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AU FIL D’UN FLEUVE ET DES RESEAUX DE RELATIONS

Chapitre 3 : Méthodes d'observations et d'analyses multi-situées

A) ETHNOGRAPHIES EN PLUSIEURS LIEUX

Le projet de départ – observer, à des fins comparatives, une même pratique en différents lieux – avait initialement pour simple objectif d’observer l’adaptation des pratiques tontinières à différents contextes : rural, urbain, migratoire. La première hypothèse, celle de la continuité de ces pratiques, fut vite confirmée, et me permit d’interroger les fondements de cette continuité.

a) Démarche comparative

Tout d’abord on rappellera que l’opération de comparaison est inhérente à la démarche anthropologique. Elle nécessite malgré tout d’en expliciter les termes et la portée dans chaque cas. On peut en effet se demander dans quelle mesure il est légitime de mettre en rapport les trois terrains présentés ci-dessus.

Si les sociétés wolof et khassonké ne sont pas apparentées linguistiquement (ou de très loin au sein de la famille linguistique extrêmement vaste des langues Niger-Congo),

109 B. BADIE, « Flux migratoires et relations internationales », Revue d’études internationales, XXIV, 1 (1993), pp. 7-16.

elles partagent des traits culturels communs, du fait notamment d’une islamisation ancienne et d’une forte influence peul. Prises dans les mêmes mouvements historiques et liées entre elles par le commerce et la guerre, elles portent les mêmes empreintes de cette histoire. Les sociétés de la région du fleuve Sénégal apparaissent, on l’a vu, relativement homogènes en termes de structures sociales et familiales : hiérarchiques, islamisées et virilocales. L’organisation sociale est marquée par les principes hiérarchiques de caste, de séniorité et de domination masculine, qui subordonnent officiellement les artisans aux agriculteurs, les cadets aux aînés, et les femmes aux hommes. On verra dans cette thèse que dans les rapports économiques, ces principes sont avant tout formels, et se voient retravaillés notamment par l’organisation des tontines et des cérémonies familiales. La démarche comparative permet d’observer en ce sens un mouvement d’ensemble commun à plusieurs sociétés de la région du fleuve et au-delà, puisque les travaux de Barbara Cooper 110 et d’Adeline Masquelier 111 sur les rapports économiques de genre et les cérémonies familiales au Niger révèlent des logiques proches de celles que je soulignerai ici.

L’opération comparative consistant en un mouvement d’aller-retour entre les ethnographies particulières de sociétés apparentées par l’histoire et la géographie, permet de ramener à la surface non pas des modèles indigènes, mais des effets de sens. On cherchera à faire parler les faits eux-mêmes, à travers notamment la récurrence de gestes dont la portée dynamique semble comparable. La finalité d’une telle démarche comparative est, certes, d’éclairer les données que l’on a recueillies dans des sociétés particulières, et de permettre ainsi de les organiser correctement, mais elle invite aussi et tout autant de les re-mobiliser, afin qu’elles échappent au moins un temps au destin de toute connaissance, c’est-à-dire celui de se voir figées dans des formes supposées archétypales, mais en réalité devenues vides de sens. Ce travail comparatif pourrait également participer au renouvellement de la réflexion sur la notion d’aire culturelle, dont la conception, en anthropologie, s’est un peu modifiée depuis la définition qu’en donnait Alfred Louis Kroeber, résumé par Edouard Conte pour qui une aire culturelle est « une zone géographique définie par l’extension d’un ensemble d’éléments culturels donnés », ceci en attirant l’attention sur les risques d’un usage abusif de ce concept, qui

110

B. M. COOPER, « Women’s worth and Wedding Gift Exchange in Maradi Niger, 1907-89 »,

The Journal of African History, 36, 1 (1995), pp. 121-140.

111 A. MASQUELIER, « The Scorpion's Sting : Youth, Marriage and the Struggle for Social Maturity in Niger », Journal of the Royal Anthropological Institute, 11, 1 (2005), pp. 59-82.

contribua souvent à une réification des sociétés étudiées 112. Cette conception géographique des aires culturelles doit aujourd’hui se voir enrichie par une attention particulière aux processus transnationaux passés et présents. La référence à une aire culturelle localisée au sens spatial du terme tend en effet à être dépassée par une appartenance marquée à des réseaux sociaux véhiculant un certain nombre de symboles et de représentation cohérentes du monde. Ma réflexion sur la pertinence de la notion d’aire culturelle s’inspire en partie des idées exprimées par Arjun Appaduraï, qui vont dans le sens d’une attention portée au local dans sa dépendance des dynamiques globales. Mais j'ajouterai pour ma part une dimension relationnelle aux processus d’interaction entre le local et le global 113. L’importance de l’entretien des réseaux sociaux participe de cette cohérence qui n’a rien d’ethnique ou de localisé, puisqu’elle épouse à la fois les figures de l’alliance et de la mobilité, et qu’elle circule avec les hommes.

b) Ethnographie multi-située ?

