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Le lien qui unie soi à « l’autre »

3.1 L’organisme-environnement chez Watts

3.1.3 Le lien qui unie soi à « l’autre »

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81 We suffer from a hallucination, from a false and distorted

sensation of our own existence as living organisms. Most of us have the sensation that "I myself" is a separate center of feeling and action, living inside and bounded by the physical body–a center which "confronts" an "external" world of people and things, making contact through the senses with a universe both alien and strange150.

Il convient donc d’effectuer un changement radical de perspective en concevant soi et « l’autre », c’est-à-dire tout ce que nous considérons généralement extérieur à nous-même, non pas en tant qu’entités séparées et indépendantes, ni en tant qu’entités séparées et interdépendantes, ce qui nous vouerait selon lui à retomber dans le même piège, mais plutôt à les concevoir à travers le principe de non-dualité et leur relation comme un seul et même processus. Afin d’illustrer ces propos, Watts relate une anecdote de son enfance :

My mother took her knitting needles and a ball of wool and improbably turned it all into a sweater. Fantastic! And I found out the secret of it holding together was the combination of warp and woof, the process in which one thread goes under the other, then over the other, then under the other, and so on, until it all just holds up. It’s like the example of leaning two sticks together to make them stand up. In the same way, human beings depend on each other-without that mutual support, none of us could exist151.

Si nous devons ainsi avoir référence à un concept tel que celui de « soi » pour pouvoir en concevoir un autre tel que celui « d’autrui » ou « d’environnement »,

150 Alan Watts, «The Book: On the Taboo Against Knowing Who You Are », New York, Vintage Books Edition, 1989, p.8.

151 Alan Watts, « Out of your Mind », Boulder, Colorado, Sounds True, 2017, p.43.

82 de sorte que cette distinction ainsi établit, nous puissions partager les significations communes que nous créons par le biais de notre entendement par suite de l’expérience sensible et des impressions qu’elle laisse en nous, Watts démontre qu’il ne faut toutefois pas faire l’erreur de croire qu’il s’agit en cela d’une réelle séparation entre soi et l’environnement ou autrui. Il y a certes, encore une fois, distinction, mais non séparation.

Our practical projects have run into confusion again and again through failure to see that individual people, nations, animals, insects, and plants do not exist in or by themselves. This is not to say that things exist in relation to one another, but that what we call "things" are no more than glimpses of a unified process. Certainly, this process has distinct features which catch our attention, but we must remember that distinction is not separation152.

En effet, notre façon habituelle de nous concevoir et d’appréhender notre relation ainsi que notre rapport à « l’autre » nous empêche de bien saisir cela selon Watts.

L’environnement est conçu comme étant « là » lorsque nous sommes venus au monde et comme persistant après notre « départ ». Les termes mêmes que nous employons démontrent à quel point cette conception de nous-même comme étant des fragments séparés est profondément ancrée. Néanmoins, Watts considère qu’il est impératif de considérer le caractère essentiel et vital de ce qui nous entoure à même titre que le sont nos organes vitaux et que l’extérieur se doit d’être considéré comme une extension de notre propre corps.

152 Alan Watts, « The Book: on the Taboo Against Knowing Who You Are », New York, Vintage Books Edition, 1989, p.89.

83 But civilized human beings are alarmingly ignorant of the fact

that they are continuous with their natural surroundings. It is as necessary to have air, water, plants, insects, birds, fish, and mammals as it is to have brains, hearts, lungs, and stomachs.

The former are our external organs in the same way that the latter are our internal organs in the same way that the latter are our internal organs. If then, we can no more live without the things outside than without those inside, the plain inference is that the words "I" and "myself" must include both sides153.

Le problème réside pour Watts principalement dans le fait que nous avons pour conception que le monde précède notre propre existence, et que nous y vivons temporairement comme des fragments déconnectés et isolés154. Or, selon lui, notre existence fait partie intégrante du même processus qu’est celle du monde.

