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Attention consciente et aspect périphérique de l’esprit

1.1 Appréhension de la réalité et langage

1.2.1 Attention consciente et aspect périphérique de l’esprit

L’attention consciente constitue selon Alan Watts le mode par lequel nous appréhendons la réalité de manière générale dans le cadre de notre quotidien.

Nous portons sur le réel un regard ciblé qui découpe cette dernière en différentes catégories et qui ne peut traiter le monde qu’en termes de particuliers. Watts, conçoit que notre attention consciente ne constitue qu’une infime partie de notre expérience et ne peut rendre adéquatement compte de la réalité.

We know that "breaking" wood into inches or pounds is done abstractly and not concretely. It is not, however, so easy to see that breaking the field of awareness into things and events is also done abstractly, and that things are the measuring units of thought just as pounds are the measuring units of weighing.

But this begins to be apparent when we realize that any one thing may, by analysis, be broken down into any number of component things, or may in its turn be regarded as the component part of some larger thing.55

Suligoj explique le concept d’attention consciente chez Watts comme suit :

The individualized and specified objects flow out of this background, or, on the other hand, they manifest themselves to our attention by entering through external sensation. These are of course the objects of the foreground of experience, which in turn become the terms of logical propositions. Watts named this background of experience, against which the foreground objects become focused,"peripheral consciousness"

by analogy with peripheral and central vision. The act of experiencing the background of consciousness (or rather

55 Alan Watts, « Nature, Man and Woman », New York, Vintage Books Edition, 1991, p.55.

33 experience) we can call unspecified tension, while the act of

experiencing foreground objects, we can call specified attention, or, to avoid tautology, simply, attention. Between the two polarities there is a constant flow of objects, the objects the background effusing themselves into the foreground and the objects of the foreground infusing themselves into the background, tension being constantly strained into a point of focussed attention.56

Or, nous considérons que sa description fait fît de certains aspects importants de la pensée de Watts et que son analyse de la fonction que joue l’attention périphérique et centrale n’est conséquemment pas exacte. Nous considérons à cet effet qu’il est d’abord fondamental de prendre en considération le fait que chez Watts, l’entendement est appréhendé, non pas comme étant passif, mais plutôt comme étant actif en ce sens qu’il agit toujours de manière intentionnelle au sens Husserlien (ou sélectionnelle au sens Wattsien), c’est-à-dire de manière à diriger son attention sur un objet particulier ainsi qu’à constamment effectuer une sélection. Chez Watts, la fonction de l’attention consciente est donc de diviser par la sélection.

Un des apports importants de Husserl est en effet son concept d’intentionnalité de la conscience, c’est-à-dire ce qui se rapporte à la référence externe consciente que l’esprit effectue dans l’acte de connaissance57. La perception, tout comme la connaissance, sont à cet effet des actes téléologiques, c’est-à-dire des actes étant orientés vers un objet particulier. Il s’agit conséquemment toujours d’un acte référentiel par lequel nous sommes conscient de quelque chose, nous connaissons quelque chose, ou bien nous percevons quelque chose. Tel que Franz Brentano le

56 Herman F. Suligoj, « The Mystical Philosophy of Alan Watts », International Philosophical Quarterly 15 (décembre) 1975, p.445.

57 Edmund Husserl, « L'Idée de la phénoménologie », Paris, PUF, 1992.

34 souligne, toute pensée est pensée de quelque chose de même que toute conscience est conscience de quelque chose. Ceci est également vrai de la mémoire alors que nous nous référons au passé, à un souvenir ou à un évènement à venir.

Par son concept d’attention consciente, et de conscience étroite58, Watts rejoint selon nous Husserl à l’effet que la conscience n’est pas passive, c’est-à-dire ne faisant que recevoir des impressions par le biais de la perception sensible tel que le concevait Locke par sa conception de la tabula rasa, mais bien plutôt conçue comme étant active par son acte de division par sélection.

Just because concentrated attention is exclusive, selective and divisive it is much easier for it to notice differences than unities. Visual attention notices things as figures against a contrasting background, and our thought about such things emphasizes the difference between figure and ground. The outline of the figure or the "inline" of the ground divides the two from each other. Yet we do not so easily notice the union or inseparabilityof figure and ground, or solid and space. This is easily seenwhen we ask what would become of the figure or the solid without any surrounding ground or space.

Conversely, we might ask what would become of the surrounding space if unoccupied by any solids. The answer is surely that it would no longer be space, for space is "a surrounding function" and there would be nothing to surround. It is important to note that this mutuality or inseparability of figure and ground is not only logical and grammatical but also sensuous59.

58 Watts emploie le terme "conscious attention" à cet effet, mais il emploie parfois également

"narrowed consciousness".