On a pu remarquer durant cette dernière décennie, et en particulier dans le domaine des études migratoires, que l’emploi de l’adjectif « multi-situées » pour désigner les enquêtes en plusieurs lieux avait tendance à se développer sans que l’on précise les implications méthodologiques, les avantages et les difficultés d’un travail de ce type 114. Je reprendrai donc ici brièvement la réflexion épistémologique sur l’usage et la définition de cette méthode d’observation en plusieurs lieux des mondes contemporains, que j’ai développée dans un article publié en 2009 dans la Revue

Européenne des Migrations Internationales 115.

112

« Aire culturelle », Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, P. BONTE M. IZARD 1991, op. cit., sv..

113

Voir d’Arjun Appaduraï : « De la culture des aires », in Après le colonialisme, les conséquences

de la globalisation, Paris, Payot, 2005, pp. 49 -54.

114

Cette critique d’un certain vide méthodologique a été émise en 2007 dans l’introduction de l’ouvrage dirigé par Elisabeth BOESEN et Laurence MARFAING, Les nouveaux urbains dans l’espace

Sahara-Sahel. Un cosmopolitisme par le bas, Paris, Karthala, 2007. Parmi les exemples récents d’études

dites d’ethnographie multi située, on peut citer A. KANE 2001 ; H. DIA 2009 ; ou encore B. HAZARD,

L’aventure des Bisa dans les ghettos de « l’or rouge » (Burkina Faso Italie). Trajectoires historiques et recompositions des réseaux migratoires burkinabé dans la région des Pouilles, Thèse de doctorat de

l’EHESS de Paris, sous la direction de J.-L. AMSELLE, 2007. Ce dernier aborde dans son chapitre 2 la méthodologie de l’ethnographie multi-située, dans sa dimension plutôt théorique qu’empirique.

115

J. SEMIN, « L'ethnologue dans les réseaux économiques des femmes migrantes : modes de présence simultanée entre la France et l’Afrique », Revue européenne des migrations internationales, 25, 3 (2009), pp. 101-115.

L’expression « ethnographie multi-située » à proprement parler (multi sited

ethnography) fut proposée en 1995 par l’anthropologue américain Georges Marcus 116

dans un contexte académique et idéologique dit « post-colonial » ou « post-moderne », cette expression faisant référence à une société contemporaine où le rapport au territoire et au groupe disparaît au profit d’une régulation automatique par le marché, la technologie et les médias. Si bien qu’on semble être passé de l’ère du solide à celle du liquide ou du fluide, à une fluidité généralisée des mouvements et des échanges, lesquels ne sont plus ancrés dans la spatialité et dans des groupes sociaux limités, mais s’écoulent d’un territoire à un autre et deviennent globalement interactifs. Cette vision d’une fluidité nouvelle est critiquée par les anthropologues, car il n’a jamais existé de société close, les échanges et les migrations ont de tout temps prévalu, et les dispositifs combinatoires de la globalisation ne sont pas fondamentalement nouveaux, comme en témoignent les phénomènes plus ou moins anciens du commerce transsaharien, de l’islamisation puis de la colonisation pour l’Afrique de l’Ouest. La construction du mythe irénique de la post-modernité repose peut-être sur les résultats d’enquêtes ethnologiques situées, lesquelles ont pu, par endroits, figer dans le temps et l’espace la perception des échanges précoloniaux et préindustriels 117.

