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DESCRIPTION DES ECHANGES OBSERVES : UNE CONTINUITE DYNAMIQUE

Chapitre 2 : Les cérémonies

A) INITIATIONS EN DESUETUDE

A) INITIATIONS EN DESUETUDE

On commencera tout d’abord par évoquer les rites collectifs d’initiation des jeunes filles, qui ont tendance à disparaître sous l’influence de l’Islam, mais dont la survivance en pays khassonké permet de saisir une forme de continuité avec les cérémonies familiales.

a) Le mayo khassonké

En pays khassonké, alors que l’initiation masculine ñara a disparu (mes informateurs se souviennent du dernier ñara en 1956), le rite initiatique féminin mayo

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perdure jusqu’à aujourd’hui dans les villages. Je n’ai pas pu, pour des raisons pratiques, assister à une initiation des jeunes filles. Il m’a été dit que ce rituel devait être organisé fin 2009 quelque part dans le Khasso. Mais la personne qui devait me prévenir de la tenue de l’événement n’a pas pu (ou peut-être n’a pas voulu) me contacter pour que je puisse m’y rendre. Ce n’est qu’à travers des représentations folkloriques organisées par l’ECKF en contexte migratoire lors des journées culturelles khassonkés que j’ai pu avoir une idée du déroulement de ce rite du mayo. Et le rite du mayo a également été mis en scène à l’occasion de l’inauguration d’un quartier khassonké à Kayes, et retransmis en deux actes à la télévision malienne, ce qui a été l’occasion de discussions avec les femmes de Bafoulabé qui avaient vécu enfants ce rite de passage. La communauté khassonké utilise souvent ce rituel féminin comme illustration d’une forme de tradition identitaire et ethnique. Aujourd’hui les jeunes filles sont excisées bien avant le moment du mayo et ne vivent pas l’initiation dans la durée et la réclusion comme autrefois. La folklorisation du rituel du mayo khassonké n’enlève pas une forme d’intensité évocatrice, et renforce l’impression que le rite se rapproche par certains aspects d’une mise en scène. L'accent semble mis aujourd’hui essentiellement sur l'apprentissage de la chorégraphie et des gestes symboliques propres au mayo. Dans le rituel d’initiation Kisi que André Schaeffner décrit, il lui apparaît que l’enseignement ne contient d’ailleurs pas fondamentalement autre chose que l’apprentissage d’un ensemble de gestes qu’il situe « entre chorégraphie et exercices de préparation militaire. »196. Et le volet initiation aboutit essentiellement à l’exécution d’une forme de spectacle sur la place du village, comme on le verra dans le mayo autrefois et encore, le centre du village étant devenu télévisuel.

La théâtralisation présentant sous forme de tableaux successifs les différentes étapes du mayo correspond cependant dans les grandes lignes assez bien à ce que Charles Monteil décrivait en 1915 197, malgré une moindre importance donnée aujourd'hui au personnage, mystique et effrayant, du mama-dyombo. J’utilise donc les données de la tradition ethnographique coloniale, celles du folklore, et les souvenirs que celui-ci éveille

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A. SCHAEFFNER, « Ethnologie musicale et rituels africains », in Le sistre et le hochet. Musique,

théâtre et danse dans les sociétés africaines, Paris, Hermann éditions des sciences et des arts, 1990, pp.

155-189, p. 162.

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chez mes informatrices, pour donner un aperçu de ce rituel.

Le mayo des jeunes filles khassonkés était programmé en même temps que le nyara des garçons, lorsqu’un certain nombre de jeunes gens dans le village avaient atteint la puberté, durant une année de récoltes moyennes et pendant la saison froide. Le personnage nommé mama-dyombo, avait en charge l’organisation des festivités. Le jour convenu, les fillettes âgées de 10 à 13 ans étaient d’abord excisées chez elles par une forgeronne, puis l’hémorragie était contenue par une application de plantes et de cendres. Les opérées étaient ensuite réunies dans une seule et même case où elles recevaient les soins de la vieille séma musò, qualifiée de savante ou de doctoresse. Pendant le temps de la réclusion qui durait sept jours, les jeunes filles ne portaient qu’un pagne pour protéger le milieu du corps et un autre pour envelopper leur chevelure, et ne devaient pas sortir. À partir du huitième jour, les jeunes filles s’asseyaient chaque soir les jambes étendues devant la case collective, la séma leur enseignait les règles de la bienséance féminine, et leurs amis leur rendaient visite.

