, et m’ont initiée à leurs parcours et à leurs secrets, et fait vivre leur conception de l’échange, du lien et de la relation. Ces portraits m’apparaissent aussi comme des figures emblématiques de la féminité africaine contemporaine.

Musumakhan Sakiliba

Son nom de famille : Sakiliba, est celui des filles de père sissoko. Musumakhan est née en 1951 dans le village khassonké de Kamangoné, derrière le fleuve dans le Kontéla. Elle a grandi dans la ville de Kayes, chez une tante, dans le but d’y être scolarisée. Ayant toujours été brillante à l’école, elle parle, lit, et écrit couramment le français, le bambara et le khassonké, dont elle a appris l’alphabet phonétique au cours d’une formation. À l’âge de 16 ans, elle a été

mariée à Madou Sacko, un Soninké, qui était le fils de l’amie de sa mère et qui est devenu médecin pour la Croix-Rouge Internationale. Elle lui donna quatre fils et sept filles, dont l’aînée a 45 ans et la cadette 16 ans. La plupart de leurs filles sont mariées, et leurs fils travaillent dans l’armée ou l’électricité. Ils n’ont pas d’enfants « à l’extérieur », en France ou aux Etats-Unis. Une de leurs filles est mariée à un cadre français d’une grande société de transport à Dakar. Une sœur de Madou Sacko a par ailleurs migré en France depuis de longues années. La question de l’émigration est douloureuse pour Musumakhan, qui voit son statut de femme alphabétisée et aisée parfois remis en cause par celui des familles dont les enfants ont migré. Madou, Musumakhan, quatre de leurs enfants et quelques cousins venus des villages partagent la concession du grand-père de Madou Sacko avec la famille de son cousin Ibrahima Sacko. La famille, d’origine noble, semble être une figure de réussite dans le village : ils sont relativement aisés, instruits et nombreux. Pour autant Musumakhan n’oublie pas ses racines du Khasso. Elle cultive un petit jardin au bord du fleuve, participe aux récoltes saisonnières dans le champ de mil, d’arachide et de maïs, et sa maison est un lieu de passage pour les gens des villages retirés du Khasso. Elle se rend régulièrement dans ces villages khassonké pour travailler avec les groupements féminins et assister aux cérémonies familiales. Elle est à la fois femme politique, agricultrice, commerçante, médiatrice, médecin traditionnel et présidente des groupements féminins du Cercle de Bafoulabé. Elle représente ces groupements à la Coordination des Associations Féminines et ONG du Mali (CAFO). Élue à ce poste depuis 1998, elle en est à son troisième mandat de cinq ans. En 2005, elle a fait partie des mille femmes nominées pour le Prix Nobel de la Paix, par la campagne alternative de l’ONG Peace Women Across the World 101 pour son action en faveur des femmes. Puis en 2010, elle a participé aux élections municipales sur la liste de l’Union Républicaine Démocratique, et est devenue adjointe au Maire de Bafoulabé. Cette femme douce, au teint très noir et à la carrure forte, est donc une figure féminine de la réussite. Mais sa très grande humilité ne permet pas de saisir à première vue l’importance de sa position à Bafoulabé et dans le Cercle. Elle occupe une place de médiatrice et nombreux sont les villageois à venir lui demander conseil face à telle ou telle situation matrimoniale, sociale ou économique difficile. Comprenant l’intérêt que je portais à la philosophie de l’argent dans la région, Musumakhan m’a initiée avec beaucoup de tact et de finesse à ses modes de gestion quotidiens de l’économie domestique et villageoise.

101 Peace Women Across the Globe est une organisation suisse qui a pour objectif de renforcer l’influence des femmes dans le domaine de la paix, de la sécurité et du développement durable. Le principe est de rendre plus visible le travail quotidien pour la paix mené dans le monde par les femmes, et de favoriser entre elles l’échange d’expériences et de stratégies. En 2005, l’initiative «1000 Women for the Nobel Peace Prize » proposa la nomination à travers le monde de 1000 femmes pour le prix Nobel de la paix, dont pour le Mali Musumakhan Sakiliba et Aminata Barry Touré, avec lesquelles j’ai travaillé, cf. http://www.1000peacewomen.org.