59 Alan Watts, « Nature, Man and Woman », New York, Vintage Books Edition, 1991, p.55.

35 L’objet ne se présente donc pas simplement à la perception, mais apparaît présent pour celui qui perçoit grâce à cet acte qui consiste à porter son attention sur l’objet. Il s’agit donc non pas d’un acte représentationnel mais plutôt d’un acte constitutif puisque par l’entremise de l’acte de connaissance il y a constitution d’un objet de connaissance; puisque tel que nous venons de l’exposer précédemment, un objet de connaissance ne peut exister sans qu’il y ait un sujet connaissant. Or, il s’agit également d’un acte constructif ou devrions-nous plutôt dire sélectif pour adapter la terminologie de Husserl à la conception de Watts, puisqu’il nécessite selon ce dernier toujours une sélection dans l’acte même de « porter notre attention ».

We also speak of attention as noticing. To notice is to select, to regard some bits of perception, or some features of the world, as more noteworthy, more significant than others. To these we attend, and the rest we ignore-for which reason conscious attention is at the same time ignore-ance (i.e., ignorance) despite the fact that it gives us a vividly clear picture of whatever we choose to notice60.

À cet effet, Watts conçoit que l’attention consciente est tout autant connaissance qu’ignorance puisqu’elle se doit inévitablement d’occulter un certain nombre d’informations afin de constituer l’objet de connaissance par l’entremise de la sélection. Ce qui permet d’en faire une analyse succincte en un sens, mais ce qui est à la fois largement insatisfaisant pour Watts puisque cette dernière ne peut en aucun cas rendre adéquatement compte de la réalité. Cette construction de l’objet de connaissance est toujours une mise en relation de parties avec d’autres parties ainsi qu’avec le sujet de connaissance lui-même alors que chez Watts, la réalité ne

60 Alan Watts, «The Book: On the Taboo Against knowing Who You Are », New York, Vintage Books Edition, 1989, p.32.

36 peut être comprise en termes de juxtaposition puisque lui est inhérente une interconnexion fondamentale de toute chose.

But a scanning process that observes the world bit by bit soon persuades its user that the world is a great collection of bits, and these he calls separate things or events. We often say that you can only think of one thing at a time. The truth is that in looking at the world bit by bit we convince ourselves that it consists of separate things, and so give ourselves the problem of how these things are connected and how they cause and effect each other61.

Watts compare à cet effet l’attention consciente avec le fait de regarder à travers une fente étroite de clôture et y voir conséquemment l'événement qui se déroule à travers de celle-ci comme étant séparé en différentes parties ou séquences.

Néanmoins, si la fissure pouvait être agrandie, nous verrions que les parties séparées constituaient en réalité « un seul événement ». Il illustre ce processus dans le Livre de la Sagesse en élaborant une métaphore à travers laquelle il démontre comment, voyant un chat passé à plusieurs reprises à travers une fente de clôture dans le même ordre suivant : tête en premier, corps ensuite, puis finalement queue, un homme en était venu à croire que la tête était la cause de la queue et que la queue était l’effet de la tête du chat62.

Again, this a problem which comes by asking the wrong question. Here is someone who has never seen a cat. He is looking through a narrow slit in a fence, and, on the other side, a cat walks by. He sees first the head, then the less distinctly shaped furry trunk, and then the tail. Extraordinary! The cat turns round and walks back, and again he sees the head, and a

61 Alan Watts, « The Book: On the Taboo Against Knowing Who You Are », New York, Vintage Books Edition, 1989, p.32.

62 Alan Watts, « Le livre de la sagesse », Les Éditions Denoël, Paris, 1966, p.32-33.

37 little later the tail. This sequence begins to look like something

regular and reliable. Yet again, the cat turns round, and he witnesses the same regular sequence: first the head, and later the tail. Thereupon he reasons that the event head is the invariable and necessary cause of the event tail, which is the head’s effect. This absurd and confusing gobbledygook comes from his failure to see that the head and tail go together; they are all one cat63.

Watts considère que l’attention consciente à travers laquelle nous expérimentons notre rapport au monde, agit telle la fente étroite et nous donne l’impression d’assister à des événements séparés alors qu’il s’agit en réalité d’un seul processus. Ainsi, de la même manière qu’il nous est possible d’isoler un objet particulier lorsque nous pointons un faisceau de lumière sur un endroit précis d’une pièce dénuée d’éclairage, il ne devient possible de constater les autres objets de la pièce seulement qu’en déplaçant ce dernier afin de concentrer l’éclairage sur une autre région, ayant néanmoins pour conséquence que le restant de la pièce précédemment éclairée redevienne obscur. Il nous sera alors possible de reconstituer mentalement « l’état entier » de la pièce mais seulement de manière artificielle.

L’attention consciente n’agit en ce sens pas différemment selon Watts lorsqu’il s’agit de faire l’analyse des conditions rendant possible notre appréhension de la réalité et notre rapport à cette dernière. Pour être en mesure de saisir le concept d’attention consciente chez Watts, il convient de citer ce passage au long :

63 Alan Watts, « The Book: On the Taboo Against Knowing Who You Are », New York, Vintage Books Edition, 1989, p.32

38 The sense of this common feeling is presumably that conscious

thought is focused attention, and that such concentration of our awareness is difficult or impossible when the field of attention is too complex. Attention therefore requires selection.

