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La fugacité de notre existence, la vitesse à laquelle notre vie passe est une chose à laquelle on ne s’habitue jamais tout à fait. Nous nous savons mortels, mais la plupart du temps nous vivons comme si nous avions tout notre temps. Pourtant, il y a bien certains âges qui marquent certaines crises, que ce soit celle de la trentaine, de la quarantaine et plus récemment les médias discutent régulièrement de la crise de la cinquantaine. On appelle ces moments des crises parce qu’elles sont des moments de remise en question où l’homme pense { sa vie, { ce qu’il a fait, { ce qu’il fait et { ce qu’il lui reste à faire. À chaque décennie, un constat se fait et certaines fois, il y a l’angoisse du constat. Ces crises peuvent même s’accompagner de prises de décision assez importantes : changer de travail, laisser son amoureux, avoir des enfants ou pas, etc. Les plus grands changements habituellement se font à la crise de la trentaine, et même maintenant à celle de la quarantaine ! Pourquoi ont-ils lieu à la trentaine ? Peut-être tout simplement parce que ce que l’on nomme « la vie active » est déjà parcourue à moitié ou presque. Parce que biologiquement le déclin des forces se fait sentir. Pas énormément, mais déj{ on ne se sent plus immortel comme { l’adolescence. Le temps avance et notre anniversaire nous le rappelle cruellement, nous mettant ainsi dans un état d’urgence. Bien sûr certains le sentent plus que d’autres, certains n’y penseront même pas ! Et la légèreté que lui arrive-t-il dans tout ça ?

C’est comme si elle s’effaçait doucement. Pourtant c’est l’époque des choix voire des changements importants. Alors pourquoi la légèreté s’efface-t-elle ? Peut-être tout simplement parce que plus on sent le temps qui passe, plus on sent la fin qui approche et plus on désire l’immortalité. Alors cette période est celle qui est la plus tournée vers notre image, vers ce que l’on veut devenir. Elle est l’époque où le moi désire se réaliser, où on ne veut plus simplement être, mais où l’on veut laisser sa trace dans la mémoire des autres. C’est un processus que Kundera nomme le cadran de la vie. La première phase est composée de notre enfance, de notre adolescence et de la jeune vingtaine (cette dernière n’est pas toujours incluse). Elle est décrite ainsi : « Jusqu’{ un certain moment, la mort reste quelque chose de trop éloignée pour que nous nous occupions d’elle. Elle est non-vue, elle est non-visible. C’est la première phase de la vie, la plus heureuse »94. C’est la phase où l’on ne comprend pas la mort. J’ajouterais même

que la vie elle-même n’est pas encore très bien comprise, c’est-à-dire que la tâche qu’elle implique n’est pas encore saisie ou plutôt qu’on ne considère pas encore que la vie a une tâche. La première phase est celle de l’innocence face { notre propre mort et même parfois face à la mort en général. Si tout se passe bien, on ne pensera même pas à la mort. Kundera dit que c’est la phase de la vie la plus heureuse, peut-être tout simplement parce que sans image de la mort, il n’y a pas de désir d’immortalité, donc pas de réflexion sur notre image. Le temps peut ainsi passer tranquillement, il peut même procurer cette sensation de longueur reliée { l’impression qu’il ne finira jamais de finir. On pourrait penser que la légèreté est très présente à cette époque, puisque aucun désir d’immortalité ne vient la contrecarrer. Mais c’est le contraire, la légèreté comme liberté ne se fait pas encore sentir, mais l’angoisse qui la pressent commence { se montrer, elle commence à se faire sentir.

La deuxième phase est celle où : « tout à coup, nous voyons notre propre mort devant nous et il est impossible de l’écarter de notre champ visuel. Elle est avec nous. Et puisque l’immortalité est collée { la mort comme Hardy { Laurel, on peut dire que l’immortalité est avec nous, elle aussi. À peine avons-nous découvert sa présence que

nous commençons fiévreusement à prendre soin d’elle »95. La deuxième phase

pourrait être nommée celle de l’image, celle du désir d’apparaître et on pourrait ajouter d’apparaître tel que l’on croit qu’il faut apparaître. Un leurre immense naît { cette époque, celui où l’on pense pouvoir contrôler son immortalité comme on pense pouvoir contrôler son image. L’homme pense fort { sa mort et alors il travaille fort pour son immortalité. C’est le moment où l’on se met { courir après soi-même, où le temps passe plus vite, où la brutalité des choses est la plus frappante et où l’homme doit continuer de plus en plus rapidement. La deuxième phase étant hantée par le désir d’immortalité, l’immortalité, elle, est hantée par sa jumelle, la légèreté. Cette légèreté va souvent se manifester par le désir de tout arrêter ou encore par le désir de faire des changements significatifs. Parallèlement, plus le travail sur l’immortalité est important, plus la manifestation possible de la légèreté est puissante. Je dis bien possible, parce qu’il se peut qu’elle ne se manifeste pas, qu’elle reste écrasée sous le poids du désir d’immortalité. La deuxième phase est la phase la plus active sur tous les plans. C’est le moment de la chance { saisir ou de l’ultimatum : « maintenant ou jamais ». Bien sûr, toute notre existence est ainsi (une seule fois et après plus rien), mais cette phase accentue cet effet. Elle le concentre et, comme le temps que l’on a devant soi diminue constamment, cela permet de prendre conscience d’une façon plus radicale que c’est peut-être la dernière chance. Car avant de sentir la présence de la mort tout près, il semble qu’on puisse toujours se dire : « J’ai encore le temps ». Mais plus elle approche, plus on se dit : « Maintenant ou jamais ». Enfin cette dernière phrase se transforme en : « Il est trop tard pour… ». Si on reprend l’image de l’autoroute employée plus haut, cette phase est le moment où il faut se rendre { un endroit x pour telle heure. Alors on pèse sur l’accélérateur. Le plus drôle et aussi le plus triste, c’est qu’il arrive qu’on accélère tellement que l’on ne voit plus rien. C’est le moment où nous souhaitons tellement réaliser notre vie, nos projets, qu’{ la limite nous ne vivons plus notre vie. La course { l’immortalité est lancée.

