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Méditation sur la liberté inspirée de Kierkegaard et Kundera

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Academic year: 2021

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Méditation sur la liberté

Inspirée de Kierkegaard et de Kundera

Mémoire

Valérie Roberge

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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III

Résumé

La Méditation sur la liberté inspirée de Kierkegaard et de Kundera s’interroge d’un point de vue existentiel sur la liberté. Elle cherche à comprendre pourquoi face à un choix un individu ne considère pas tous les possibles comme possibles. Sa première partie est basée sur Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique

préalable au problème du péché originel par Kierkegaard et sa deuxième partie, ayant

pour base théorique la première, s’appuie sur deux romans de Kundera :

L’Immortalité et L’insoutenable légèreté de l’être. C’est { travers ces trois textes que la

réflexion se développe autour de l’angoisse, qui rend possible la liberté, et de la légèreté, qui est un terme employé pour désigner le moment où l’homme se retrouve face { tous les possibles qui s’offrent { lui.

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Avant-Propos angoissé

J’avance vers la fin de l’écriture de ce mémoire. L’angoisse me saisit. Dans ces lignes que je tente d’écrire, la difficulté m’apparaît. J’ai le goût de laisser tomber, de laisser le cahier, l{, ouvert sur la table jusqu’au jour où je le rangerai dans une pile plus grosse dans la bibliothèque. Pourtant, je suis incapable de me lever tout comme je suis incapable d’écrire. L’angoisse de la page blanche, pourrait-on croire. Cette angoisse de l’incertitude, celle qui arrive avant de commencer toute chose. Ah ! L’angoisse, comme le dit Haufniensis, attirante et repoussante à la fois, cette « sympathie anthipathisante et cette antipathie sympathisante ».

Mais…

Je suis { la fin. Alors pourquoi l’angoisse se fait-elle sentir ? J’ai déj{ presque tout écrit. Ah ! C’est l’autre angoisse, celle qui pressent la nouvelle angoisse. Cette angoisse qui sent le saut qui approche. Le saut ? L’action qui s’achève : le dépôt du mémoire. Ce qui va clore mon action, mon choix des dernières années. Après, je vais encore me trouver devant l’incertitude. Est-ce vraiment le cas ? Vais-je vraiment me retrouver devant l’incertitude ? Pas tout à fait. Il y a bien déjà un nouveau problème qui s’ouvre devant moi : le repentir. Ce qui est dans la suite des choses, car après m’être angoissée et avoir fait un choix, que me reste-t-il d’autre que le repentir ?

Alors, pourquoi suis-je angoissée? Parce que c’est la fin ?

***

Toute cette réflexion sur l’angoisse, sur la liberté, sur la légèreté, a commencé par une réflexion sur l’autonomie amorcée grâce { Johannes et { sa séduction de Cordélia.

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Comment devient-on autonome ? Comment est-ce que l’on arrive { faire ses propres choix d’une façon consciente, donc libre ?

Déj{ ce n’était pas une réflexion purement abstraite, car elle tentait et elle tente toujours de s’incarner dans le concret, c’est-à-dire de comprendre, de voir, de saisir, les difficultés qui apparaissent { un individu qui désire être libre ou qui tente de l’être. Comment un homme dans tel endroit, à tel moment, dans tel corps, dans telle situation, fait-il?

En philosophie, on considère que ma réflexion est existentielle, parce qu’elle se pose sur l’individu et sur les problèmes propres { son existence. Pire ma réflexion prend même appui sur des personnages de romans, sur vous et sur moi. Il y a quelque chose de flou et d’a-théorique dans ma réflexion, je vous l’accorde. Je me retrouve dans cette zone grise où je dois d’abord prendre parti avant de concrétiser ma réflexion. Je dois prendre parti pour l’imagination, pour la possibilité réelle que des personnes semblables { des personnages de romans puissent exister. Le seul fait qu’ils soient des possibles m’oblige { les considérer comme tels. Je dois aussi concéder que ma réflexion ne sera pas objective, qu’elle est dès son départ subjective de par sa nature. Non seulement elle est subjective, mais je suppose que mon lecteur, lui aussi un être humain, la recevra dans sa subjectivité pour arriver à saisir la mienne. Je présuppose beaucoup de choses, mais n’en va-t-il pas toujours ainsi ? Supposer l’objectivité, n’est-ce pas supposer que l’on peut être en dehors de la subjectivité, en dehors de sa propre expérience ?

Je demande simplement au contraire que la réflexion s’ancre dans notre expérience, dans notre vie. Cette existence qui commence et qui finit, où on doit faire des choix, où le mal de dents et les accidents sont possibles, où la température varie, où les saisons changent, où les cycles d’éveil et de sommeil se suivent. Cette existence qui quelques fois laisse sans voix, quand on est plongé { l’intérieur de soi. C’est cela et même plus que je présuppose et je suppose aussi que l’on y a accès. De toute façon, ultimement

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c’est cette expérience qui permet de juger ce que j’écris, qui permettra de montrer en quoi j’ai tort, et qui soulignera tout ce que je ne suis pas arrivé à saisir par manque d’expérience ou par manque de réflexion sur celle-ci.

***

L’angoisse tranquillement se disperse laissant les mots arriver sur le papier. Le calme s’installe pour un instant seulement. L’action achevée, elle sera de retour.

En attendant, que dire de plus sur cette méditation sur la liberté ? Une dernière mise en garde. Comme c’est une méditation sur la liberté, alors quelques fois il y a des redites, des longueurs. Parce que bien que je médite, je suis loin d’avoir atteint la sagesse et mon esprit fait des boucles pour avancer.

C’est une méditation certes, mais une méditation qui m’a engagée dans la pratique philosophique. Elle a transformé ma pensée même et, comme l’une ne va pas sans l’autre, elle a transformé mon existence même. La véritable angoisse de cette écriture est peut-être cette révélation à moi-même de ce que je suis devenue. Tant que je n’achève pas, je suis dans l’ignorance, donc dans l’angoisse. Plus la fin approche, plus elle se développe, plus je pressens sans voir ; j’attends émue d’angoisse.

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Second Avant-Propos sérieux

Je laisse dans cette partie la place tout entière à Bossuet :

« Entre toutes les passions de l’esprit humain, l’une des plus violentes, c’est le désir de savoir ; et cette curiosité fait qu’il épuise ses forces pour trouver ou quelque secret inouï dans l’ordre de la nature, ou quelque adresse inconnue dans les ouvrages de l’art, ou quelque raffinement inusité dans la conduite des affaires. Mais parmi ces vastes désirs d’enrichir notre entendement par des connaissances nouvelles, la même chose nous arrive qu’{ ceux qui, jetant bien loin leurs regards, ne remarquent pas les objets qui les environnent ; je veux dire que notre esprit s’étendant, par de grands efforts, sur des choses fort éloignées et parcourant pour ainsi dire ciel et terre, passe cependant si légèrement sur ce qui se présente à lui de plus près, que nous consumons toute notre vie toujours ignorants de ce qui nous touche, et non seulement de ce qui nous touche, mais encore de ce que nous sommes »1.