Il ne conçoit conséquemment pas que l’existence d’un individu se définisse par l’intermède entre la naissance et la mort, mais plutôt que cette dernière constitue le résultat d’une progression d’un seul flux d’événements qui se succèdent ; non pas d’une manière causale, mais plutôt de manière transactionnelle.

The relationship between the organism and the environment is transactional—the environment grows the organism, and the organism creates the environment. The organism turns the sun into light, but it requires an environment containing a sun in order to exist. It’s all one process. It isn’t that organisms came into this world by accident or chance—this world is the sort of environment that grows organisms. And it has been that way from the beginning. From the very first moment of the big

153 Alan Watts, « Does it matter? Essays on Man’s Relation to Materiality », New World Library, Novato, California, p.36.

154 Alan Watts, « The Book: On the Taboo Against Knowing Who You Are », New York, Vintage Books Edition, 1989, p.56.

84 bang—if that’s the way the whole thing started—organisms

like you and me were involved155.

 

Selon Watts, cette conception erronée de nous-même résulte du fait que nous avons une appréhension limitée et faussée de notre identité puisque nous nous identifions à tort au corps de sorte que la définissons et la délimitons à l’aide de la barrière corporelle qu’est notre peau.

Consider for a moment that it is impossible to isolate a single fact, all by itself. Facts come in pairs at the very least, for a single body is inconceivable apart from a space in which it hangs. Definition, setting bounds, delineation-these are always acts of division and thus of duality, for as soon as a boundary is defined it has two sides156.

Ainsi, lorsque nous ne sommes pas conscients de l'unité du monde, nous dit Watts, nous concevons notre moi actuel comme étant « dans le monde », c’est-à-dire un monde qui est conçu comme étant séparé de nous-même, dans lequel nous nous insérons et qui nous apparaît parfois comme étant étranger et hostile.

In the world of symbols and abstractions-understood in terms of separate and disjointed words-the human person is an isolated thing among other things. Oneself is therefore experienced as a lonely center of consciousness and action living inside an envelope of skin. This envelope is an abrupt boundary between oneself and an alien universe, and the main task of life is to join forces with other lonely ones for the

"conquest of nature"–that is, for the violent subjugation of an enemy universe to our wills157.

155 Alan Watts, « Out of your Mind », Boulder, Colorado, Sounds True, 2017, p.34.

156 Alan Watts, « The Way of Zen», New York, Vintage Books Edition, 1999, p.39.

157 Alan Watts, « Does it matter? Essays on Man’s Relation to Materiality », New World Library, Novato, California, p.35.

85 Il faut savoir que pour Watts, nous ne « venons » pas au monde, mais nous

« provenons » plutôt de ce monde. L’approche de la philosophie occidentale quant à la naissance et à la mort encourage selon lui une conception de l’identité ne permettant pas de comprendre que « ce que nous sommes » est en réalité plutôt le prolongement de « ce qui était déjà », c’est-à-dire le résultat d’un même processus en transformation, et que ce fragment de processus que nous appelons

« moi » n’est qu’une séparation arbitraire que nous opérons.

A living body is not a fixed thing but a flowing event, like a flame or a whirlpool: the shape alone is stable, for the substance is a stream of energy going in at one end and out at the other. We are particular and temporarily identifiable wiggles in a stream that enters us in the form of light, heat, air, water, milk, bread, fruit, beer, beef Stroganoff, caviar, and pâté de foie gras158.

Tel que nous l’avons précédemment démontré dans le cadre du premier chapitre concernant les fondements épistémologiques qui sont nécessairement implicites à sa conception du monde, cette illusion a selon lui son ancrage ainsi que son origine dans les façons de penser, les images, les modèles, les mythes et les systèmes de langage que nous avons utilisés pendant des milliers d'années pour donner un sens au monde.