Après la cicatrisation des plaies, le mama-dyombo fixait le jour de la purification et venait chercher les jeunes filles pour qu’elles quittent la case à la suite de la séma et entourées de leurs familles et amies. La procession défilait dans le village en musique, jusqu’au fleuve pour un bain rituel. Les fillettes s’asseyaient sur une pierre, on les libérait du haillon qui couvrait leurs cheveux et l’on procédait à un lavage énergique, dont la brutalité reste clairement gravée dans la mémoire des femmes qui l’ont vécu. Pendant ce temps, le mama-dyombo, nous dit Charles Monteil, divertissait les spectateurs avec des acrobaties. Il s’interrompait pour interpeller dans l’assistance des jeunes filles excisées les années précédentes, auxquelles il demandait où se trouvait leur fiancé. Il les taquinait vivement à ce sujet et les retenait prisonnières. Le fiancé, s’il était présent, devait donner un tama, une étoffe blanche sur l’importance de laquelle on reviendra, pour libérer la jeune fille, et à défaut une ou un camarade pouvait aussi agir de même. Après le bain rituel purificateur, les nouvelles excisées rentraient chez elles où elles étaient tressées, habillées et parées des plus beaux bijoux. Le soir, elles allaient défiler montées sur les épaules de jeunes hommes au rythme des percussions. Puis on organisait un tour de danse au cours duquel les jeunes filles excisées faisaient la démonstration de leurs talents.

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La cérémonie finale avait lieu quelques jours plus tard. Les jeunes excisées revenaient sur le béla, la place de danse, et le mama-dyombo ou les griots présentaient pour chacune d’entre elles les nombreux cadeaux qui leur avaient été faits par leur famille et par leurs proches, et qui devaient constituer pour elles un trousseau en vue de leur mariage, autrement dit les richesses qu’elles pourraient amener chez celui qui les choisirait pour épouse. Le rite d’initiation des jeunes filles apparaît donc comme un rite prospectif, qui prépare les filles au mariage symboliquement et matériellement. Les années qui suivent, elles devront être fiancées, pour ne pas devenir la cible des taquineries du mama-dyombo.

Les Khassonké aujourd’hui ont considérablement réduit la part des rites d’initiation féminins (comme masculins d’ailleurs), désormais découplés du geste chirurgical, seule l’ablation du clitoris demeure. La raison invoquée de cet abandon par les habitants de Bafoulabé est souvent d’ordre économique. Les dépenses ostentatoires occasionnées par ces événements étaient devenues trop importantes. Pourtant, les cérémonies familiales, et en particulier, les mariages sont de plus en plus richement célébrés. On a vu que le rite féminin d’initiation féminin khassonké, le mayo, comprenait une séquence cérémonielle de présentation du trousseau de mariage des jeunes filles. Il y a donc une continuité entre initiation et cérémonie du mariage. Les remarques comparatives que faisait René Luneau dans les années 60 nous renseignent sur les mutations dans l’enchaînement des différentes cérémonies, qui apparaissent en fait comme différentes séquences d’un même processus 198. À Beloko, village bambara du Mali, la fête qui accompagne l’excision est en réalité une célébration de noces. Par contre, le jour où la fiancée vient vivre chez son époux ou le jour où le mariage se consomme, René Luneau n’observe pas de festivités particulières. L’auteur remarque qu’inversement dans d’autres villages maliens qui, eux, célèbrent avec éclat la conduite de la fiancée chez son mari, la sortie de l’excision ne donne pas lieu à un rituel. On attribue une influence islamique à cette façon, ailleurs observée, d’abandonner les rites collectifs de sortie d’excision et de renforcer en contrepartie ceux du mariage. Ceci pourrait expliquer pourquoi les Khassonkés, qui ont résisté longtemps à l’islamisation, ont conservé plus tard les rites collectifs d’initiation.