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Table des matières

Résumé ... III Avant-Propos angoissé... V Second Avant-Propos sérieux ... IX

Introduction générale ... 1

Étude qui voudrait être sérieuse sur Le concept d’angoisse écrit par Vigilius Haufniensis, un pseudonyme reconnu de SØren Kierkegaard. ... 4

Tentative d’introduction ... 4

Chapitre 1 Le sujet ... 10

Le titre ... 11

L’homme et l’humanité ... 17

Chapitre 2 La méthode ou l’observateur ... 20

Chapitre 3 L’angoisse et l’homme angoissé ... 26

Les angoissés ... 29

L’angoissé face au mal... 30

L’angoissé du bien ou le démoniaque ... 32

Chapitre 4 Le sérieux ... 36

Chapitre 5 Le danseur ou le comédien, prise deux... 41

Conclusion en queue de poisson... 43

Intermède romanesque ... 45

Essai sur la légèreté ... 49

Introduction ... 51

Chapitre 1 La légèreté ... 54

Chapitre 2 L’immortalité ... 59

Chapitre 3 L’image ... 64

Chapitre 4 La contradiction ou la dualité ... 72

Chapitre 5 La fugacité ... 76 Chapitre 6 La solitude ... 82 Chapitre 7 Le Grund ... 88 Conclusion ... 92 Le mot de la fin ... 95 Bibliographie ... 97

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Introduction générale

Réfléchir aux choix qui se posent à nous tous les jours semble aller de soi. Méditer sur la liberté, sur le rapport qu’elle entretient avec tous ces choix, tous ces possibles, semble alors banal. Quelle fut ma surprise de réaliser qu’il n’en était pas ainsi. Pourtant, les exemples extrêmes surprenants emplissaient déjà ma mémoire, que je pense { Jodorowsky qui par deux fois jeta tout ce qu’il possédait pour commencer une nouvelle vie, à mère Tereza qui quitta le confort de sa maison familiale pour aller s’occuper des lépreux dans un milieu des plus démunis, { mon grand-père qui s’est re-divorcé à 70 ans laissant de côté sa famille (sa nouvelle rendue ancienne famille) pour aller conquérir une nouvelle flamme, à un de mes amis qui pour plaire à ses parents alla étudier en ingénierie pour aboutir en histoire et ne jamais finir son baccalauréat car il finit par décider de poursuivre sa carrière de militaire, il y a aussi cette amie qui a quitté son conjoint qu’elle avait depuis ses quinze ans tout simplement parce qu’elle n’était plus heureuse. Tous ces exemples, sans compter tous les exemples fictifs, qui remplissent ce même espace de ma mémoire, à les regarder de haut semblent être pour la plupart des situations où quelqu’un quitte tout pour recommencer. Pourtant, il y a toutes ces zones d’ombre qui bougent sans cesse. Ces gens empruntent jour après jour une nouvelle voie sans raisons extérieures évidentes, simplement parce qu’ils ont décidé de faire autrement. Faire autrement, on pourrait considérer que c’est arrêter d’agir par automatisme, pour faire un choix conscient. Cela semble tout aussi banal que mes premières affirmations, j’en conviens, mais cette raison ne rend pas pour autant la situation évidente. Comme si la plupart d’entre nous vivions toujours dans un ensemble de choix restreints, et ce, même pour les plus avertis d’entre nous sur la question de la liberté. Peut-être même ces derniers le font-ils plus que d’autres, car justement ceux-là pensent connaître ce qui est bien et quand on suit ce qui est bien on ne peut pas choisir autre chose, n’est-ce pas ?

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Laissons de côté cet aspect, j’y reviendrai plus tard accessoirement. Ce que je cherche à montrer pour le moment, c’est mon étonnement qui va grandissant plus je regarde les hommes agir. Plus je regarde et plus je nous écoute, plus la question revient sans cesse à mon esprit : pourquoi devant un choix l’homme ne considère-t-il pas tous les possibles qui s’offrent { lui ? Même celui de refuser ce choix ? Qu’est-ce donc qui l’en empêche ? Lui-même. Mais pourquoi ? Alors que je me posais ces questions, trois lectures que j’avais faites auparavant sont venues { mon secours. En premier lieu, Le

concept d’angoisse de Vigilius Haufniensis, dont la première partie de ce mémoire fera

l’étude d’une façon plus théorique, mais toujours avec la question de la liberté comme point de vue. Le concept d’angoisse est ma base théorique, mais inutile de vous dire que prendre Haufniensis, un pseudonyme de Kierkegaard, comme base amène à tout un travail et constitue plutôt un fondement instable, puisque tant par la forme que par le fond celui-ci ne donne pas une démonstration claire et précise, mais plutôt une monstration où le lecteur doit prendre part, pour la faire sienne, la constater, la vivre. C’est exactement comme pour la question de la liberté de la façon dont elle est envisagée ici, où on doit s’être compris soi-même dans la recherche, dans la méditation, car réfléchir à la liberté sans se mettre soi-même en jeu, c’est réfléchir { une liberté abstraite qui n’existe pas. Elle ne sera donc jamais un choix qui se posera à nous, ni { aucun être humain. Elle sera autre chose. Une amie anglaise m’expliquait que pour traduire la liberté de choix, il fallait utiliser freedom, car si on utilisait liberty on ne parlait que d’un point de vue théorique. Le point de vue adopté dans ce texte est celui du freedom, de l’action, du choix, de tout ce que cela implique. Ainsi ce sera Kierkegaard, pardon Haufniensis, qui me servira de base théorique.

Ma deuxième partie est un Essai sur la légèreté, qui prend comme point d’appui Le

concept d’angoisse sans l’aborder directement. Cette partie tente de comprendre ce

qui fait un contrepoids à la légèreté. Pour ce faire, elle prend deux romans comme exemples. Ce qui permet de personnifier le problème d’une façon simple en prenant les personnages comme références en premier lieu, et en second lieu, de connaitre les réflexions du narrateur, (elles peuvent être considérer comme celles de l’auteur

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puisque souvent il se présente sous sa figure), qui éclaircissent le problème ou le présente sous une autre perspective. Cet essai étudie deux romans de Kundera :

L’immortalité et L’insoutenable légèreté de l’être. À l’aide de ces deux romans, j’explore

la question de la liberté, du choix, sous l’angle de la légèreté, qui est un terme que j’emploie pour signifier le moment où l’homme, comme en suspension, se retrouve devant tous les choix qui s’offrent { lui.

En plus de ces deux réflexions, j’ajouterai un interlude sur le roman et l’art d’écrire afin de mieux cerner ce qu’un personnage, un roman, peuvent avoir comme poids dans la réalité par le biais du poids qu’ils prennent pour l’auteur. Ceci permet aussi de montrer en quoi le questionnement existentiel philosophique croise le territoire de l’art du roman à travers quelques exemples tirés des œuvres : Le rideau de Kundera et de Exit le fantôme de Philip Roth. Ces exemples m’aideront à mieux saisir cette parcelle de territoire où la fiction et la réalité se complètent et se confondent.

Voilà, ce qui a été ma réflexion principale au cours des dernières années et qui continue de m’habiter jour après jour dans ma vie.

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Étude qui voudrait être sérieuse sur Le concept d’angoisse écrit par

Vigilius Haufniensis, un pseudonyme reconnu de S

Ø

ren Kierkegaard.

Tentative d’introduction

Comment ? Mais comment présenter Le concept d’angoisse ? Pardon, comment introduire un travail de philosophie sur Le concept d’angoisse ? Pardon encore, comment introduire une étude qui se veut sérieuse, ou désireuse de l’être, sur Le

concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique préalable au problème du péché originel ?

En commençant par l’année où l’ouvrage est paru : 1844 ? Non, j’aurais l’impression de copier le quatrième de couverture de mon livre. Alors en mentionnant que le livre est sorti sous le nom de Vigilius Haufniensis qui est en vérité un des multiples pseudonymes de Kierkegaard, pour enchaîner ensuite sur la problématique de la pseudonymie chez cet auteur. Le sujet est fort intéressant, mais comment revenir de celui-ci pour aboutir au concept d’angoisse et à Haufniensis et réussir à oublier tous les tours de Kierkegaard pour sauvegarder la vie de ce dernier comme par exemple quand il se montrait aux entractes de théâtre, alors que durant la pièce, il retournait à la course chez lui pour écrire. Comment ne pas éclater de rire à ce moment tout en se disant : « Ah ! Ce Kierkegaard quel sacré farceur, quel homme ingénieux ! » ? Le tout sans oublier tout le reste ? Sauf peut-être que Les miettes philosophiques et Le concept

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Manuscrits de Paris : cette année est le symbole de la réaction antihégélienne,

c’est-à-dire de la réaction antiphilosophique au sein de laquelle nous sommes encore plongés » (quatrième de couverture de Gallimard du Concept d’angoisse).

Comment ?

Avec une mise en scène ?

