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La légèreté comme liberté telle que l’on a tenté de la montrer, tout en tentant de la définir d’une façon plus précise, pourrait sembler au premier coup d’œil aller de soi. Elle est un geste, une attitude spontanée qui s’effectue sans qu’on ait { y porter une réelle attention. Il semble d’autant plus évident que tout le monde a accès { celle-ci. Pourquoi alors est-ce que je ne continue pas mon chemin d’un pas léger sans m’y attarder ? Il y a d’abord la possibilité, que bien que chacun puisse vivre l’angoisse qui

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Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque François Kérel, Paris, 1989, p.20

annonce la légèreté et donc vivre celle-ci ensuite, ce ne soit pas pour autant tout le monde qui la vive. Ici vivre est employé dans le sens de vivre pleinement. Je pourrais ajouter être conscient de ressentir, ce qui n’est pas nécessaire, car nul besoin de savoir que l’on est angoissé pour s’angoisser. Il se peut donc que certains ne perçoivent pas ni l’angoisse, ni la légèreté. Voil{ déj{ une raison pour m’y attarder, puisque si on ne ressent pas l’angoisse il n’y a pas d’accès { la légèreté. En l’absence de possibles encore inconnus, nulle liberté n’est possible. Il y a donc apparemment des embûches sur la route pour atteindre la légèreté. Plus haut, on a mentionné son côté insoutenable. Maintenant, on va s’attarder { un autre mouvement, ou si on préfère à un autre fait humain, qui semble aller de soi : l’immortalité. En quoi l’immortalité est- elle liée à la légèreté, c’est ce que l’on va tenter de comprendre.

Le point de départ est cet extrait qui m’a fait ajouter L’immortalité à ma réflexion en plus de L’insoutenable légèreté de l’être. Le revoici encore :

[Avenarius] « Et quel sera le titre de ton roman ?

- L’insoutenable légèreté de l’être. –Mais ce titre est déjà pris. –Oui, par moi ! Mais { l’époque, je m’étais

trompé de titre. Il devrait appartenir au roman que j’écris en ce moment85.

La première explication simple de cet extrait est de dire qu’effectivement il a dû se tromper de titre. La difficulté de cette première explication est alors : pourquoi le faire savoir ? Est-ce simplement un geste manqué ou un simple désir de confession ? Il semble que non, bien que cela reste toujours possible. Mais on va supposer que non. On va aussi supposer que l’auteur avait une intention cachée en incluant cette partie dans son roman. Si on la considère comme telle, cette intention pourrait souligner deux choses. La première : L’insoutenable légèreté de l’être n’a pas comme sujet ou plutôt comme trame de fond l’insoutenable légèreté de l’être (l’auteur s’est vraiment trompé, ce qui est une thèse déjà rejetée). La première déduction est donc que

L’immortalité parle mieux ou plus justement de l’insoutenable légèreté de l’être. La

seconde implication est que si L’Immortalité devrait être nommé L’insoutenable

85 Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque François Kérel,

légèreté de l’être, il y a un lien entre l’immortalité et l’insoutenable légèreté de l’être ou

bien l’auteur s’est { nouveau trompé ! Ou pire encore, l’auteur a pris le premier titre qui lui tombait sous la main ! Néanmoins, si on admet qu’il ne s’est pas trompé et qu’il a choisi un autre titre avec raison ; on peut penser que la trame de fond de

L’immortalité est l’insoutenable légèreté de l’être et qu’il y a un lien entre la légèreté

comme liberté et l’immortalité. Je me permets de faire encore une supposition : qu’il y a non seulement un lien, mais que c’est la même réflexion qui s’est poursuivie et affinée pour devenir ce nouveau livre, L’immortalité. Pour la petite histoire,

L’immortalité est un roman que Kundera a écrit quatre ans après L’insoutenable légèreté de l’être. Sa réflexion a peut-être perduré dans le temps et si on suppose qu’il

ne s’est pas trompé dans L’insoutenable légèreté de l’être où l’accent est mis sur l’absence de répétition, sur l’esquisse sans tableau, on peut se demander en quoi son nouveau livre lui apparaît plus juste, lui qui porte sur l’immortalité, une fois qui dure toujours. Où va-t-on avec tout ce charabia ? Soit il y a une esquisse sans tableau ou soit il y a un tableau ? Il semble que ce soit complètement différent. À moins de supposer d’emblée l’immortalité de l’âme et dans ce cas de dire que Kundera n’avait pas encore compris ou saisi cette vérité. Par contre, si c’était le cas, il ne se serait pas trompé de titre et il ne laisserait pas sous-entendre que L’immortalité devrait s’appeler L’insoutenable légèreté de l’être. L’immortalité serait L’Immortalité tout court. Alors, il faut imaginer que c’est le même problème posé différemment.

