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Le démoniaque est une figure pour le moins banale, parce que répandue. Il n’en reste pas moins que quand on s’occupe un tant soit peu de la question de la liberté, cet état apparaît comme complètement problématique. Qu’est-ce qui peut bien nous permettre de faire la différence entre un individu qui n’est pas démoniaque et un démoniaque ? Haufniensis répond : « La certitude, l’intériorité qui ne s’obtient que par l’action et qu’en elle, tranche si l’individu est démoniaque ou non »56.

Hum la certitude ! Il semble que plus on réfléchit { ce qu’est la certitude, moins on le sait et plus elle nous échappe. L’auteur semble être d’accord plus : il y a de réflexion sur quelque chose, moins on est certain de cette chose. Dès que la réflexion se pose, la certitude s’embrouille. Elle devient moins claire. Dans la citation comme on attribue à la certitude l’intériorité, cette dernière de ce fait deviendra donc elle aussi plus

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Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel, Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.310

difficile plus il y a aura de réflexions. L’exemple qu’emploie Haufniensis pour parler du problème de la certitude semble montrer le problème de la réflexion. Il explique que plus on réfléchit { l’existence de Dieu et plus on tente de la démontrer, moins on a de certitude sur celle-ci. Ce principe peut s’appliquer à plusieurs raisonnements, comme celui sur le « moi » d’un individu. Il semble que plus on tente de saisir celui-ci, de l’expliquer, d’en donner une définition complète, et moins on a de certitude sur ce qu’il est réellement. La réflexion dans ce sens semble éloigner de nous la certitude de l’objet. Particulièrement la réflexion abstraite qui fait fi de la réalité, celle-ci, en distanciant l’objet, sème le doute. L’augmentation du doute parallèlement { l’angoisse fera aussi augmenter la réflexion créant ainsi une spirale réflexive, qui s’entraine elle- même dans l’incertitude. Elle crée problème. D’autant plus que comme il le fut mentionné plus haut, la certitude est une intériorité qui s’obtient par l’action et la réflexion, dont il est question, éloigne de l’action. Il faut alors pour qu’il y ait présence d’intériorité qu’il y ait une présence de concret. La certitude a alors besoin de concret et comme le mot « intériorité » l’indique, elle doit se dérouler { l’intérieur de l’individu.

L’auteur ajoute : « L’intériorité est une compréhension »57. Une compréhension de

quoi, de qui, en rapport direct avec un acte concret ? Quel pourrait bien être ce contenu le plus concret donnant accès { l’intériorité ? « Le contenu le plus concret que puisse avoir la conscience est la conscience de soi, de l’individu lui-même, non pas la conscience du moi pur mais d’un moi si concret qu’aucun écrivain, même le plus riche en mots, même le plus puissant peintre, n’a jamais pu en décrire un pareil, alors que chacun de nous en est un »58 . Ce contenu le plus concret est donc ce moi insaisissable

dont déjà Haufniensis parlait à propos de l’observateur qui tirait ses conclusions comme s’il y avait un tout l{ où il n’y en a pas. Le plus surprenant dans cette remarque est qu’il considère que l’individu qui fait cette action de l’intériorité arrive { se saisir

57 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.314

lui-même dans son entité sans laisser de détails de côté. Comment y arrive-t-il pleinement et concrètement ? Je ne saurais le dire avec précision, il semble que je sois encore trop démoniaque. Pourtant il ressort de cette affirmation d’Haufniensis qu’il y a quelque chose au cœur de chaque individu, dans ce qui compose l’individu même, qui est inatteignable et insaisissable pour quiconque n’est pas cet individu même. Il semble que la tâche ne soit ni facile, ni simple : étrangement, d’autant que l’individu va pencher vers la complexité réflexive plutôt que vers ce saisissement entier et simple de lui-même.

Ainsi une nouvelle tâche échoit { l’individu s’il ne veut pas sombrer, ni rester dans le démoniaque : il doit faire ce mouvement de compréhension { l’intérieur de lui-même en ayant lui-même comme but. La tâche n’est pas légère ; loin de l{, elle est sérieuse… Car le sérieux : c’est cette certitude, cette intériorité et on ne peut en donner une meilleure définition. L’auteur commente cette idée ainsi : « Ainsi du sérieux ; c’est une chose si grave que même d’en tenter une définition est une légèreté »59. Bien que je