Je suis là assise à ma table de travail en train de me poser cette question quand mon mal de cou refait surface. Prise de douleur, je dois faire une pause pour aller mettre du baume sur la partie douloureuse et recouvrir cette même partie d’un foulard pour bien garder la chaleur. Je reviens.

Affublée d’un affreux cache-cou noir et accompagnée de l’odeur du baume, une parole de A me revient { l’esprit : « L’état suprême est, je pense, d’être un homme complet. À présent j’ai des cors au pied, -tout de même c’est toujours un commencement »2. Il est

toujours surprenant de se rappeler ces grandes choses grâce à ces petites choses comme la douleur ou l’anticipation de la douleur. Avoir mal au cou c’est douloureux, mais penser { la douleur d’un mal de cou, penser de toutes ses forces qu’on la subit, c’est autre chose. D’ailleurs, je commence { ressentir l’effet de la chaleur qui détend les muscles de mon cou. Cet instant de détente me permet de prendre conscience du fait que je ne me suis pas présentée.

Je m’appelle Karine Martelle. Je suis étudiante { la maîtrise { la faculté de philosophie de l’Université Laval. Depuis quelque temps, je réfléchis ou plutôt je tente d’examiner la liberté, ce qui la rend possible, ce qui la contraint et comment l’homme vit avec celle-ci. Je me demande en gros comment l’homme vit avec celle-ci. Un des livres qui est l’achoppement de ma réflexion est Le concept d’angoisse. Il est là, sur la table, tout

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près. Je viens de le relire pour la énième fois. Il est toujours pour moi à la fois éclairant et obscur. Un drôle de paradoxe s’il en est un.

Dès le départ, dans sa préface, son auteur m’apparaît un homme de bon goût quand il conseille avec justesse de lire tout ce qui se fait sur un sujet avant d’écrire sur le même sujet, puisqu’il se peut fort bien que quelqu’un ait déj{ fait un exercice similaire et qu’il s’y soit mieux appliqué que nous. Vigilius Haufniensis est posé, mais pas moi. Je ne suis pas aussi humble, ni aussi sobre que lui, bien que je comprenne ce qu’il veut dire. Il est rare que l’on innove dans le domaine de la pensée. On peut se surprendre soi-même certes, mais il y aura toujours quelqu’un pour vous rappeler que vous n’êtes pas le premier { y penser. Ce qui n’est pas très grave, car qui insiste vraiment pour faire quelque chose de différent ! La plupart des gens optent pour quelque chose de connu ou enfin, de reconnu, d’apprécié de la majorité. Non ? Enfin, Haufniensis semble être de mon avis. Puis-je en être certaine ? Pas vraiment, mais je dois en tentant de comprendre ces propos, m’y coller le plus possible, les amener à moi en essayant de les transformer le moins possible. Kierkegaard suppose quelque chose de semblable quand il écrit :

La plupart des gens abordent la lecture d’un livre avec une idée de la manière dont ils l’auraient écrit eux-mêmes, ou dont un autre s’en est ou s’en serait tiré ; pareil parti pris joue de même quand ils rencontrent quelqu’un pour la première fois, et de l{ vient que si peu de gens savent au fond quel est l’aspect des autres. Ici l’on touche { la première possibilité de ne pas savoir lire un livre, laquelle passe ensuite par quantités de nuances jusqu’au suprême degré où le livre est mécompris – ici les deux extrêmes de lecteurs se rencontrent… les plus bêtes et les plus géniaux, avec en commun l’incapacité de savoir lire un livre, les uns par indigence d’idées, les seconds par excès. 3

Quel type de lectrice suis-je ? Je vous laisserai en juger par vous-même cher lecteur. Je vous dirai néanmoins que je ne suis pas trop intelligente, mais un brin acharnée pour comprendre et pour tenter de mettre en pratique ce que je lis. Je crois, cher lecteur, que tu trouveras ton compte à me suivre dans cette tentative de compréhension.

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La douleur de mon cou a diminué et il est du coup beaucoup plus facile d’écrire. Un mal quelconque peut presque tout changer dans notre humeur, dans nos réflexions, quand on est un être humain. Alors je me concentre, puisque je le peux maintenant, et je reviens à Haufniensis, le veilleur de nuit à Copenhague comme le dit poétiquement son nom. Il me semble qu’il suggère une autre approche fort modérée face { la pensée que l’on saisit bien dans l’extrait suivant : « A chacune, en effet, sa tâche ; et aucune n’a besoin de tant se mettre en quatre pour celles qui l’ont précédée et qui la suivent. A chaque homme d’une même génération, comme { chaque jour, sa peine ; c’est assez pour chacun de prendre garde à soi »4. Un étrange extrait, devrais-je dire, car il ne

conseille pas de s’en remettre à la multitude de la génération, même au contraire on passe de la tâche d’une génération { la tâche de chaque homme et de la tâche de chaque homme à sa tâche qui lui revient à chaque jour. Cette tâche se répète et revient régulièrement pour chaque homme, et ce, dans chaque génération. Le sujet du livre d’Haufniensis dès la préface fait déjà appel à cette situation de répétition. Donc toi, moi, vous, nous, sommes tous touchés par son introduction et par sa tâche. Il le souligne à la fin : « c’est assez pour chacun de prendre garde { soi ». Que peut-il bien vouloir dire en insistant davantage en écrivant : « c’est assez » ? Je crois qu’il veut dire que chaque homme qui vit chaque jour avec intérêt en s’occupant bien de cette journée en a déjà bien assez ! Ou bien, est-ce plutôt que chaque homme ne peut que s’occuper de lui-même ? Un homme, une tâche, c’est déj{ assez surtout si cet homme vit pleinement sa tâche. Il ne pourra pas faire plus ni, l{ c’est intéressant, penser qu’il peut faire plus. Cet homme, par contre, ne conquerra pas sa génération, ni la génération future, mais il se sera occupé de lui. C’est probablement ce que tente de dire Haufniensis en écrivant : « j’avoue comme auteur n’être qu’un roi sans royaume »5. Il est donc le roi de son petit texte humble qui n’a pas besoin qu’une foule

derrière lui scande son nom, ni qu’elle l’applaudisse. Il n’a besoin que de lui-même.

4 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.163

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Ainsi commence Le concept d’angoisse, un livre qui sait toujours me mettre dans tous mes états, par une courte préface de ce cher Vigilius Haufniensis. Mais pourquoi Kierkegaard a-t-il pris un pseudonyme pour ensuite le dénoncer comme tel ? Qu’est-ce que cela change que le livre soit écrit par Kierkegaard ou non ?

Cela change l’optique du lecteur, en premier lieu mon optique, votre optique. Si on lit un livre en pensant qu’il vient de Kierkegaard { une époque comme maintenant, on accorde déjà une valeur « x » à ce livre, un plus, un univers. Mais cet auteur était-il vraiment comme vous l’imaginez ? Pourtant l’image de Kierkegaard se colle déj{ au petit livre et va changer d’avance votre rencontre. Puisque ce n’est plus une nouvelle rencontre, ce n’est plus un simple Vigilius Haufniensis qui vous offre le cœur de sa réflexion, mais un Kierkegaard célèbre. Vous savez alors d’avance que c’est sérieux ! Tandis que face à un anonyme tel Haufniensis, les appréhensions sont presque nulles. Nous arrivons avec lui. Puis cela donne une autre atmosphère à la préface, on tombe dès le départ face à face avec une singularité. On prend déjà la tangente de la citation : on est face à un homme, certes un personnage, qui donne néanmoins la teneur du reste. Ce n’est pas un langage théorique universel qui se déploie devant le lecteur, mais un langage particulier rattaché à un individu qui parle de son expérience individuelle. Grâce à ce jeu de pseudonymes, le lecteur tombe devant un autre individu et doit donc parallèlement à cette action se constituer lui-même comme un individu. On se retrouve donc avec un individu face à un autre individu qui lui dit : « c’est assez pour chacun de prendre garde à soi ». Ainsi chaque individu se présente et se retrouve alors face à la tâche qui lui est impartie. Il ne peut fuir et il ne peut nier que c’est ainsi.

