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S’accoutumer aux modes de pensée orientaux

3.2 L’apport des philosophies orientales

3.2.1 S’accoutumer aux modes de pensée orientaux

Or, il convient d’abord selon Watts de s’accoutumer aux modes de pensée orientaux puisqu’afin d’être en mesure de pénétrer l’esprit oriental, nous nous devons d’être minimalement prêts à admettre la possibilité d'une autre vision du monde que notre vision conventionnelle, c’est-à-dire une connaissance autre que le contenu de notre conscience de surface, qui ne peut appréhender la réalité autrement que sous la forme d'abstractions165. Pour Watts, les enseignements provenant des philosophies orientales constituent un prolongement de ce savoir, une extension qui nous donne une vue très différente de ce à quoi nous sommes accoutumés conventionnellement, et une vue qui nous permet de nous libérer de notre idée d’identité associée avec le moi abstrait166.

Yet Zen is a liberation from this pattern, and its apparently dismal starting point is to understand the absurdity of choosing of the whole feeling that life may be significantly improved by a constant selection of the "good". One must start

164 Alan Watts, « Nature, Man and Woman », New York, Vintage Books Edition, 1991, p.9.

165 Alan Watts, « The Way of Zen », New York, Vintage Books Edition, 1999, p.12.

166 Alan Watts, « The Way of Zen », New York, Vintage Books Edition, 1999, p.13.

90 by " getting the feel" of relativity, and by knowing that life is

not a situation from which there is anything to be grasped or gained-as if it were something which one approaches from outside, like a pie or a barrel of beer167.

En effet, Watts conçoit que dans le cadre de notre culture occidentale, notre idée même d’« esprit » par opposition à celle de « matière » semble avoir plus de parenté avec l'abstrait que le concret alors qu’à l’inverse dans le cadre des philosophies orientales, l'Absolu ne doit jamais être confondu avec l'abstrait168. Or, d'un autre côté nous dit Watts, si nous disons que le Tao, qui représente la Réalité ultime, est le concret plutôt que l'abstrait, cela peut conduire à d'autres confusions169. Cela est dû au fait que nous avons l’habitude d'associer le concret au matériel et de le rattacher à la vérité, alors que du point de vue oriental, le concret est encore concerné par les sphères conventionnelles et abstraites de la connaissance170.

Ainsi, pour accéder à la pensée orientale, une trêve dans cette quête et cette tentative de « contrôler les choses » qui constitue majoritairement l’état avec lequel nous abordons de manière générale la vie, ainsi que la posture que nous adoptons face aux problèmes éthiques est nécessaire selon Watts. Selon lui, c’est cet état qui est en grande partie responsable de l’anxiété que nous vivons et qui contribue à entretenir un sentiment de « friction » entre soi et « l’autre ».

167 Alan Watts, « The Way of Zen », New York, Vintage Books Edition, 1999, p.116.

168 Alan Watts, « The Way of Zen », New York, Vintage Books Edition, 1999, p.12.

169 Alan Watts, « The Way of Zen », New York, Vintage Books Edition, 1999, p.12.

170 Alan Watts, « The Way of Zen », New York, Vintage Books Edition, 1999, p.12.

91 D’autre part, cela contribue à perpétuer les problèmes d’ordre éthique en d’entretenant une fausse appréhension de la réalité et de notre rapport à

« l’autre », est elle-même responsable de ces problèmes à la base. Car nous sommes en quelque sorte, lorsque nous adoptons cette posture, en constante opposition avec « l’autre », c’est-à-dire avec la vie, avec autrui ainsi qu’avec notre environnement dans notre tentative de « régler » la situation.

This is not to say that human life is a tragic mess. It is to say that human life-and all life-does not work harmoniously when we try to force it to be other than what it is, for the very simple reason that this is based on the assumption that I, who would control things, am something apart from what I would control.

This assumption is a hallucination supported by the force of almost universal social consensus171.

En réalité, nous dit Watts, ce qui relève de la sagesse, ou ce qui est vraiment sensé, constitue plutôt le fait de ne pas vouloir « forcer » les choses. Cet acte de lâcher-prise recèle ainsi le pouvoir de nous faire accéder à un état qui nous permet d’être en harmonie avec « l’autre » puisqu’il est inhérent à la compréhension juste de l’unité fondamentale qui sous-tend toute chose et à travers laquelle nous ne pouvons qu’« agir » de manière désintéressée et donc vertueusement.

