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La démarche essentialiste chez Watts

2.1 Le monde comme processus unifié

2.1.1 La démarche essentialiste chez Watts

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CHAPITRE II

LES FONDEMENTS MÉTAPHYSIQUES

The myths underlying our culture and underlying our common sense have not taught us to feel identical with the universe, but only parts of it, only in it, only confronting it.

-Alan Watts

49 l’existence (existentielia). La démarche d’Heidegger consista donc à distinguer les catégories d’objets des qualités existentielles de la subjectivité, c’est-à-dire en tant que sujet dans le monde (Dasein), de sorte que la relation entre le sujet et l’objet ne relève non plus d’une relation de connaissance, mais plutôt d’une relation Dasein, c’est-à-dire d’« être-là »86. Les Grecs étaient d’ailleurs intéressés par l’Arkhè (ἀρχή) et l’Être, auquel Heidegger réfère par le terme Sein. Heidegger souhaite donc effectuer une description phénoménologique du Dasein afin de voir si le Sein est présent dans notre Dasein.

Watts réinsère de même la relation entre le sujet et l’objet afin qu’elle ne relève non plus d’une relation de connaissance, mais plutôt d’une relation que nous pourrions qualifier de « substantielle », pour utiliser la terminologie de Watts.

Ainsi, tel que nous l’avons brièvement relevé précédemment, la relation de connaissance substantielle chez Watts est relative au champ complet des relations et échappe à toute description linéaire (the complete field of relations, which escapes every linear description87).

De manière similaire à Whitehead88, il conçoit cette relation plutôt en termes de processus, c’est-à-dire en tant que relation dialectique qui est non pas conçu en terme mécanistique, mais plutôt de manière organique. Les ingrédients de ce dernier ne sont donc pas atomistiques, au sens où ils n’ont pas de relations essentielles avec le reste des composantes, mais les ingrédients constituent plutôt des relations.

86 Martin Heidegger, « Être et Temps », Paris, Gallimard, 1990.

87 Alan Watts, « Nature, Man and Woman », New York, Vintage Books Edition, 1991, p.84.

88 Alfred North Whitehead, « Le concept de nature », Paris, J. Vrin, 1998.

50 Cette démarche se retrouvait déjà dans l’idéalisme Hégélien, et se traduit dans la pensée de Watts et de Whitehead. Néanmoins, alors que la métaphysique de Whitehead est naturaliste, nous ne pouvons évidemment pas en dire autant de celle de Watts. Pour Watts, lorsque dans notre quête de compréhension du fonctionnement de l’univers nous divisons ce dernier en parties et que nous donnons à ces différentes parties différents noms afin de pouvoir les classifier, il s’agit d’une tentative de mesurer le monde afin de le comprendre, mais non de la réalité fondamentale selon lui. Il n’accorde donc pas de statut ontologique à ces dernières et conçoit qu’ils sont de l’ordre du maya, qui signifie en sanskrit

« illusion », et qui peut parfois également signifier « jeu »89.

Considered as a collection of separate things, the world is thus a creation of thought. Maya, or measuring and classifying, is an operation of the mind, and as such is the "mother" (matii) of a strictly abstract conception of nature, illusory in the sense that nature is so divided only in one's mind. Maya is illusory in an evil sense only when the vision of the world as divided is not subordinate to the vision of the world as undivided, when, in other words, the cleverness of the measuring mind does not become too much of a good thing and is unable to see the forest for the trees90.

89 Nous souhaitons apporter une nuance à la thèse de Suligoj quant à la métaphysique de Watts et son affirmation suivante: " Some corollaries of these propositions are that the function and the telos of metaphysical thinking is not to attain the true meaning of reality, but rather to dissipate the illusion (through a teacher) that one has never at all separated oneself from inwardly meaningful experiencing of reality." (The Mystical Philosophy of Alan Watts, p.440) Nous croyons que la quête métaphysique concernant la recherche du "true meaning of reality"

consiste précisément chez Watts à dissiper cette illusion de séparation et qu’ils vont de pair. Il s’agit selon nous d’une nuance importante.

90 Alan Watts, « Nature, Man and Woman », New York, Vintage Books Edition, 1991, p.140.

51 Selon Watts, lorsque nous parlons de la multiplicité des choses dans l'univers, il s’agit en effet d’une façon de le mesurer et de le concevoir à l’aide d’abstractions de la même manière que nous l’effectuons lorsque nous mesurons la longueur de quelque chose à l’aide du système métrique. Or, lorsque nous disons qu’une table mesure sept pieds, nous le divisons de la sorte sans toutefois concevoir chaque pouce carré de cette dernière comme autant d’entités séparées.