Cette raison montre toute l’importance du jeu de pseudonymie. Aussi comme le souligne Haufniensis plus loin : « On dénature le concept même en même temps qu’on en fausse l’atmosphère, car il y a une vérité d’atmosphère correspondant { une vérité

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de concept »6. Assise à ma table, me servant une autre tasse de café, je déduis de cette

phrase que l’atmosphère est importante !

Qu’est-ce que l’atmosphère ? Peut-être cette sorte de sensibilité, de déploiement qui se place sous les yeux du lecteur et j’oserais dire, { l’intérieur de lui, pour lui faire sentir où il se trouve. La réflexion doit donc avoir un lieu spécifique pour que celui qui l’effectue comprenne toute la difficulté et la complexité de celle-ci. Par exemple, si on veut comprendre la danse on aura besoin de musique, d’espace, de mouvements et d’un danseur au minimum. Ici, pour comprendre un texte qui porte sur le concept d’angoisse, il faut une préface pour l’atmosphère, mais surtout un individu particulier qui l’écrit, qui donne un avant goût sur lui, et sur lui par rapport aux autres quand il écrit : « je suis un roi sans royaume ». Qui est le roi sans royaume ? L’individu qui trouve que « c’est assez de prendre garde { soi ».

C’est un roi sans royaume qui se gouverne lui-même, prêt à suivre les mouvements de la foule tout en sachant que celle-ci agit sottement. Le roi sans royaume ne parle pas au lecteur en tant que roi qui veut se faire adorer, mais plutôt en tant qu’individu qui se gouverne lui-même et qui n’en demande pas moins à son lecteur face à lui. Être un roi sans royaume, telle est déjà la tâche donnée par Haufniensis à tout individu qui le voit. D’autant que cette tâche est la tâche, celle de chaque homme dans sa vie { chaque jour.

Individu individualisé, le lecteur, se retrouve face à un autre individu, un pseudonyme qui s’apprête { lui parler, { lui faire lire Le concept d’angoisse. Tous deux se retrouvent donc { faire cette recherche…

6 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

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Et moi, Karine Martelle, je vous propose de suivre mon étude sur Le concept d’angoisse en cinq chapitres : le sujet, la méthode, l’angoisse et l’angoissé, le sérieux, le danseur, où je me pencherai sur la proposition de base de l’auteur : la tâche, où également, je tenterai de dresser différents portraits de l’homme qui tente de vivre sa vie en affrontant ou non l’angoisse, prémisse à la liberté.

Chapitre 1 Le sujet

Afin de comprendre le sujet de ce livre Le concept d’angoisse et de saisir dans un même mouvement la base de ma réflexion pour ma méditation sur la liberté, je vais commencer par regarder de plus près le titre du livre. L’avantage de cette méthode consiste en ce qu’elle permet de situer les thèmes exposés par Haufniensis sans pour autant entrer dans la bataille d’idées par laquelle il les introduit. Je ne m’attarderai pas sur sa réponse officielle ou non { Hegel, mais bien plutôt sur ce qu’il propose et ce que cela implique pour le reste du raisonnement. Cette méthode permet aussi de reconstruire le territoire où Haufniensis se situe pour examiner l’angoisse et les répercussions de cet examen sur l’étude globale et parallèlement sur ma réflexion elle-même. Je ne rejette donc pas la discussion entre Hegel et Haufniensis, mais je désire plutôt aller au cœur du problème tel qu’il est posé par notre auteur.

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Le titre

Le concept d’angoisse. Simple éclaircissement psychologique préalable au problème du péché originel.

Le titre principal donne le sujet du livre. Pourtant en insistant sur le mot « concept », on pressent que l’angoisse est étudiée sous un autre angle que d’habitude, c’est-à-dire autrement que sous le point de vue poétique. Par l’association de l’angoisse { son concept, le sujet devient plus sérieux. Il ne sera pas seulement question des manifestations de l’angoisse, mais aussi de ses implications du point de vue éthique, donc existentiel. Mais déj{, je m’avance un peu trop.

Le sous-titre, plus complexe, montre en quel sens le concept d’angoisse va être étudié et ce qu’il signifie dans cette mesure. En fait, il indique qu’une étude plus globale devrait suivre celle-ci ou sous-entend une étude plus globale sur le péché originel. Il souligne aussi le lien entre l’angoisse et le péché originel, lien qui peut paraître pour le moins surprenant. L’autre aspect surprenant est que, bien que le sujet soit le concept, il est considéré sous l’angle d’un simple éclaircissement psychologique. Ainsi le territoire du concept de l’angoisse sera étudié dans les limites du champ de la psychologie. Un autre point intéressant est le lien qui peut se faire entre le point de vue psychologique et Haufniensis qui se présente comme un individu. Cela soulève la question : quel type de psychologie utilisera-t-il dans cette étude, est-ce que ce sera la psychologie en tant que science objective ou la psychologie plus subjective, qui prend le point de vue d’un individu ?

Maintenant que le titre commence à être un peu mieux cerné, il semble que lui même demande encore un éclaircissement sur les concepts utilisés : l’angoisse, la psychologie et le péché originel. Pour ce faire, j’examinerai chacun de ceux-ci en

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commençant par le péché pour aller vers l’angoisse, qui dans cette partie-ci ne sera pas encore abordée clairement, et finir avec la psychologie.

Le péché

Le péché originel, comme l’écrit Haufniensis : « n’est pas du ressort de l’intérêt psychologique »7. Le péché originel se trouve l{ où l’étude psychologique s’arrête. Cela

semble tout à fait logique vu le titre. Toutefois cela n’est pas si évident. Il ajoute { ce sujet : « On dénature le concept en même temps qu’on en fausse l’atmosphère, car il y a une vérité d’atmosphère correspondant { une vérité de concept »8. Grâce à ce

passage, il souligne l’importance de l’atmosphère et surtout, le fait qu’{ chaque concept correspond une atmosphère, ce qui n’est pas banal. Ainsi pour traiter le concept d’angoisse d’un point de vue psychologique, il faut que l’atmosphère lui soit particulière. Elle doit donc à la fois être individuelle et universelle, créant du même coup une sorte de paradoxe dont il faudra tenir compte dans l’explication du concept d’angoisse et pour celui du péché. Elle devra être universelle, car elle est un éclaircissement au problème du péché originel. Ce dernier dans son concept même inclut tous les hommes. Il doit s’appliquer { tous les hommes de tout temps et de tous lieux. Quelle sera donc l’atmosphère du péché ? Haufniensis répond « le sérieux », et le sérieux n’est pas du ressort de la psychologie. Au contraire, il appartient { l’éthique. La différence entre psychologie et éthique est frappante : la psychologie montre le mouvement intérieur qui a lieu chez un individu et l’éthique, «accuse, juge, agit »9 .

Pour cette raison, la psychologie ne peut pas observer le péché et l’éthique non plus, car elle le juge. Ainsi l’on pourrait dire que quand l’éthique regarde le péché, il est déjà commis, c’est seulement une fois le saut passé qu’elle peut intervenir. Tandis que la psychologie peut se rendre jusqu’au saut seulement. Le péché est le saut, l’action qui

7 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.170

8 Idem, p.170 9 Idem, p.179

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se commet. C’est pourquoi, le roi sans royaume écrit : « Le péché devant bien être en effet surmonté, mais non pas comme une chose que la pensée ne puisse faire vivre, mais comme ce qui existe et, comme tel, nous touche tous »10. On en revient à ce qui

fut dit plus haut, le péché n’est pas dans la pensée. Il est bien un quelque chose qui existe, d’où découle le fait que l’éthique puisse le juger et que la psychologie puisse l’approcher sans l’atteindre. De plus, ce passage appuie ce que j’ai sous-entendu plus haut pour l’angoisse et le fait qu’elle nous touche tous. On peut donc conclure brièvement, ici, que le péché se trouve dans l’existence de chacun. Nul ne peut donc s’en sauver. Mais alors, { quoi appartient le péché originel si ce n’est ni { l’éthique, ni { la psychologie.