Cependant on ne peut nier que la nouveauté des dispositifs contemporains dits de globalisation réside dans l’utilisation de moyens technologiques permettant la réduction de la distance réelle et symbolique entre les hommes (téléphonie, Internet, transports...). Les chercheurs en sciences humaines et en particulier en anthropologie devraient donc adapter leurs méthodes à la « liquidité » du monde, ce qui n’est pas aisé à défaut de se fluidifier soi-même, d’inventer la télé-transportation ou mieux encore d’acquérir au moins mentalement le don d’ubiquité, afin d’observer l’échange délocalisé. Il m’a été donné dans une cérémonie au Sénégal d’assister à la participation médiatisée par le téléphone, puis par une griotte, d’un immigré vivant en France, et je n’avais cependant accès qu’à une facette du dialogue. Pour faire face de manière théorique à cette difficulté, les anthropologues américains ont mis au point certains concepts clés, comme celui d’ethnoscapes développée par Arjun Appaduraï, à partir de ces travaux sur la

116

G. MARCUS, « Ethnography in/of the World System : the emergence of multi-sited Ethnography », Annual review of anthropology, 24, 1995, pp. 95-117, repris dans Ethnography through

Thick and Thin, Princeton, Princeton University Press, 1998, pp. 79-104.

117

Comme le montrent notamment les travaux de S. GRUZINSKI, La Pensée métisse, Paris, Éditions Fayard, 1999 ; J.-L. AMSELLE, Branchements : anthropologie de l’universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001 ; ou encore L. FONTAINE, L’économie morale. Pauvreté, crédit et confiance

diaspora indienne 118. Selon cet auteur, le changement social contemporain réside dans le changement des modes de reproduction sociale, territoriale et culturelle des groupes, qui se pensent maintenant dans la multi-localité, et selon des processus qui laissent une grande place à l’imagination et la projection. Le terme ethnoscapes désigne alors les paysages de l’identité de ces groupes 119 qui se développent en référence à des territoires et à des univers multiples.

Si, pendant des décennies, les ethnologues ont constitué leurs objets à partir de groupes localisés, aujourd’hui la définition de la localité s’élargit au-delà du territoire, et le « ethno », d’ethnographie prend aussi une dimension réticulaire. Les travaux d’Arjun Appaduraï renvoient à l’exigence méthodologique d’une ethnographie qui prenne en compte la complexité des trajectoires individuelles et collectives, en multipliant les lieux d’investigation au fil des mouvements vécus. Comme pistes concrètes de cette ethnographie multi située, Georges Marcus énonçait six modes possibles de construction d’un objet d’étude : suivre les individus dans leur mobilité ; suivre les objets, tracer la circulation d’un objet matériel d’étude ; suivre la métaphore, la mobilité des signes, des symboles et des expressions ; suivre les histoires, les allégories, leurs répercussions, leurs résonances et leur redoublement déterritorialisés ; suivre les vies ou les bibliographies, et enfin suivre les échos transnationaux de conflits familiaux ou ethniques120. Il s’agit, pour résumer, de suivre les informants et leur production culturelle où qu’ils aillent 121. J’y ajouterais l’idée simple mais rarement théorisée de suivre les pistes relationnelles au sein des réseaux sociaux, comme je l’ai fait sur mes terrains.

L’ethnographie multi-située consiste à envisager l’enquête de terrain comme une recherche épousant au plus près les contours transnationaux des « paysages » référentiels. Cependant la métaphore du paysage proposée par Arjun Appaduraï oblitère, à mon sens, tout ce qui tient à la fabrique culturelle et sociale dont sont issus les migrants. Car cette métaphore semble trop souvent se limiter à une identité de groupe, construite autour de références culturelles et d’imaginaires communs sans

118

A. APPADURAÏ 2001 (1996), op. cit..

119 En anglais Appaduraï définit le terme ethnoscapes par l’expression : « landscapes of group identity », voir A. APPADURAÏ, « Global ethnoscapes. Notes and queries for a transnational anthropology », in R. FOX (ed.), Recapturing anthropology. Working in the present, Santa Fe (New Mexico), School of American Research Press, 1991, p. 190-210, p.191.

120

G. MARCUS 1998, op. cit..

121

prendre en compte les liens sociaux qui au sein d’une communauté relient les individus entre eux, ni le sens des gestes, des valeurs et des mots qui construisent ce lien.