That we do not feel this to be obvious is the result of centuries of habituation to the idea that oneself is only the envelope of skin and its contents, the inside but not the outside. The extreme folly of this notion becomes clear as soon as you try to

158 Alan Watts, « Does it matter? Essays on Man’s Relation to Materiality », New World Library, Novato, California, p.23.

86 imagine an inside with no outside, or an outside with no

inside159.

Il n’est donc pas plus possible qu’il existe un intérieur sans qu’il existe un extérieur, qu’il n’est possible qu’il existe un « soi » sans qu’il existe un « autre » avec lequel il peut entrer en relation. Les deux se supportent mutuellement et sont si nécessaires l’un à l’autre qu’il forme en réalité une unité fondamentale.

Bien qu’ils paraissent définir la limite de l’autre, c’est précisément cette limite ou ce seuil qui leur permet d’exister. Ainsi, si l’opération de l’entendement nous condamne à recréer perpétuellement cette séparation, nous contraignant à ne pouvoir concevoir la réalité qu’en termes dualistes et contraires, il existe dans le lien qui unit soi à « l’autre » un seuil par lequel il nous est possible de nous immiscer au cœur même de cette apparente dualité afin d’expérimenter pleinement qu’il s’agit en vérité des deux facettes d’une seule et même chose.

Individuality is not separate from community. In other words, the order of nature is not a forced order; it is not the result of laws and commandments which beings are compelled to obey by external violence, for in the Taoist view there really is obdurately external world. My inside arises mutually with my outside, and though the two may differ they cannot be separated160.

Selon Watts, lorsque nous sommes en mesure de comprendre cela, il devient alors clair que ce que nous avions appelé et ce que nous concevions comme étant

« nous-mêmes » inclut également ce que nous concevions comme étant

« l’autre ». Ce que nous considérions donc comme « nous-mêmes » est en réalité

159 Alan Watts, « Does it matter? Essays on Man’s Relation to Materiality », New World Library, Novato, California, p.37.

160 Alan Watts, « Tao: The Watercourse Way », New York, Pantheon Books, 1975, p.43.

87 beaucoup plus grand que ce qui nous a été enseigné puisqu’il comprend également « l'autre ». Et donc, lorsque nous sommes en mesure de pleinement saisir cela, nous pouvons réaliser que la séparation entre soi et « l’autre » n’est vraiment qu’artificielle.

Nous pouvons retrouver une pensée similaire chez Schopenhauer :

Au fond, nous ne faisons qu’un avec la nature, et cela bien plus que nous n’avons coutume de le penser : son essence intime est notre volonté ; son phénomène, notre représentation. Pour l’homme capable d’arriver à une conscience nette de cette unité d’essence, il n’y aurait plus de différence entre la persistance du monde extérieur, une fois qu’il est mort lui-même, et la continuation de sa propre existence après la mort : les deux phénomènes se présenteraient à son esprit comme une seule et même chose, et il rirait de l’illusion qui pouvait les séparer. Car se rendre compte de l’immortalité de notre être et de l’identité du macrocosme et du microcosme, c’est tout un161.

Cette compréhension entraîne nécessairement un changement fondamental dans notre appréhension de soi, de sorte qu’il s’en suit naturellement et inévitablement un changement d'appréhension de notre rapport à « l’autre ». “So then, the relationship of self to other is the complete realization that loving yourself is impossible without loving everything defined as other than yourself.” Lorsqu’il réfère à cette façon de comprendre la réalité, Watts emploie le terme « non-dual state ».

To draw a new moral of the bees and the flowers: the two organisms are very different, for one is rooted in the ground and broadcasts perfume, while the other moves freely in the air and buzzes. But because they cannot exist without each other, it makes real sense to say that they are in fact two aspects of a single organism. Our heads are very different in

161 Arthur Schopenhauer, « Le monde comme volonté et comme représentation », Paris, PUF, 1966, p.1231.

88 appearance from our feet, but we recognize them belonging to

one individual because they are obviously connected by skin and bones. But less obvious connections are no less real162.