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En effet, dans la monographie de Charles Monteil, les cérémonies du mayo sont, comme on vient de le voir, abondamment décrites, alors que l’entrée en résidence se fait « furtivement » et sans faste. Un siècle plus tard, à Bafoulabé, alors que les cérémonies du mayo et du ñara ne sont plus pratiquées, on assiste à des mariages de plus en plus fastes.

b) Le tatouage des lèvres

Les Wolof du Sénégal n’ont quant à eux pas laissé de traces dans la littérature ou dans le folklore de rites d’initiation féminins collectifs. Il est parfois question du tatouage des lèvres, d’influence peul 199. Perçu comme un geste initiatique qui se pratique collectivement, mais a tendance à s’individualiser, puis à disparaître au fil des générations, il consiste en l’application sur les gencives, les lèvres et leurs bordures incisées, d’une mixture à base de plantes efficaces, qui leur donne une teinte bleu sombre. Pour Raphaël Ndiaye, ce rite féminin est comme tout rite de passage à l’âge adulte, une manière d’éprouver la vaillance des jeunes filles, exhortées au courage par les chants de leurs égales, et par les déclamations généalogiques des griottes200. Pendant l’opération, la tatouée devait notamment se lever pour danser. Dominique Zahan, donne quant à lui une interprétation esthétique et symbolique de ce rite qui permet de contenir le verbe dangereux et naturellement labile des femmes 201. Comme on le verra à travers les exemples mythiques de Musokoroni et de la sœur de Sundyata et comme on l’entend souvent dire en Afrique les femmes sont toujours suspectées de "trop parler" et de trahir les secrets. Si le tatouage des lèvres des femmes contient symboliquement leur parole, c’est donc bien là une façon de les rendre moins dangereuses pour les hommes, qui idéalisent la femme parfaite comme étant belle, docile, peu bavarde et pacifique. Ainsi se construit à travers cette intervention la femme idéale, la beauté et la discrétion s’associant

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Les interprétations concernant l’origine de cette pratique varient peu, bien qu’Amar Samb y voie une tradition d’origine peul mais véhiculée par les Soninké : A. SAMB, Folklore wolof du Sénégal, bulletins de l’IFAN tome 37, série b, 1975.

200

R. NDIAYE, La place de la femme dans les rites au Sénégal, Dakar, Nouvelles éditions Africaines, 1986, pp. 127 à 130.

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dans les esprits sous la forme d’un maquillage définitif. Aujourd’hui, l’initiation des jeunes filles sénégalaises apparaît plus diffuse et passe également par la danse, on y reviendra.

c) L’excision

Si les rituels collectifs disparaissent, le geste médical de l’excision demeure, en particulier au Mali. Rappelons que l’excision est une pratique préislamique de certaines sociétés d’Afrique de l’Ouest comme de l’Arabie Saoudite. L’excision n’est pas préconisée dans le Coran, mais conseillée dans certains hadiths et donc associée facilement à la confession musulmane. Mais ce n’est pas une pratique systématique chez les femmes musulmanes. L’excision est assez peu répandue au Sénégal par exemple, car les groupes wolof et sérère ne la pratiquent pas traditionnellement. Marie-Hélène Mottin Sylla, dans une enquête réalisée en 1990, dénombrait des femmes excisées surtout dans le Sud et l’Est du Sénégal et principalement chez les Peul, Toucouleur, Manding et aujourd’hui dans un groupe Diola 202, ainsi l’excision concernait-elle au Sénégal 20 % des femmes en 1990 203. La loi votée en 1999, instituant au Sénégal l’excision comme un acte criminel susceptible de poursuites pénales, a très probablement eu quelques effets depuis l’enquête précitée. Au Mali, en revanche, la majorité des femmes sont excisées (environ 92 % selon la même enquête). Un projet de loi interdisant l’excision est ajourné depuis 2002, en raison principalement d’une justification coutumière de la pratique de l’excision confiée aux forgeronnes. Des mouvements citoyens et humanitaires internationaux et locaux militent pour l’abolition de cette pratique qui peut avoir des conséquences médicales graves (hémorragies, difficultés et morts en couche, incontinences urinaires…). À Bafoulabé, les femmes ont choisi d’aborder ensemble ce

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Notons à ce sujet que l’excision est une pratique récente dans ce groupe de la région des Kalounayes qui a subi en ce sens l’influence mandingue. Partout ailleurs en pays diola, l’excision est encore bannie. Adopter cette pratique est une manière pour les femmes kalounaye de faire le pendant féminin de l’initiation masculine du Bukut, cf Liselott Dellenborg, Multiple Meanings of Female Initiation, Göteberg, Göterberg University, 2007.