L’insoutenable légèreté de l’être montre une vie unique et fugace sous le point de vue

des choix (de la légèreté) et une seule fois équivaut à jamais. Tandis que L’immortalité montre l’insoutenable légèreté de l’être qui cherche { être immortelle, ou pour le dire autrement, c’est l’insoutenable vie unique et fugace qui désire l’immortalité. Ce qui pose le problème que l’on étudie sous un autre angle : la légèreté qui désire l’immortalité ou encore la légèreté qui cherche { être lourde. En effet ce désir d’immortalité est le désir profond qu’une fois ne soit pas rien, mais que celle-ci puisse rester, qu’elle devienne, qu’elle se prolonge dans le temps. Alors dans ce mouvement où tous les possibles apparaissent, l’homme qui vit cet état d’apesanteur cherche la pesanteur et fait son choix en conséquence. Il est possible d’ajouter qu’il ne fait pas de choix, ou une sorte de choix biaisé, car il ne se laisse pas agir sans arrière-pensées,

puisque son désir d’immortalité l’emporte. Ainsi la liberté pourrait être biaisée par ce désir d’immortalité. Comment ?

Pour commencer disons que l’homme, tout homme, a comme point de départ dans l’existence la liberté, et que jumelée à elle, se trouve le désir d’immortalité. Chaque homme a en son for intérieur ce couple unique d’un côté léger, très léger et de l’autre lourd, très lourd. Ainsi pour employer une image : l’homme parcourt le chemin de sa vie en titubant. Pourquoi, titube-t-il ? Parce que sa liberté ne va pas dans le même sens que son désir d’immortalité. Il finit bien sûr par agir librement. Alors en quoi titube-t- il ? Il titube parce qu’il choisit très souvent, sinon tout le temps, en fonction de son désir d’immortalité. Il titube, parce que désirer l’immortalité, qu’est-ce que cela peut être, sinon de vouloir perdurer dans les mémoires ou encore, si l’on préfère, de vouloir perdurer dans la mémoire commune ? Le désir d’immortalité dépend pour sa réalisation, ou si on préfère pour sa transformation en immortalité, des autres. Tandis que la liberté d’un homme qui veut être totalement libre doit dépendre seulement de son for intérieur. Ainsi l’homme reste autonome dans son choix. Dès le départ pourtant, cette liberté désire l’immortalité, qui, elle, repose sur les autres. La liberté se met donc à dépendre d’une cause extérieure, ce qui transforme la liberté du départ en une tout autre liberté.

Par exemple : on pourrait objecter qu’écrire un livre ou réaliser toute autre œuvre et vouloir passer { la postérité n’implique pas les autres directement. Mais au final oui. Si ce ne sont pas nos contemporains ce sera la génération suivante qui jugera du sort réservé { une œuvre, { savoir si elle sera oubliée ou encensée. Le désir d’immortalité ne peut pas se passer d’autrui. Il en a besoin, car ultimement c’est en eux qu’il désire se réaliser. Tout auteur veut que ses livres soient reconnus, mais avant tout, lus. Tout auteur veut donc des lecteurs, pas seulement que son livre soit au temple de la renommée du livre (si une telle chose existait), mais surtout qu’un lecteur prenne encore le temps de le lire et non de lire le 3e commentaire de la 2e préface de son livre

écrivain, mais surtout de la manière dont il perdure que Kundera pose au travers de

L’immortalité, entre autres par le biais du personnage Goethe, le grand romancier.

Tout au long du roman, Goethe lutte avec et pour son image, lutte pour et contre ce qui restera de lui. Parce que, un brin d’honnêteté est de mise, ce qui perdure, ce que l’on veut léguer : c’est son image. Goethe, le personnage, le sait très bien et c’est pour cette même raison qu’il fait attention, très attention, { ce qu’il dit { Bettina, car elle pourrait changer ce que la postérité dira de lui. Goethe est déjà célèbre, il sait ce que les gens pensent de lui à son époque ou du moins il en a une bonne idée et il ne veut pas que leurs pensées changent { son égard. Il veut qu’ils gardent la même image de lui. Voil{. On pourrait m’objecter que désirer l’immortalité ce n’est pas désirer que notre image survive, mais beaucoup plus simplement que notre souvenir reste présent dans la mémoire de nos proches, plus simplement encore, qu’on ne veut pas être oublié. Alors j’ajouterais, qu’est-ce qu’on ne veut pas qu’ils oublient? De quoi le souvenir qu’ils ont de nous est-il formé, sinon, de notre image ? Peut-être que je me trompe ? Il semble néanmoins que ce désir d’immortalité fasse un drôle de contrepoids à la légèreté, faisant du même coup tituber l’homme qui avance sur le chemin de sa vie.

J’ai une petite pensée pour Montaigne que je veux partager avant de clore ce chapitre. Dans son chapitre III, de son premier Essais, intitulé Nos affections s’emportent au delà

de nous, il suggère de rappeler au Roi et à tous ceux qui gouvernent qu’ils peuvent

bien être cruels ou injustes de leur vivant, mais que leurs actions seront racontées à la postérité comme telles et ils font donc mieux de bien se tenir. Montaigne suggère que pour que ce que l’on dit d’eux { titre posthume soit { leur goût, les hommes d’États sont prêts à faire beaucoup de compromis ! Ah ! Le désir d’immortalité comme façon de régir les hommes d’États ! Sur ce même désir d’immortalité voici ce que dit Montaigne : « La crainte, le désir, l’espérance nous eslancent vers l’advenir, et nous desrobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus »86.