Il semble en être autrement selon lui lorsque qu’il s’agit de notre analyse de la réalité et nous avons en quelque sorte oublié que nous avons divisé le monde afin de le catégoriser ainsi que le mesurer. Nous en sommes venus à prendre les pouces carrés de la table comme autant d’entités à part entière et nous sommes selon lui parvenus à tort à la ferme conviction que la façon dont nous pensons le monde constitue ce qu’il est réellement. Nous en sommes ainsi venus à concevoir le monde tel un simple mécanisme à l’intérieur duquel chaque individu et chose possède une réalité objective ainsi qu’indépendante et nous n’avons pas su adopter notre vision du monde aux idées d’Einstein, de Bohr, d’Oppenheimer et de Schrödinger.

According to this view, the universe is a mindless mechanism and man a sort of accidental microorganism infesting a minute globular rock which revolves about an unimportant star on the outer fringe of one of the minor galaxies. This "putdown"

theory of man is extremely common […] thinking of the world in terms of Newtonian mechanics and have never really caught up with the ideas of Einstein and Bohr, Oppenheimer and Schrödinger91.

91 Alan Watts, Does it matter?, Essays on Man’s Relation to Materiality, New World Library, Novato, California, p.91.

52 Il considère que la vision mécanistique du monde, en accordant un statut ontologique aux différentes parties séparées de manière arbitraire et artificielle, influence et oriente à tort notre façon d’appréhender notre rapport à « l’autre ».

Hitherto, Western science has stressed the attitude of objectivity–a cold, calculating and detached attitude through which it appears that natural phenomena, including the human organism, are nothing but mechanisms. But as the world itself implies, a universe of mere objects is objectionable.

We feel justified in exploiting it ruthlessly, but now we are belatedly realizing that the ill treatment of the environment is damage to ourselves–for the simple reason that subject and object cannot be separated, and that we and our surroundings are the process of a unified field, which is what the Chinese call Tao92.

Tel que souligné précédemment, la distinction entre qualités premières et qualités secondes constitue une abstraction chez Watts, de même d’ailleurs que la distinction entre substance et qualités, la distinction entre temps et espace, ainsi que ce qui relève de la connaissance représentationnelle. Il conçoit conséquemment l’espace, de même que le temps à titre d’abstractions que nous projetons sur la réalité de la même manière que nous projetons différents types de mesures.

In other words, it is assumed that our normal perception of the spatially and temporally extended world, and of the sense organs which transact with it, is a type of hypnotic illusion, and that anyone who acquires perfect concentration can see for himself that the spatiotemporal world is nothing but imagination93.

92 Alan Watts, « Tao: The Watercourse Way », New York, Pantheon Books, 1975, p.16.

93 Alan Watts, « Psychotherapy East and West », California, New World Library, 1961, p.45.

53 Lorsque nous concevons et décomposons le monde en termes d’objets ainsi que d’événements séparés afin d’être en mesure de décrire son comportement, il s’agit pour Watts d’une erreur fondamentale de confondre cette opération de l’entendement consistant à surimposer une structure et un modèle sur la réalité, et nécessitant donc une distinction entre temps et espace, avec la réalité elle-même qui ne peut être accessible en ces termes.

Alternatively, this way of regularizing the world may be illustrated by the method of the matrix. Superimpose a transparent sheet of finely squared graph paper upon some complex natural image. The "formless" image can then be described with approximate precision in terms of the highly formal arrangement of squares. Seen through such a screen, the path of an object moving at random can be ' plotted ' in terms of so many squares up or down, left or right. Reduced to these terms, we can by statistical averages predict the approximate trend of its future motion-and then suppose that the object itself is actually obeying statistical laws. The object, however, is doing nothing of the kind. The statistical laws are being "obeyed" by our regularized model of the object's behaviour94.

Ainsi, Watts conçoit plutôt le monde comme un seul processus comportant des parties distinctes mais non séparées. Bien qu’il ne soit jamais possible de rendre compte de ce processus adéquatement de manière descriptive pour les raisons que nous avons exposées dans le cadre du premier chapitre traitant des fondements épistémologiques de sa pensée, Watts considère qu’il est possible de faire l’expérience directe de ce constat.

94 Alan Watts, « Nature, Man and Woman », New York, Vintage Books Edition, 1991, p.59.

54 Through such awareness it is seen that the separation between

the thinker from the thought, the knower from the known, the subject from the object, is purely abstract. There is not the mind on the one hand and its experiences on the other: there is just a process of experiencing in which there is nothing to be grasped, as an object, and no one, as a subject to grasp it. Seen thus, the process of experiencing ceases to clutch at itself.

Thought follows thought without interruption, that is, without any need to divide itself from itself, so as to become its own object 95.

Selon lui, lorsque nous élargissons le concept de mesure pour y inclure des limites de toutes sortes, que ce soit par classification descriptive ou par sélectivité, il devient facile de voir que la séparation que nous effectuons entre les différents faits et événements est aussi abstraite que les lignes de latitude ou les pieds et les pouces96. L’erreur ne vient pas de ce que nous percevons, mais plutôt de la manière dont nous interprétons le monde. Ce que nous concevons comme le « réel » ne constitue pas ce que nous percevons, qui consiste plutôt en une abstraction à partir des contenus de la perception.