Dans la Bhagavad-Gita, un des écrits centraux de l’hindouisme faisant partie du texte sacré Mahabharata, le sage explique au guerrier Arjuna :

171 Alan Watts, « Cloud-Hidden, Whereabouts Unknown. A Mountain Journal », New York, Vintage Books Edition, 1973, p.19.

92 Celui qui discerne le non-agir au sein même de l’agir et l’agir

au sein même du non-agir, celui-là est sage entre les hommes.

Unifié en lui-même, il s’acquitte de toutes ses tâches. Celui dont toutes les entreprises sont exemptes de désirs et de projets, dont les actes sont calcinés au feu de la connaissance, les gens avisés le considèrent comme un sage172.

Un peu plus loin, il explique encore : « Et ainsi, serais-tu le pire de tous les criminels, le radeau de la connaissance te fera traverser l’océan du mal173. » Ensuite, encore un peu plus loin, il continue :

L’homme ainsi discipliné, maître de lui-même et de ses sens car son âme s’est identifiée à celle de tous les êtres. Concentré, le connaisseur de la vérité considère qu’il n’agit pas, alors même qu’il voit, entend, touche, hume, goûte, marche, dort, respire, parle, laisse échapper ou saisit, ouvre ou ferme les yeux. C’est qu’il garde à l’esprit qu’ici (seuls) les sens agissent sur leurs objets respectifs174.

Watts se réfère au principe taoïste de wu-wei pour désigner l’attitude par laquelle nous ne forçons pas les choses. Dans le cadre de la philosophie taoïste Watts explique que cela correspond au fait de « suivre le cours de la nature ». Il illustre ce principe à l’aide d’une analogie nous permettant de mieux en comprendre la signification et par laquelle il démontre que suivre le cours de la nature ne fait pas en sorte que nous ne devons pas couper de bois, mais plutôt que nous devons le couper dans le sens du grain, c’est-à-dire sans aller à l’encontre du sens naturel de sorte qu’il nous est plus facile de couper ce dernier puisqu’il n’en résulte pas de friction. «That is what the Chinese Taoist philosophy calls wu-wei,

172 « La Bhagavad-Gita », Paris, Éditions Points, 2010, p.54.

173 « La Bhagavad-Gita », Paris, Éditions Points, 2010, p.56.

174 « La Bhagavad-Gita », Paris, Éditions Points, 2010, p.59.

93 which does not mean doing nothing. It means not interfering with the course of events and not acting against the grain175. » Ce principe encourage une action en accord avec les choses telles qu’elles existent, ce qui implique de ne pas imposer d’interférence qui soit en désaccord avec le système de relation existant et concerné directement comme indirectement.  

175 Alan Watts, « The Tao of Philosophy », Tuttle Publishing, 1999.

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CONCLUSION

Dans ce présent mémoire, nous avons exposé notre analyse des prémisses fondamentales qui sous-tendent le principe de non-dualité chez Alan Watts. Le premier chapitre a présenté les fondements épistémologiques qui sont naturellement implicites à la conception du monde chez Watts. Nous y retrouvons en particulier l’opposition à une conception en termes dualistes propre à la pensée linéaire et représentationnelle au profit d’une conception qui privilégie l’interconnexion. Sa pensée philosophique ne se rapporte conséquemment ni au rationalisme, ni à l’empirisme puisque seul compte pour Watts comme mode de connaissance une expérience directe transcendantale, c’est-à-dire une expérience directe qui ne se rapporte ni aux sens, ni à la pensée, mais qui permet une appréhension de la réalité sans le filtre de ce qu’il nomme l’attention consciente.

C’est sur ce plan que les philosophies orientales, qui selon Watts se préoccupent de savoirs non conventionnels, présentent un intérêt épistémologique. En effet, Watts effectue une distinction entre un savoir qu’il dit être conventionnel et un savoir non-conventionnel; le premier se rapportant à la connaissance qui est régulée par un filtre, c’est-à-dire une médiation structurée par les règles de la logique et qui relève de l’ordre du jugement conceptuel. D’autre part, Watts considère qu’il ne faut ni analyser l’objet de connaissance comme ayant des propriétés objectives et indépendantes du sujet connaissant, ni a contrario analyser le sujet connaissant comme étant séparé de l’objet de sa connaissance. Ce qui importe pour Watts est de considérer la relation qui lie le sujet connaissant avec l’objet de connaissance afin de constater qu’ils ne font en réalité qu’un et qu’il nous est impossible d’analyser l’un

95 sans considérer sa relation à l’autre. Cette démarche épistémologique, nous l’avons démontré, s’appuie sur des prémisses métaphysiques grandement influencées par la pensée philosophique orientale. Enfin, nous avons exposé notre analyse du concept central d’attention consciente chez Watts, nous permettant ainsi de mieux comprendre les prémisses épistémologiques qui servent de fondement à sa pensée philosophique et au principe de non-dualité.