Il est à noter au passage que, encore une fois, l’éthique touche au péché dans la mesure où « elle échoue, grâce aux remords »11 sur celui-ci. Ce ne peut pas être

l’inverse, car sinon « l’éthique qui engendre le péché, elle tombe du même coup de son idéalisme ». Ce qui amène Haufniensis plus loin à ajouter : « le péché originel, qui rend encore tout plus désespéré, supprime en effet la difficulté, cette fois non par l’éthique, mais par la dogmatique » 12. Une petite explication s’avère nécessaire !

La petite explication implique une autre citation pour comprendre ce qui fait tomber la difficulté et surtout quelle est cette difficulté en plaçant le péché originel dans la dogmatique. La voici : « L’éthique pose l’idéal comme but et préjuge que l’homme a les moyens de l’atteindre. Mais { en dégager précisément la difficulté et l’impossibilité, elle développe par là même une contradiction »13. Ainsi l’éthique pose l’idéal comme

but. Le péché est donc un achoppement dans cet idéal. D’autre part il est fort simple { comprendre que l’idéal n’est pas réel ! D’où le passage suivant : « Elle prétend

10 Idem, p.171

11 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.173-174

12 Idem, p.176 13 Idem, p.173

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introduire de l’idéal dans le réel, mais elle est incapable du mouvement contraire, de hausser le réel { l’idéal »14. Le réel où existe le péché est ce qui est ; l’éthique de son

point de vue idéal en descendant de cet idéal dans le réel montre ce qui devrait être. De par sa position, elle peut alors facilement se permettre de juger, d’accuser et d’agir, car elle est l’étalon de mesure { cause de son idéalité. Puisqu’elle sous-entend que l’homme peut atteindre cet idéal, elle ne peut en même temps que faire ressortir la difficulté, c’est-à-dire l’impossibilité de l’atteindre dans la réalité. Pour anticiper, c’est pour cela que pour l’éthique : « L’homme est toujours coupable », et de ce point de vue, elle a raison. Ce qui explique la phrase d’Haufniensis où le péché originel rend tout plus désespéré. Comment alors la dogmatique arrive-t-elle à faire disparaître la difficulté ? Tout simplement parce que : « la dogmatique part du réel […] pour le hausser { l’idéal »15. En présupposant le péché originel, en l’attribuant { l’homme, elle

explique le réel et peut alors le hausser { l’idéal. Alors l’homme est compris dans cet idéal avec l’idée de péché originel. Cette position nouvelle permet une forme de retournement. Ce n’est plus l’éthique qui pose l’idéal et qui échoue sur le péché rendant en retour impossible l’éthique, c’est-à-dire l’existence éthique, ou pour le dire autrement, l’existence morale.

La dogmatique, en mettant au départ le péché originel dans l’existence, permet de concevoir au contraire la possibilité d’une telle existence morale. Alors le sens de l’éthique change et son idéal aussi. À ce sujet, Haufniensis écrit : « Ici l’éthique retrouve sa place légitime de science morale posant, comme la dogmatique, la conscience du réel pour but à la réalité »16. Ce retournement permet { l’homme de se

retrouver face { un nouveau but. Même si l’homme est toujours présupposé coupable ou fautif, le péché originel s’appliquant de facto, elle permet de considérer l’existence humaine sous un nouveau jour. Puisque la faute n’est plus le « mal », si je puis dire, elle fait dorénavant partie de la réalité humaine. Si l’éthique donne « La conscience du

14 Idem, p.173

15 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.176

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réel pour but à la réalité » alors peut être la conscience de l’homme qui existe peut-elle prendre conscience de ses fautes et les assumer, car c’est seulement après avoir été admise, comme une faute qu’une faute peut être réparée. En allant encore plus loin, je dirais que c’est en assumant sa culpabilité, en la vivant, que l’homme peut atteindre le repentir et donc atteindre une certaine forme d’idéal éthique. Pour y arriver, il faut premièrement que l’homme commette une faute, et pour être fautif, l’homme doit assumer sa liberté.

Angoisse

En quoi alors l’angoisse devient-elle un simple éclaircissement face au problème du péché originel, puisque ce dernier est présupposé par la dogmatique. L’angoisse devient l’endroit du possible, du péché, dans l’individu, ou comme l’auteur l’écrit : « Mais cet élément stable d’où naît constamment le péché, non avec nécessité (car une naissance nécessaire est un état, comme par exemple tout le cycle de la plante en est un) mais avec liberté, ce stable élément, cette disposition préalable, cette possibilité réelle du péché, voil{ ce qui s’offre { l’intérêt de la psychologie »17 . Sans l’angoisse, nul

péché possible dans la réalité. Elle est ce moment, non pas où la décision se prend, sinon, l’éthique est là prête à juger, mais juste avant. Il est aussi à souligner que le péché nait toujours par liberté d’un élément stable que l’on peut retrouver chez tout homme : l’angoisse. Le péché n’est pas nécessaire, mais il arrive et pour cela il a besoin d’une disposition particulière chez l’individu. Celle-ci permet au péché de devenir possible, mais elle ne le rend pas pour autant réel, que « l’humaine nature doive être telle qu’elle rende le péché possible, c’est, psychologiquement, incontestable ; mais vouloir faire de cette possibilité du péché sa réalité révolte l’éthique et, pour la dogmatique, résonne comme un blasphème, car la liberté n’est jamais possible, dès

17

Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel, Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.178

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qu’elle est, elle est réelle »18. Ainsi ce qu’il reste { étudier se déroule dans le réel, est

libre et permet la naissance du péché.

Psychologie

Le péché est inatteignable pour la psychologie, mais le réel, lui, est accessible. Elle peut donc étudier cette base stable qui lui permet de naitre. Le champ de la psychologie est le réel, mais surtout, ici, l’observation de cette possibilité du péché jusqu’{ ce que l’action commence. Ensuite c’est l’éthique qui prend le relais.

Si on récapitule, on voit alors que « Le concept d’angoisse. Simple éclaircissement

psychologique préalable au problème du péché originel » implique de considérer le

péché originel comme présupposé par la dogmatique et de revoir la tâche de l’éthique concernant la réalité. Le péché originel considéré de cette façon fait partie de la nature humaine, et tout ce que l’on peut étudier en tant que psychologue est l’élément stable qui permet la possibilité du péché. Pourquoi en psychologue ? Parce que l’éthique juge et surtout parce que le péché n’est pas l’objet d’une connaissance, mais plutôt quelque chose que tout le monde peut vivre. C’est donc la perspective psychologique qui permet de se pencher sur ce possible du péché originel : l’angoisse. Ce qui explique sans difficulté le titre du chapitre 1 : L’angoisse condition préalable du péché originel et

moyen rétrograde d’en expliquer l’origine.

Ce premier court survol du titre du volume donne un aperçu du sujet, bien qu’il ne définisse en aucune façon l’angoisse en elle-même. Avant d’approcher de plus près celle-ci, il reste un dernier détail à spécifier : comment l’angoisse { cause du péché originel peut-elle viser { la fois le tout, l’humanité, et la partie, l’individu ? Puisqu’elle explique et présuppose le péché chez l’homme.

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L’homme et l’humanité

Il y a donc le péché originel, qui prévaut pour tout homme, et le péché, que chaque homme peut commettre, qui a permis de dire plus haut que le péché originel était à la fois individuel et universel, le même dédoublement étant valable pour l’angoisse, que l’on n’a pas encore définie, mais dont le territoire a été défini. Que peut bien impliquer ce rapport entre l’individuel et l’universel propre au péché ? Plus précisément, qu’est-ce que qu’est-cela implique du point de vue de la recherche psychologique qui se penche sur l’individu ?