What it comes to, then, is that the fundamental realities of nature are not, as thought construes them, separate things. The world is not a collection of objects assembled or added together so as to come into relationship with each other. The fundamental realities are the relations or ' fields of force ' in which facts are the terms or limits-somewhat as hot and cold are the upper and lower terms (that is, termini or ends) of the field of temperature, and scalp and soles the upper and lower limits of the body. Scalp and soles are obviously surfaces of the body, and though a person may be scalped, a scalp is never found sui generis, coming into being all on its own. But, save through the use of rather unsatisfactory analogies, words and thought forms cannot embrace this world. ' Relations' rather

95 Alan Watts, « The Way of Zen », New York, Vintage Books Edition, 1999, p.53.

96 Alan Watts, « The way of Zen », New York, Vintage Books Edition, 1999, p.39.

55 than ' things ' as the basic constituents of nature sound

impossibly tenuous and abstract, unless it can dawn upon us that relations are what we are actually sensing and feeling. We know nothing more concrete97.

Watts conçoit que le « monde » n'est pas plus formé à partir de matière que les arbres sont « faits » de bois98. Le monde n'est ni forme ni matière puisque ces termes sont beaucoup trop maladroits pour être en mesure d’illustrer ce que nous entendons généralement par « monde » ou « existence » et il y existe à cet effet toujours un décalage entre notre description du monde en ces termes et « le monde lui-même »99. Néanmoins, le constat de cette impasse devrait nous permettre, par l’argument négatif, d’admettre le caractère relatif et illusoire des séparations et des abstractions qui nous permettent l’interaction entre soi et

« l’autre ». Or, ce que Watts conçoit comme étant une illusion consistant notamment à croire que chaque forme est faite de « matière » est profondément ancrée dans notre culture. En fait, il souligne que « matière » et « mètre » sont tous deux dérivés de la racine sanskrite –matr qui signifie « mesurer »100.

Is there any clear way of distinguishing organic pattern from mechanical and linear pattern, between nature and artifice, growing and making? Obviously, no animal or plant is made in the same way that a table is made of wood. A living creature is not an assemblage of parts, nailed, screwed, or glued together. Its members and organs are not assembled from distant sources and gathered to a center. A tree is not made of

97 Alan Watts, « Nature, Man and Woman », New York, Vintage Books Edition, 1991, p.57.

98 Alan Watts, «The Book: On the Taboo Against Knowing Who You Are », New York, Vintage Books Edition, 1989, p.60.

99 Alan Watts, «The Book: On the Taboo Against Knowing Who You Are », New York, Vintage Books Edition, 1989, p.60.

100 Alan Watts, «The Book: On the Taboo Against Knowing Who You Are », New York, Vintage Books Edition, 1989, p.60.

56 wood; it is wood. A mountain is not made of rock; it is rock.

The seed grows into the plant by an expansion from within, and its parts or distinguishable organs develop simultaneously as it expands101.

Ainsi, l’ordre intelligible et la matière en mouvement sont en réalité deux aspects d’une seule et même chose chez Watts. L’esprit et la matière ne sont donc pas conçus comme deux substances séparées comportant différentes propriétés, mais plutôt deux attributs ou aspects d’une seule et même chose. Il l’illustre par l’exemple du bleu et du rouge que nous concevons généralement comme étant aux extrémités opposées du spectre des couleurs, mais qui, lorsqu’elles se réunissent dans la couleur pourpre, complètent un cercle102.

The basis of life is unity. Most people think of blue and red as being at opposite ends of the spectrum, but when they come together in the color purple, they actually complete a circle.

[…] You cannot have one point on the circle without also knowing all the others103.

Nous pouvons constater les germes des fondements éthiques de la pensée de Watts alors qu’il dépeint ci-bas la situation de « double-bind » qui résulte d’une façon de concevoir le monde en terme mécanistique plutôt que de manière organique en tant que processus :

The real difficulty of understanding this point is that whereas inches are divisions on a ruler which do not themselves appear on the wooden board to be measured, the delineation of things seems to follow divisions and boundaries actually given in nature. For example, the thing called the human body is

101 Alan Watts, « Tao: The Watercourse Way », New York, Pantheon Books, 1975, p.50.

102 Alan Watts, « Buddhism, The Religion of No-Religion », USA, Tuttle publishing, 1999, p.21.

103 Alan Watts, « Buddhism, The Religion of No-Religion », USA, Tuttle publishing, 1999, p.21.

57 divided from other things in its environment by the clearly

discernible surface of the skin. The point, though, is that the skin divides the body from the rest of the world as one thing from others in thought but not in nature. In nature the skin is as much a joiner as a divider, being, as it were, the bridge whereby the inner organs have contact with air, warmth, and light104.