203

M.-H. MOTTIN-SYLLA, Excision au Sénégal informer pour agir, Série d’études et recherches n°137, Enda, Dakar, 1990.

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thème de l’excision, à l’occasion de la journée du 8 mars 2008. La sage-femme de Bafoulabé a proposé un film entre fiction et documentaire racontant l’histoire d’un village reculé où les forgeronnes excisent les filles pour fournir au roi un aphrodisiaque, celle d’une femme morte en couche des suites de l’excision et celle d’une autre rejetée par son village du fait de son incontinence liée aux séquelles de l’excision. Elle a également donné son point de vue sur les risques médicaux exposés dans le film. Les femmes semblaient d’accord pour mettre un terme à cette pratique, et certaines petites filles de Bafoulabé ne sont d’ailleurs déjà plus excisées aujourd’hui. Pour les femmes de Bafoulabé qui en discutent, l’excision est aussi hypothétiquement vécue comme une marque de l’esclavage, d’après une légende qu’elles racontent. Une femme jalouse aurait excisé l’esclave qui avait pour habitude de séduire son époux afin de calmer ses ardeurs et condamné toutes ses descendantes à subir la même chose.

Aujourd’hui, on observe partout que les filles sont excisées de plus en plus jeunes, parfois même juste après le baptême à huit jours, alors qu’elles l’étaient autrefois au cours de rites collectifs qui s’adressaient, on l’a vu, plutôt à des fillettes d’une dizaine d’années. On comprend bien alors que le geste ne peut pas être considéré comme un rite de passage à l’âge adulte et qu’il doit être davantage compris comme un marquage des genres. La représentation la plus courante du sens de ce geste, théorisée par Bruno Bettelheim en 1954, renvoie à une élimination de la part masculine de la femme que représente le clitoris (au même titre, l’ablation du prépuce chez les hommes représente une élimination de sa part féminine)204. D’après Michel Cartry, chez les Gourmantchés, le clitoris est ainsi considéré comme un « petit pénis »205. Sa suppression est l’expression d’un marquage social et sexuel de la féminité, présenté comme nécessaire à la vie conjugale. D’après les témoignages transmis par Marie-Hélène Mottin Sylla, certaines femmes au Mali se font exciser la veille de leur mariage lorsque, lors de la toilette rituelle, les « vieilles » réalisent qu’elles ne le sont pas, ce qui risquerait de compromettre

204

B. BETTELHEIM, Les blessures symboliques. Essai d’interprétation des rites d’initiation, Paris Gallimard, 1954.

205

M. CARTRY, « La calebasse de l’excision en pays gourmantché », Journal de la Société des

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la réussite de leur mariage. À l'inverse, Jean-Claude Müller rapporte que chez les Dii, le clitoris représente, plutôt qu’un élément masculin, le moteur d’une féminité sexuelle qu’il s’agit de réfréner, le rite d’élongation du clitoris s’accompagnant là de la stricte recommandation faite aux jeunes filles de ne pas céder facilement aux assauts des hommes 206. Cette analyse fait écho à l’idée populaire et facilement compréhensible que l’excision vise à retenir les ardeurs sexuelles des femmes, et à assurer ainsi après leur mariage une plus grande fidélité. Dans tous les cas, l’excision apparaît comme une forme de conditionnement de la femme à la relation sexuelle conjugale.

Les rites d’initiation, collectifs comme individuels, apparaissent ainsi comme une préparation symbolique, matérielle et sexuelle des jeunes filles à la vie conjugale. En ce sens ils peuvent être intégrés à la cérémonie des fiançailles ou du mariage lui-même. Chez les Sérères, par exemple, le ndut rew we, désignant un rite d’initiation des femmes, s’enchâsse dans la cérémonie du mariage 207. L’initiation et le mariage peuvent ainsi être pensés comme des équivalents s’enchâssant l’un dans l’autre. Ils correspondent tous deux à un rite qui construit l’épouse idéalisée, excisée, purifiée par un bain et surtout dotée de nombreux cadeaux, en vue de son mariage. C’est notamment pour pouvoir rassembler ces présents en temps voulu que les femmes organisent tontines et échanges cérémoniels. Voyons à présent comment se déroule le processus du mariage et quels sont les échanges qui l’accompagnent.