Entre mon premier terrain et mon retour à Bafoulabé, le nombre des groupements faisant l’objet de statuts associatifs, et qui étaient de ce fait membres de la coordination, est passé de 14 à 18. Et d’autres petits groupes de tontine informels, de jeunes filles ou de quartier, existent également. Chacune de ces associations regroupe entre 20 et 50 personnes, qui en plus de l’activité tontinière et cérémonielle gèrent souvent une autre génératrice de revenus. L’enquête de terrain, outre la vie quotidienne à Bafoulabé, a consisté en un entretien avec chacune des Présidentes de groupement, ainsi qu’une participation active à tous les tours de tontines et aux cérémonies de baptême et de mariage survenus pendant les séjours. Durant ces enquêtes, j’ai porté une attention particulière aux transferts d’argent, à la répartition des biens au sein de la famille, aux investissements économiques et à la gestion des liquidités et de l’investissement. Le deuxième séjour a été l’occasion de mettre en place avec les femmes un micro crédit sur un apport extérieur de 1 000 000 de francs CFA. Cette expérience sera présentée en détail dans le dernier chapitre.

b) Bamako et les griottes

Pour se rendre à Bafoulabé, il faut prendre le train qui relie Bamako à Dakar et descendre à la gare de Mahina. Lorsqu’en 2006, puis en 2008, j’organisais mes séjours dans le Khasso, je m’arrêtais quelques semaines à Bamako et j’en profitais pour rencontrer des connaissances nouées au fil des réseaux migratoires, pour réaliser des entretiens avec les responsables d’ONG investies dans le soutien aux associations de femmes, et pour y observer également les cérémonies familiales auxquelles j’étais conviée. À Bamako, je passais en 2008 une semaine à suivre les pérégrinations d’une griotte, Saran Sakiliba, avec laquelle j’avais étais mise en contact par une autre griotte active dans les tontines en Ile-de-France, et qui me permit à son tour de rencontrer Dédé Kuyaté, la grande griotte khassonké.

Saran Sakiliba et Dédé Kuyaté

Saran Sakiliba est la sœur aînée, de même père et même mère, que Diatu Sakiliba, griotte attitrée de la tontine des Khassonké en France, dont on reparlera. Elle a épousé Sadia Kuyaté, un khassonké employé de bureau dans l’administration. Le couple, qui a eu quatre enfants, vit avec les deux cadets dans une concession à Bamako, qui abrite les quatre frères de Sadia, leurs épouses et enfants. Le fils aîné

de Saran et Sadia, surnommé Blacky, a migré en France, où il a du mal à travailler, du fait d’une situation administrative irrégulière.

À Bamako, Saran vit de ses activités de griotte : elle se rend chez ses jatigi 102 pour demander un peu d’argent, et participe à leurs cérémonies pour énoncer leurs louanges. Elle ne fait plus partie d’aucune tontine, du fait de la défaillance de certaines cotisantes, qui a fait échouer la tontine du quartier. Seul la tontine de famille perdure à la génération suivante entre toutes les filles Kuyaté. Saran regrette qu’il n’y ait plus de tontine dans son quartier, car pour une griotte, les réunions peuvent souvent être une occasion de gagner un peu d’argent. C’est grâce à Saran Sakiliba que j’ai pu rencontrer la grande griotte khassonké Dédé Kuyaté, qui est une parente maternelle. Cette griotte d’un certain âge est d’origine khassonké, elle vit maintenant à Bamako où elle a fait fortune grâce à la puissance de son verbe et à sa connaissance fine des principaux lignages khassonké 103. Certains de ces enfants sont en France, où ils mènent des carrières artistiques. Le cercle de l’interconnaissance est bouclé lorsqu’on sait que la vieille Dédé Kuyaté était aussi la griotte attitrée de la mère de Néné Sakiliba, Présidente de la tontine des Kayésiennes de France.