n’arrive pas moi-même à me saisir moi-même dans mon entièreté, la proposition de cette citation semble aller de soi, car si le contenu le plus concret de la conscience est la conscience de soi et que celle-ci n’est pas atteignable par personne d’autre que soi vu son côté indéfinissable, il semble logique que le sérieux qui est l’intériorité ne puisse pas lui non plus se définir. Ce que l’auteur souligne de façon fort à propos : « en face des concepts de l’existence c’est toujours un signe de sûreté de tact que de s’abstenir de définir, parce que, au fond, ce qui doit être compris autrement et qu’on a soi-même compris en effet et aimé de toute autre façon, il est impossible qu’on ne répugne pas { le concevoir sous formes de définitions qui l’altèrent si facilement et vous le rendent étranger »60. Ce qui revient à dire que si on tente une définition du

sérieux, non seulement on en altère le concept, mais aussi on montre que l’on n’a rien compris au sérieux, et alors on tombe dans une réflexion vide qui nous porte jusqu’au

59 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.319

démoniaque. Alors pour être sérieux, mieux vaut être sérieux sur le sérieux et ne rien dire, mais plutôt tenter de se saisir soi-même.

Alors que fait l’homme qui est sérieux ? Quelquefois, je manque de mots pour l’exprimer, tant l’homme sérieux apparaît sous un aspect banal. L’homme sérieux { côté de l’homme angoissé est paisible. Non seulement il est paisible mais il semble recommencer avec plaisir. Il recommence l{ où l’homme angoissé ne sait plus ni comment, ni pourquoi, recommencer ou pire, commencer. L’homme sérieux échappe au regard par sa tranquillité, et pourtant un observateur habile pourrait pressentir le surprenant dans ce calme. Alors que fait l’homme qui est sérieux ? « Quand l’originalité du sérieux est acquise et conservée, il y a alors du successif et de la répétition, mais dès que l’originalité manque dans la répétition, ce n’est plus que de l’habitude. L’homme sérieux l’est justement par l’originalité avec laquelle il se répète dans la répétition »61. Que peut bien vouloir dire Haufniensis quand il parle

d’originalité ? Est-ce que c’est se répéter toujours comme si c’était la première fois ? Recommencer sans cesse sans en être blasé ? Se répéter dans une joie qui ne cesse de se renouveler ? Peut-être toutes ces réponses à la fois ?

Il semble que oui, que l’homme sérieux ne prenne rien pour acquis. Donc il ne peut pas tomber dans l’habitude. Alors il se répète avec originalité sans cesse. Il se saisit lui- même sans cesse dans l’intériorité et sa certitude est comme une anti-certitude sur le lendemain. L’homme sérieux se comprenant comme libre comprend que rien n’est sûr, que tout reste toujours à faire, et encore à faire. Il se répète donc dans la répétition. Il ne peut pas alors se prendre lui-même pour acquis, bien qu’il se saisisse et qu’il soit son propre objet ; il comprend dans ce mouvement sa totalité et son devenir. En somme, l’homme sérieux fait face à sa liberté : il se fait face. C’est pourquoi ce cher Vigilius écrit, un sourire en coin : « Mais cet objet, nous l’avons tous, car c’est

nous-mêmes et l’homme qui n’est pas devenu sérieux à ce propos mais sur autre chose,

61 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

sur quelque grandeur tapageuse, c’est, nonobstant tout son sérieux, un farceur, et même si quelques temps il trompe l’ironie, il finira toujours volente deo par devenir comique ; car l’ironie est jalouse du sérieux »62.

Si je comprends bien, le message que répète Haufniensis depuis le début de son écrit ne change pas : individu soyez individu. Pourquoi vouloir avoir un royaume, une cour et des adorateurs, voire même des terres, des serviteurs, une femme et des enfants, si nous ne comprenons pas profondément que nous sommes libres, que tout est toujours { recommencer. Le royaume ne signifie rien, il n’a aucun sens aux yeux du sérieux. Ce n’est rien, on peut le perdre mille fois. Comment même perdre quelque chose qui ne nous a jamais appartenu ? Mais soi-même, pourquoi se laisse-t-on si facilement déporter loin de soi ? Seul le sérieux, l’intériorité, la certitude peuvent se répéter, être ré-appropriés. Rien d’autre. Eux seuls permettent d’atteindre le bien, la liberté.

Je vais laisser les derniers mots de ce chapitre { l’auteur : « Quand au contraire on est devenu sérieux au bon endroit, on prouvera justement la santé de son esprit en sachant traiter n’importe quoi aussi bien par sentiment que par blague, même si les fats de la sériosité ont froid dans le dos à vous voir plaisanter avec ce qui les rengorgeait de sérieux » (p.322).

Ai-je besoin d’ajouter quelque chose ?