Le deuxième chapitre expose les fondements métaphysiques de la pensée philosophique de Watts, alors que celui-ci privilégie une relation entre le sujet et l’objet basée non pas sur une relation de connaissance, mais sur une relation organique s’apparentant à une union substantielle ; le monde est ainsi conçu comme un processus unique et unifié, composé de parties distinctes indissociables, de telle sorte qu’une identité individuelle, par exemple, ne peut être isolée de son environnement naturel et social. Cette compréhension du monde en opposition avec le modèle mécanistique newtonien est sous-tendue par ses théories concernant la polarité ainsi que par sa conception de l’espace et du temps comme faisant partie intégrante des structures de la pensée.

Enfin, le troisième chapitre est consacré aux fondements éthiques où reviennent l’idée d’interconnexion de toute chose et le concept d’organisme-environnement. À partir de cette conception, la séparation entre soi et « l’autre » s’avère artificielle puisque tous deux participent d’une même relation organique.

Watts considère donc qu’il est impératif de réinsérer l’individu dans son environnement et de le comprendre comme ne faisant qu’un avec lui et non en tant que fragment séparé. Nous avons alors exposé les conceptions erronées qui contribuent selon lui à orienter à tort notre rapport à « l’autre ». Enfin, nous avons

96 souligné le rôle des philosophies orientales quant à la possibilité de rectifier notre conception de « l’autre » ainsi que l’apport potentiel de ces dernières quant à nos façons d’aborder les problèmes éthiques en démontrant comment il nous est possible d’être en mesure de pénétrer la pensée orientale selon lui. L’influence des philosophies orientales sur la pensée de Watts fût conséquemment abordée de manière plus approfondie dans ce chapitre.

Nous espérons que ce présent mémoire puisse permettre de rendre la pensée philosophique de Watts accessible dans le milieu académique et de lui reconnaître l’importance que nous croyons qu’elle mérite dans les débats et enjeux autant philosophiques, sociologiques, psychologiques que religieux contemporains.

« Micheal Brannigan (1988) suggested that Alan’s place in our history remains to be ascertained. We are still too close to the events of his life and to his writings to perceive their full impact, but his influence has thus far been undeniable176. » Dans leur ouvrage Alan Watts–Here and Now: Contributions to Psychology, Philosophy, and Religion, Peter J. Colombus et Donadrian L. Rice exposent les contributions d’Alan Watts et soulèvent la pertinence de considérer ses écrits dans le cadre des discours actuels en philosophie, psychologie et religion : « Several decades have now passed beyond Alan’s countercultural zeitgeist, arriving at a pivotal vantage point in a new century from which to assess and re-vision the enduring merit of his writings and lectures.

November 2008 signified the fifty-fifth anniversary of Watts’ death, and his benchmark date served as inspiration for making a new study of his scholarship. The chapters compiled in

176 Peter J. Colombus et Donadrian L. Rice, «Alan Watts–Here and Now: Contributions to Psychology, Philosophy, and Religion», SUNY Press, 2012, p. 1.

97 this volume reconsider Watts’ insights on the human condition in light of today’s discourse in psychology, philosophy, and religion177. »

Cette présente recherche, s’inscrit ainsi dans la lignée de cette même volonté d’allouer aux écrits de Watts et à sa pensée philosophique la considération que nous croyons qu’il nous incombe de leur accorder. Nous souhaitons que celle-ci puisse constituer une base théorique pour une étude plus exhaustive des différentes théories et concepts élaborés par Watts qui mériteraient d’être étudiés de manière plus approfondie. Enfin, nous considérons qu’il s’agit d’un philosophe incontournable dont la pertinence au sein du cursus philosophique académique nous semble évidente et indéniable.

Numerous volumes of his recorded and transcribed talks, conference presentations, and manuscripts continue to be published posthumously. A library devoted to preserving and disseminating his works for future generations of students and scholars, called the Alan Watts Mountain Center, is now under construction north of San Francisco178.

177 Peter J. Colombus et Donadrian L. Rice, «Alan Watts–Here and Now: Contributions to Psychology, Philosophy, and Religion», SUNY Press, 2012, p. 1.

178 Peter J. Colombus et Donadrian L. Rice, «Alan Watts–Here and Now: Contributions to Psychology, Philosophy, and Religion», SUNY Press, 2012, p. 1.

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