C’est à travers des processus très variés (transferts monétaires, investissements immobiliers, communications téléphoniques, stratégies matrimoniales etc.) que se construisent et s’entretiennent des communautés transnationales, ou à plus petite échelle des « villages multi situés ». Ce concept, proposé par Hamidou Dia dans sa thèse de doctorat, permet en effet de circonscrire une scène sociale délocalisée mais qui a pour caractéristiques une interconnaissance forte et, ajouterai-je, la commune expérience d’un même mode de socialisation : « Cette scène sociale concerne plusieurs territoires, sans que l’on présuppose l’importance première du site d’origine, et n’implique pas forcément l’idée de retour (...). Le village multi situé implique les descendants des migrants où qu’il se trouvent dans le pays d’origine et dans le monde. Si la migration est au principe de sa constitution, il n’est cependant pas besoin d’émigrer pour en faire partie. »122 L’idée de diaspora, historiquement connotée comme subie et traumatique, fait donc place à cette notion de transnationalisme, expression d’un continuum entre les sociétés d’accueil et les sociétés d’origine, lesquelles « ne forment qu’une seule et même arène de l’action sociale »123. Le transnationalisme a été défini par les études américaines comme étant « l’ensemble des processus par lesquels les immigrés tissent et entretiennent des relations sociales de nature multiple reliant leurs sociétés d’origine et d’accueil » 124. Cependant si la perception du rapport à l’espace social et relationnel des migrants est passé d’une « double absence » 125 à celui d’une « double présence », la simultanéité de l’être en plusieurs endroits demeure méthodologiquement difficile à observer pour l’ethnologue.

Pour ma part, j’ai compris la méthode multi-située d’abord comme un héritage de la méthode comparative, consistant en l’observation d’un même objet dans différents lieux liés par l’histoire, avant de suivre l’invitation offerte par le terrain au gré des

122

H. DIA, 2009, op.cit, p. 34 note n° 81.

123

C. BRETTELL, « Theorizing Migration in Anthropology », in C. BRETTELL and J. HOLLIFIELD, Migration theory. Talking across disciplines, New-York, Routeledge, 2000, pp. 97-135, p. 104 -105.

124

N. BASCH, L. GLICK-SCHILLER, C. BLANC-STANZON, « Towards a transnationalization of migration : race, class, ethnicity and nationalisme reconsidered » in The Annals of the New York

Academy of Sciences, ? (1992), , cité et traduit par A. PORTES, « La mondialisation par le bas,

l’émergence des communautés transnationales », Actes de la recherche en sciences sociales, 129 (1999), pp. 15-25, p.16.

125 A. SAYAD, La double absence : des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Paris, Éditions du Seuil, 1999.

connexions de relations et des réseaux de parenté entre ici et là-bas. En ceci ma méthode multi située ne correspond pas stricto sensu à la définition qu’en faisait Georges Marcus, qui différencie clairement comparatisme classique et ethnographie multi située. L’ethnographie multi située de Georges Marcus et d’Arjun Appaduraï, plutôt appliquée dans le champ des cultural studies, entend relier entre eux des éléments multi situés dont le rapprochement ne serait pas préalablement évident 126, ce qui n’est pas le cas dans mon étude, qui s’intéresse à des pratiques en partie déterritorialisées mais dont le rapprochement est opérant parce qu’elles s’exercent à l’intérieur de communautés liées par une même continuité historique et culturelle.

Cependant mes observations comparatives prirent un tour particulièrement instructif, dès lors qu’à l’invite même du terrain, elles se développèrent au gré des relations et des réseaux de parenté tissés entre entre les différents lieux. Dans cette deuxième phase, il fut ainsi plus facile, bien que non réellement théorisé au préalable, de pratiquer par exemple le détour par la connaissance d’une famille khassonké au Mali, pour être reconnue et acceptée dans les réseaux tontiniers de cette parenté en France. C’est ainsi qu’apparut l’intérêt méthodologique de suivre des pistes relationnelles au sein d’une communauté transnationale. La relation de confiance s’établit réellement à travers des allers-retours, dans une interaction avec des membres du réseau ici et là-bas, et par l’intégration à un réseau d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance qui, d’être déterritorialisé, n’en repose pas moins sur une communauté sociale et culturelle préexistante.

Introduite auprès de la tontine des Kayésiennes de France par une parente de Musumakhan à Bafoulabé, j’ai également pu y faire la connaissance de la griotte attitrée du groupement des Kayésiennes de France, et je suis ensuite retournée à Bamako pour y rencontrer sa famille. C’est ainsi, grâce ces allers-retours, que j’ai pu parcourir les différents territoires de la communauté transnationale khassonké : le Khasso, Kayes, Bamako, Paris … au fil des réseaux de relations. Aussi vais-je m’attacher à décrire ce système de relations vécues, sans cesse actualisé et redéfini par les échanges tontiniers et cérémoniels des femmes. Et c’est en fait l’objet tontine qui nous permet d’observer dans un espace-temps discontinu la configuration des réseaux qui donne corps à une société.

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