The field of awareness must be divided into relatively simple unities or wholes, so structured that their parts can be taken in at one glance. This may be done both by breaking the whole field down into component parts of the required simplicity, and by so screening out certain details of the whole that it is reduced to a single easily comprehensible form. It is thus that we actually see or hear infinitely more than we attend to or think about, and although we respond and adjust ourselves with extraordinary intelligence to much that we never notice, we feel in better control of a situation to the degree that we can bring it under conscious scrutiny. Now the simplified units of attention thus selected from the total field of awareness arc what we call things and events, or facts. This does not ordinarily occur to us because we naively suppose that things are what we see in the first place, prior to the act of conscious attention. Obviously the eye as such does not see things: it sees the total visual field in all its infinite detail. Things appear to the mind when, by conscious attention, the field is broken down into easily thinkable unities. Yet we tend to consider this an act of discovery. Studying the visual or tactile field, intelligence arrives at the conclusion that there are actually things in the external world-a conclusion which appears to be verified by acting upon that assumption. This is to say, in other words, that by attending to the sensed world with the aid of these concentrated and simplified ' grasps ' or ' glances ' of the mind, we are able to predict its behaviour and find our way around it. Yet the conclusion does not actually follow64.

64 Alan Watts, « Nature, Man and Woman », New York, Vintage Books Edition, 1991, p.54.

39 Afin d’illustrer les propos de Watts autrement, considérons à titre d’exemple cette figure représentant la projection d’un hypercube dans une image bidimensionnelle :

Figure 1: Projection d’un hypercube dans une image bidimensionnelle

Alors que nous que nous pourrions connaître théoriquement ce qu’est un hypercube, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une figure géométrique et qu’il s’agit d’un analogue n-dimensionnel d'un carré et d’un cube. Or, lorsque nous observons sa projection dans une image bidimensionnelle, nous ne pouvons distinguer que deux cubes alors qu’en réalité il en comporte beaucoup plus, soit huit cellules cubiques au total. Pourtant, lorsque nous tentons de réconcilier notre représentation visuelle de l’hypercube avec notre connaissance théorique de ce qu’il est, il nous faut effectuer un effort pour pouvoir appréhender ces deux

« faits » comme n’en constituant qu’un seul. Nous passons d’un à l’autre pour être en mesure d’établir une réelle synthèse des éléments qui permettent à

« l’entité » hypercube d’« exister ».

Il en va de même selon Watts lorsque nous appréhendons la réalité à l’aide de l’attention consciente. Cela se compare selon lui à une sorte de myopie par laquelle nous laissons « dans le flou » une partie du réel en considérant ce dernier sous un angle particulier et en omettant de considérer ce qui, fondamentalement, sous-tend son existence.

40 The third is that conscious attention reviews facts and events

in « series », even though they may be happening all together at once. Thinking about them in series and making predictions and decisions about the future course of the series gives the intelligent man a vivid awareness of « time ». It appears to him as a basic life process which he must work « against »65.

Bien qu’elle soit nécessaire afin d’interagir en ce monde, l’attention consciente n’est en mesure, selon Watts, de ne fournir qu’une vision restreinte de la réalité.

Et cela en raison du fait qu’elle n’est en mesure que de saisir des particuliers, c’est-à-dire des objets considérés séparément et par l’entremise du principe de causalité grâce au modèle newtonien de conception de l’univers. Il conçoit conséquemment que notre attention consciente ne constitue qu’une infime partie de notre expérience. Afin d’illustrer ses propos, Watts effectue un parallèle entre d’une part ; la vision centrale et l’attention consciente, puis d’autre part ; entre la vision périphérique et le processus nous permettant de réguler l'incroyable complexité de nos corps sans qu’une attention consciente soit nécessaire.

À cet effet, il considère que nous qualifions le monde ainsi que nos corps comme étant issus de processus complexes en raison du fait que nous tentons de les comprendre en termes de pensée linéaire. Or, il considère que la complexité ne résulte pas tant dans le monde ni dans nos corps que dans la tâche d'essayer de les comprendre par ce mode de pensée66.

65 Alan Watts, « This is it », New York, Vintage Books Edition, 1973, p.45.

66 Alan Watts, « Does it matter?, Essays on Man’s Relation to Materiality », New World Library, Novato, California, p.72.

41 The physical world, by contrast, is at any moment a

manifestation of innumerable and simultaneous energy patterns which, when we try to translate them into our clumsy linear symbols, seem impossibly complex. Actually, the world is not complex. It is the task of trying to figure it out with words or numbers which is complex; it is like trying to keep count of all the leaves in a constantly changing forest, or measuring the Atlantic with a hypodermic needle67.