Cela permet en premier lieu de mieux saisir l’ambivalence de l’existence humaine en saisissant ce rapport entre l’homme et l’humanité, tout comme celui de l’humanité et de l’homme. L’observateur acquiert alors un point de vue plus juste quand comme ici, il questionne et interroge l’homme du point de vue de son existence. Ce jeu homme-humanité est dévoilé avec ampleur quand Haufniensis tente de montrer en quoi le péché d’Adam est certes le premier péché commis, mais qu’il ne diffère en rien pourtant de tout autre péché qu’un homme, peut importe qui, peut commettre. Il se plait à le répéter, le péché d’Adam diffère du point de vue de la quantité, mais non de la qualité, gardant ainsi l’essence même du péché préservée. Celui-ci est le même qu’il soit commis par Adam ou par un autre homme quelque deux mille années plus tard. Cette différenciation de la qualité est impossible pour Haufniensis, qui dit en termes très clairs : « chose impossible d’ailleurs dont la raison profonde vient de l’essence même de l’existence humaine, du fait que l’homme est individu et, comme tel, est { la fois lui-même et tout le genre humain, de sorte que ce dernier participe en entier à l’individu et l’individu { tout le genre humain »19. Ce qui implique pour Adam comme

pour chacun de nous, pris en tant qu’individu qui le suit, qu’aucun de nous ne peut être retranché du genre humain { cause d’une de ses caractéristiques, qui par essence

19 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

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le rendrait différent du reste de l’humanité. L’exemple du texte sur l’importance de ce lien est celui d’Adam. S’il avait commis un péché tel qu’il n’y en aura plus de possible comme lui dans sa qualité, donc dans son essence, il ne serait pas un être humain. Puisque ce qui fait d’Adam un être humain est que toutes ses possibilités sont possibles pour le genre humain, si on le considère comme qualitativement différent, il devient dès lors qualitativement autre dans son essence. Alors soit il est un être humain ou il n’en est pas un ! L’auteur conclut : « Ainsi si un individu pouvait être retranché tout à fait du genre humain, ce retranchement même donnerait au genre humain une autre détermination, tandis que si un animal était retranché de son espèce, l’espèce n’en serait pas modifiée »20. Donc chaque homme peut commettre le

péché et en fait, aucun de nous ne peut penser qu’il ne peut pas le commettre, ni qu’il en commet un profondément différent, ni que son péché est moins grave que les autres vu la quantité de péchés commis avant lui. Au contraire, chaque homme se retrouve avec son propre péché qui possède la même qualité, le saut, que chaque être humain qui a vécu, vivra et vit. Ceci signifie aussi que, bien que chaque homme vive dans l’histoire de l’humanité, qu’il soit situé dans celle-ci, que chacun recommence toujours l’histoire au complet dans son histoire personnelle, pour ce qui est du péché du moins. Ce qui, pour me répéter, vaut aussi pour l’angoisse. Permettant ainsi à Haufniensis de dire de bien des façons : « Pendant que se déroule l’histoire de l’humanité, l’individu commence toujours da capo, parce qu’il est lui-même et le genre humain, et par l{ encore l’histoire du genre humain »21 et plus loin encore, « car

l’histoire du genre humain poursuit son bonhomme de chemin, et dans cette histoire jamais personne n’en vient { commencer au même endroit qu’un autre, tandis qu’au contraire chaque individu recommence da capo, en même temps qu’il se trouve au point où il devrait avoir son commencement dans l’histoire »22.

20 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.186

21 Idem, p.187 22 Idem, p.193

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Je répète la répétition d’Haufniensis, car je crois tout comme lui qu’il est important de bien saisir cette particularité de l’essence de l’existence humaine et ce qu’elle implique pour toute réflexion sur le péché et l’angoisse, donc aussi sur la liberté, c’est-à-dire encore que chaque homme recommence l’histoire dans son histoire. Ainsi aucun homme dans sa vie ne peut nier ce qui se passe dans sa vie ni ce qui se passe dans la vie des autres. Puisque chaque homme refait son chemin et peut, a la possibilité, de faire comme son voisin, il peut être à la fois aussi malheureux et aussi heureux que ce dernier. Il doit prendre conscience de ce fait et l’assumer. En fait, il n’est pas obligé d’en prendre conscience, mais il ne peut pas croire que cela ne lui arrivera pas ou que lui ne pêchera pas. Sinon, il ne serait plus un être humain, et alors, comme il fut mentionné plus haut, il faudrait changer la détermination du genre humain. C’est pourquoi : « À tout instant donc l’individu est lui-même et le genre humain. C’est la perfection de l’homme considéré comme état »23 et ainsi, fait tout aussi important

dont on vient de discuter, « chacun des individus est essentiellement intéressé à l’histoire de tous les autres, non moins essentiellement qu’{ la sienne. La perfection personnelle consiste donc à participer sans réserve à la totalité »24. Toute réserve

suppose que l’on peut être différent du genre humain. En redéfinissant ainsi l’état de l’homme et en le posant de cette façon, Haufniensis réitère sa tâche du départ : « c’est assez pour chacun de prendre garde à soi » en montrant comment cette tâche est plus complexe qu’il n’y paraît. Elle reste toutefois centrale, car si le raisonnement est juste : que chaque individu est essentiellement intéressé { l’histoire des autres, non moins essentiellement qu’{ la sienne ; alors la nôtre est suffisante dans la mesure où elle implique chacune des autres, d’autant plus que chaque individu dans la répétition propre { son histoire, qu’il ne connaît pas, doit s’intéresser { celle-ci pour comprendre celle-l{. Ainsi le mouvement va dans les deux sens. On ne peut pas que s’occuper de sa vie, sinon on ne s’occupe pas de sa vie, puisqu’elle inclut celle des autres. On ne peut pas que s’occuper de la vie des autres non plus, sinon on ne s’occupe pas de sa vie.

23 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.187

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Prendre garde { soi c’est aussi prendre garde aux autres. Il semble que la tâche n’en soit pas plus facile.

Je récapitule. Chaque individu doit se prendre en compte en tant qu’il recommence toujours sa propre histoire et il doit prendre en compte les autres, parce qu’il s’inscrit dans une histoire. Non seulement il s’y inscrit, mais chaque autre étant un être humain, il doit considérer que tout ce qui peut leur arriver peut lui arriver et vice-versa. À chaque homme, l’humanité recommence en somme. Chaque homme recommence aussi sur le terrain du péché. Chaque péché est nouveau par le saut qualitatif qu’il pose, la quantité de la génération n’y change rien.

L’étude que Vigilius mène cherche { mieux comprendre le péché originel en se posant sur l’angoisse qui en est le possible stable que chacun d’entre nous a. L’angoisse est cette étrange chose qui permet l’arrivée de la liberté, donc parallèlement du péché. Celle-ci n’est pas plus définie pour le moment. Notre auteur se propose de l’aborder grâce à un éclaircissement psychologique. Ce dernier doit se poser sur l’homme comme individu qui à chaque fois représente le genre humain. Il doit le suivre jusqu’au saut, jusqu’au choix.

Chapitre 2 La méthode ou l’observateur

Avant d’aller plus loin dans l’approche de l’angoisse et afin de rester dans l’angoisse de celle-ci en homme angoissé, je vais arrêter ma réflexion quelques secondes pour mieux saisir comment on peut atteindre une « vraie autorité psychologico-poétique » (p.217) selon le terme d’Haufniensis. Dans un long passage, il fait la présentation de

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l’état d’esprit ou de la disposition d’esprit que l’on doit avoir quand l’on veut s’occuper de psychologie. Pendant cette explication, je ferai un court détour pour faire un lien entre sa méthode et l’art du roman.

Haufniensis commence par un petit rappel de ce qu’il tente de faire : « Ce n’est pas mon propos d’écrire un livre savant ou de perdre mon temps { dénicher des preuves dans la littérature »25. Il semble qu’il insiste pour rappeler la teneur de son écrit qui,

n’étant pas savant, ne contient pas une foule de références littéraires, ni historiques, ni bibliographiques ou autres pour appuyer ses dires. Ce qui se passe ici c’est autre chose. Le lecteur doit lui aussi se trouver dans cet autre état, dans cet ailleurs, pour arriver à comprendre ce qui lui sera proposé. Après s’être fait apostropher par l’auteur au début, le voil{ qui doit de nouveau, tout en demeurant un individu, pratiquer son esprit { autre chose qu’{ la lecture d’un livre savant. Comment doit-il être ? Comment doit-on être en tant que lecteur ?

« Mais quand on s’occupe sérieusement de psychologie et d’observation, on s’acquiert une élasticité qui vous rend capable d’improviser des exemples sans authenticité matérielle sans doute, mais cependant d’une autre autorité »26 (p.217).

Le mot qui me frappe en premier dans cet extrait est élasticité, que peut-il bien vouloir dire dans une telle proposition ? Est-ce simplement { dire qu’il faut être tel un élastique : souple, flexible, étirable, enroulable ? Il semble dans une certaine mesure que oui. L’observateur doit pouvoir se confondre avec ce qu’il étudie, à la limite devenir ce qu’il étudie. Ce que confirme Haufniensis en spécifiant ceci :

Et comme il faut { l’observateur plus de souplesse qu’{ un danseur de corde pour se plier aux hommes et épouser leurs attitudes, comme son silence { l’heure de la confidence veut de la séduisance et de la volupté pour que les secrets puissent se plaire à montrer la tête et chuchoter avec eux-mêmes dans ce calme artificiel et sûr où ils se croient inaperçus, de même il lui faut aussi dans l’âme une

25 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.217

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primitivité pour savoir créer soudain une totalité, une règle, avec ce qui, dans l’individu, n’est toujours que partiel et intermittent 27 .

L’observateur doit avoir une élasticité d’un certain type qui permet non-seulement de se confondre avec les hommes qui l’entourent, mais en plus avec leurs attitudes. Ainsi il a accès { certaines zones qui chez l’homme sont d’habitude laissées dans l’ombre. Pourquoi ? Parce que quand on épouse une attitude, on prend conscience de ce qui la compose certes, mais aussi de ses limites, de ses contradictions, de ses difficultés. Par exemple en jouant aux grands chefs les enfants prennent conscience de la position privilégiée où ils se retrouvent, mais aussi du fait que la responsabilité de choisir, de punir, de trancher, leur incombe et que les enfants qui jouent ses sujets, dans leur rôle, doivent prendre une certaine distance avec l’enfant roi. Le jeu d’épouser une attitude permet donc de saisir la complexité de cette même attitude, de même que de percevoir ses ressorts, ses contradictions et sa force motrice, qu’elle soit positive ou non. L’observateur qui se plie { une attitude n’est plus seulement frappé par ce qui apparaît d’autrui, il n’est plus { la merci de l’apparence de l’autre serait-on tenté de dire. Il devient plutôt ce qui permet cette apparition. C’est pourquoi Haufniensis ajoute : « son silence { l’heure de la séduisance et de la volupté pour que les secrets puissent se plaire à montrer la tête et chuchoter avec eux-mêmes dans ce calme artificiel et sûr où ils se croient inaperçus ».

L’observateur est silencieux. Il observe. Il y a quelque chose de plus, d’inaudible qui lui permet d’être séduisant et inspiré. Il semble que l’observateur soit déj{ { ce moment en train de se confondre avec l’autre, qu’il s’efforce déj{ de ne plus rien faire apparaître de lui-même. Il ferme les lumières de son apparition et il se tient dans l’ombre laissant l’autre se révéler pleinement. Il ne peut pas dans ces conditions discuter de son point de vue. Au contraire, il se montrera comme celui qui peut écouter, celui qui est disposé à écouter, celui qui veut écouter, qui n’attend que ça. Déj{, dans cette position, il montre { l’autre son ouverture, mais surtout la possibilité de pouvoir se confier sans jugement, sans comparaison, sans justification. C’est

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pourquoi les secrets vont pouvoir se montrer, car ils ne se sentiront pas menacés de punitions. Ainsi l’attitude se détachera de son apparition, de son image. En d’autres mots, il semble que l’observateur pour bien faire son travail doive effacer son image le plus possible afin qu’aucun renvoi d’images ne puisse avoir lieu. Ainsi ce ne sera pas deux images qui vont discuter entre elles, mais ce sera plutôt la révélation d’une apparition et de ses structures cachées. Les secrets confortables oublient l’autre, l’observateur face { eux, qui peut enfin les voir. Puisque bien qu’il s’efface et garde le silence, il ne cesse de surveiller. Tout ce travail est son goût, son désir de saisir l’autre : son œuvre.

La dernière remarque d’Haufniensis apparaît d’ailleurs { ce sujet étrange : « de même il lui faut aussi dans l’âme une primitivité pour savoir créer soudain une totalité, une règle, avec ce qui, dans l’individu, n’est toujours que partiel et intermittent ». De nouveau, je m’étonne, que peut-il bien vouloir dire par primitivité ? J’avoue me le demander encore. Ma seule façon de comprendre ce terme est de le comprendre comme si au fond de l’observateur il y avait quelque chose, « une primitivité », une matière brute qui peut prendre la forme de ce qui se présente à elle. De cette forme apparue dans cette matière brute, il peut tirer, créer : « une totalité, une règle » à partir de l’individu qui se trouve face { lui. Dans le silence de son élasticité prête { se former et grâce à cette forme brute, il peut créer, devenir, trouver une règle qui anime un homme. Tel un acteur qui saisit de l’intérieur, comme par anticipation, qui est son personnage. Cela va lui permettre de lui donner vie d’une façon surprenante et de faire croire au spectateur { l’illusion de la comédie.

Une dernière remarque sur ce passage, car il est intéressant de noter que notre auteur ajoute qu’il s’agit de créer une règle « avec ce qui, dans l’individu, n’est toujours que partiel et intermittent ». Il suppose donc que la règle créée peut bel et bien exister chez l’individu, mais qu’elle ne peut en aucun cas le définir de façon absolue. L’individu n’est pas régi par elle, car l’observateur la crée avec ce qui est partiel et intermittent. Celui-ci est donc présenté comme un être changeant apparaissant

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différemment selon les situations, pouvant lui-même avoir une certaine part d’élasticité, de modelage. L’individu est indéfinissable dans ce sens et inatteignable en sa totalité. La règle créée, ou la totalité créée, n’est alors qu’un pan de l’individu, qui est toujours beaucoup plus complexe et fragmenté, étant en constant changement et aperçu en diverses positions. Cette perception de l’individu chez Haufniensis est intéressante puisqu’elle exprime les limites de l’observation psychologico-poétique et qu’elle montre en quoi l’individu dépasse toujours la règle, comment en ce sens, on ne peut jamais faire le tour d’une personne, on ne peut que tenter de s’en approcher le plus possible. L’observateur sait donc qu’il triche en quelque sorte, mais il sait aussi qu’il n’a pas le choix s’il veut observer son sujet : l’individu.

Je continue dans le texte et me devance moi-même en ajoutant l’extrait suivant : « Cette virtuosité une fois acquise, quel besoin de tirer ses exemples de répertoires littéraires et de réminiscences morts-nées »28. Cela est vrai si on a vraiment toute

l’élasticité requise pour la tâche, mais s’il en manque encore beaucoup comme cela vaut pour moi, alors il vaut mieux se plonger au cœur des livres dont l’auteur a justement cette élasticité. C’est pourquoi dans mon Essai sur la légèreté, je vais m’appuyer sur deux romans de Kundera. Ceci n’était qu’un court arrêt !

L’observateur { l’élasticité vive, lui, n’a pas besoin d’exemples sur lesquels s’appuyer car : « Ce dont il a besoin, il peut le former de suite ; tout le nécessaire, il l’a sous la main grâce à son métier, à son entraînement »29. Si moi, je ne suis pas encore prête,

l’observateur, lui, l’est toujours. Il est prêt et il trouve sans cesse, puisqu’il est constamment { l’affut de ce qui se passe autour de lui. Il trouve toujours alors un exemple qui peut lui servir. L’observateur regarde sans cesse, car « l’intérêt, pour la psychologie, c’est tout ce qui existe, tout ce qui se passe tous les jours »30.

28 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.217

29 Idem, p.218 30 Ibid

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Toujours tapi dans l’ombre ou presque comme il est dans le silence séduisant et dans le retrait le plus possible en lui-même permettant { l’individu en face de lui de s’épancher et de pouvoir ainsi dévoiler ses secrets, il doit être en mesure aussi d’imiter sur lui-même « toute émotion, tout état psychique qu’il découvre chez un autre »31. Il est plus qu’un simple observateur, car il doit être comme le comédien et

être capable de recréer en lui ce que révèle l’individu en face de lui afin de montrer { ce dernier son jeu. Si le jeu est bien fait, l’homme en face de lui en sera soulagé32. Pour

ce faire, l’observateur-comédien doit s’exercer { différents sujets, recommencer et même quelquefois échouer.

Kierkegaard propose par le truchement d’un pseudonyme, lui-même une ébauche, la possibilité de devenir un observateur et de devenir ensuite l’acteur principal de son observation. Pour s’accommoder de ce traité qui ne se veut pas savant, le lecteur doit non seulement se présenter face à celui-ci en tant qu’individu, il doit aussi tenter le plus possible d’acquérir cette élasticité et pratiquer sur lui-même ses observations. Ce que chaque individu peut, puisqu’il est toujours lui-même et l’humanité.

Après cette présentation de la méthode psychologique et après avoir redessiné le sujet du livre grâce à son titre et le propre de chaque individu, voici enfin venu le moment de se prêter au jeu et de regarder en fin psychologue-poétique, en observateur-acteur, ce que sont l’angoisse et l’homme angoissé.

31 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.218

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Chapitre 3 L’angoisse et l’homme angoissé

L’angoisse est ce moment trouble qui est présent juste avant le saut qualitatif et la possible arrivée du péché. Avant de plonger dans l’observation des deux types angoissés, celui du mal et celui du bien, dont dérivent tous les autres, une approche plus exhaustive du concept d’angoisse est de mise.

D’abord on aperçoit l’angoisse et on la pressent. La plupart, sinon chacun, d’entre nous connaît l’état dans lequel elle nous plonge : un calme trouble ou un trouble calme. Elle ressemble { l’eau d’un lac qui en surface est lisse et placide, mais dont on sent le courant, ce puissant mouvement qui a lieu sous la surface. Haufniensis pour décrire cet état dit : « il y a calme et repos ; mais en même temps il y a autre chose qui n’est cependant pas trouble et lutte ; car il n’y a rien contre quoi lutter. Mais qu’est-ce alors ? Rien. Mais l’effet de ce rien ? Il enfante l’angoisse. C’est l{ le mystère profond de l’innocence d’être en même temps de l’angoisse »33. Ainsi dans cet état d’innocence

même l’angoisse est présente, puisqu’elle est ce pressentiment de rien ! De ce rien, paradoxalement, naît l’angoisse. Avant donc le saut qualitatif, l’apparition du péché, l’homme innocent est angoissé. À cet effet notre auteur ajoute : « L’angoisse est une détermination de l’esprit rêveur, et, { ce titre, a sa place dans la psychologie »34 . Avant

l’action, il va sans dire cela semble un lieu commun, il y a l’angoisse ; l’esprit qui rêve n’est pas l’esprit qui agit. Aussi l’utilisation du terme de rêveur souligne l’atmosphère dans laquelle l’individu est plongé, celle des songes incertains où il rêve encore sans trop savoir à quoi. Car dans le rêve certes il n’y a pas d’action et aucune décision n’a encore été prise. L’individu n’a pas encore décidé de prendre un chemin en particulier.

33 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.201

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Il rêve sans trop savoir ce qui s’offre { lui. On pourrait dire en appuyant sur les traits qu’il est innocent et encore indéterminé.

Cet état de l’individu, celui de l’angoisse, ne la précise pas pour autant. Quelle est donc alors cette angoisse ? « L’angoisse est la réalité de la liberté parce qu’elle en est le possible »35. Elle est ce qui permet le péché, par conséquent elle va de pair avec la

liberté. En l’absence de liberté nul péché ne peut se produire et sans angoisse aucune liberté n’est possible. L’angoisse est cet étrange moment où rien ne se passe, mais tout se prépare. Les possibles ne sont pas encore présents aux yeux de l’homme innocent. Il ne peut donc pas encore savoir, d’où son innocence, encore moins faire un choix. Il n’a pas non plus conscience de sa liberté, puisqu’elle n’est pas encore présente. Pourtant, elle se fait sentir par son absence. Ce face à face avec ce rien fait monter l’angoisse et permet l’arrivée de la liberté. C’est pourquoi cet étrange moment place l’individu dans une position particulière d’attente et d’impatience, de confort et de désir de bouger. « L’angoisse est une antipathie sympatisante et une sympathie anthipatisante »36 comme le soutient Haufniensis. J’ajouterais un désir indésiré ou un

indésirable désir. Elle pousse et tire l’homme qui la subit. Elle le fait basculer. L’homme est pris au piège face { celle-ci, puisque « fuir l’angoisse, il ne le peut, car il l’aime ; l’aimer vraiment, non plus, car il la fuit »37. Ce basculement proche d’un

étourdissement où la tête reste néanmoins lucide est le moment où l’innocence culmine tout comme l’ignorance qui va main dans la main avec elle. L’intéressant est qu’{ ce moment, il n’y a toujours pas de connaissance du bien et du mal, l’auteur le décrit magnifiquement : « toute la réalité du savoir se projette dans l’angoisse comme l’immense néant de l’ignorance »38. La liberté n’est pas encore apparue, encore moins

ce qu’il va être possible à notre individu de faire ou de comprendre ou de voir. L’emploi du terme néant montre aussi ce vide immense que pressent l’individu, de

35 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.202

36 Ibid

37 Op. cite p.204 38 Ibid

(40)

même qu’il fait voir qu’il n’y a aucune connaissance de la connaissance. Elle est absente à elle-même, elle ne peut pas être { ce moment autre chose qu’un néant, qu’une absence. En la voyant de cette façon, on comprend pourquoi l’angoisse est de l’angoisse, qu’elle est cet état trouble et calme. C’est un vide dans un endroit encore inconnu à notre individu, mais comme il est une totalité, il pressent néanmoins ce vide. Il va de soi que le savoir de l’aboutissement de l’action est lui aussi secret, inconnu.

L’angoisse grandit et l’ignorance croît avec elle. Plus elle grandit, plus elle a de prise et plus elle se répand. Haufniensis ajoute : « Ce qui s’offrait { l’innocence comme le néant de l’angoisse est maintenant entré en lui-même, et ici encore reste un néant : l’angoissante possibilité de pouvoir »39. La liberté c’est de pouvoir, pouvoir se tromper,

pouvoir choisir, pouvoir vouloir. L’angoisse pressent cette puissance du pouvoir et ce pouvoir en évoque un autre : « La possibilité infinie de pouvoir, qu’éveillait la défense a grandi du fait que cette possibilité en évoque une autre comme sa conséquence »40.

La boucle infinie des choix se fait sentir, pouvoir vouloir, vouloir pouvoir. Une infinité de possibilités entraîne une autre infinité de possibilités, à l’image de ces toiles d’araignée qui ne cessent de grandir. Si le néant le pouvait, on dirait qu’il s’agrandit. Le néant ne le pouvant, l’angoisse, elle, le peut. Alors elle se propage, elle entre plus profondément dans l’individu. Elle le pourchasse et le traque. Il n’y a encore aucun possible de présent, tout se joue sur l’absence de présence. C’est { cette limite, avant que les possibles n’apparaissent et que le saut ne puisse s’effectuer, qu’en tant que psychologue je peux me rendre. Cet étrange domaine où le néant domine est le terrain de recherche. L’angoisse est l{. Après vient le saut, où le psychologue n’a plus rien à observer. Ce n’est plus de son ressort, mais avant, oui. L’observateur est présent au moment où l’individu angoissé s’approche furtivement.

39 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.205

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