Pourtant, nous parlions de la légèreté plus haut, celle-ci peut-elle encore faire surface ? Oui, elle est comme le frein de l’automobile. Il semble toutefois plus rare que quelqu’un appuie fortement sur le frein, mais il n’empêche que cela peut arriver. Il suffit de prendre l’exemple d’Agnès. Mais avant d’aller retrouver Agnès regardons comment Kundera décrit la troisième période du cadran de la vie :

une troisième, la plus courte et la plus secrète, dont on sait très peu de chose et dont on ne parle pas. Ses forces déclinent et une désarmante fatigue s’empare de l’homme. Fatigue : pont silencieux qui mène de la rive de la vie { la rive de la mort. La mort est si proche qu’on s’ennuie à la regarder. Comme autrefois, elle est non-vue et non-visible. Non-vue, comme les objets trop familiers, trop connus. […] L’immortalité est une illusion dérisoire, un mot creux, un souffle de vent qu’on poursuit avec un filet { papillons, si on la compare { la beauté du peuplier que le vieil homme fatigué regarde par la fenêtre. L’immortalité, le vieil homme fatigué n’y pense plus du tout96.

L’homme rendu { la troisième phase est fatigué, après la course folle de la deuxième. Il observe les choses simplement et elles lui apparaissent dans toute leur beauté. L’homme fatigué n’a que faire de son image ou de ce que pensent les autres. Le temps précieux qu’il lui reste, il le passe entièrement dans le présent. Le futur est sa mort certaine, rien ne sert de se fatiguer davantage en y pensant. Elle viendra bien assez vite. Dans ce peu de temps alors se contracte la beauté, le goût du monde qui l’entoure. L’homme qui n’a plus de temps peut enfin être, être sans l’immortalité, être très léger malgré la fatigue. L’homme qui atteint cette phase est légèreté. Il se laisse enfin être libre. Kundera montre cette liberté par un mot que Goethe emploie au sujet de Bettina au cours de cette troisième phase. Avant, sans cesse, dans le roman, il se préoccupait de son immortalité et Bettina ne cessait de le poursuivre avec son amour. Il traitait cette dernière avec prudence, car il avait conscience du pouvoir qu’elle pouvait avoir sur son immortalité. En sa présence, il se retient donc toujours pour ne pas faire de faux pas et nuire à son immortalité. Mais devenu un « vieil homme fatigué », il écrit en parlant d’elle : « taon insupportable ». Kundera insiste sur ses mots et il écrit : « Les mots « taon insupportable » n’étaient en accord ni avec son œuvre, ni avec sa vie, ni avec son immortalité. Ces mots, c’était de la liberté pure. Seul a pu écrire ces mots un homme qui, parvenu à la troisième phase de la vie, a cessé de

gérer son immortalité et ne la tient pas pour une chose sérieuse. Il est rare de parvenir jusqu’{ cette extrême limite, mais celui qui l’atteint sait que là et nulle part ailleurs se trouve la véritable liberté »97. Goethe dans ce geste a fait usage d’une liberté pure. Il ne

s’est pas empêché, ni contraint { quoi que ce soit et voici ce qui en est sorti : « taon insupportable ». Cet homme ne pouvait effectivement plus penser à son immortalité. La mort proche, l’homme ne pense plus { sa vie après celle-ci, mais il pense à la vie qu’il lui reste avant, c’est dorénavant sa seule préoccupation, sa seule certitude. Alors si notre vie est incertitude par rapport à nos actions, elle est certitude par rapport à une seule chose : notre mort. On ne sait où, ni quand, ni comment, mais on sait qu’elle viendra. Alors pourquoi est-ce que l’on ne vit pas toujours dans cette certitude de la troisième phase ? Pourquoi est-ce que l’on ne goûte pas pleinement à cette beauté de la vie ? Peut-être parce que pour la goûter pleinement, il faut tout d’abord tout simplement la goûter, c’est-à-dire prendre le temps et ne pas simplement passer en vitesse. Je ne sais pas. Toutefois, il semble qu’il y ait des moments dans la vie qui se rapprochent de cette liberté pure. C’est maintenant le temps de revenir { Agnès.

Agnès est dans la deuxième phase de la vie. Elle pratique, au contraire de sa sœur Laura, la soustraction. Elle ne cherche pas { s’individualiser, ni { se démarquer. On pourrait même dire qu’Agnès préférait se faire oublier. Elle est d’ailleurs un de ces rares cas qui décident de tout quitter pour aller vivre ailleurs. Elle veut quitter mari et enfant pour aller vivre en Suisse. Elle n’y arrivera jamais, puisqu’elle meurt avant dans le roman. Agnès décide d’aller en Suisse pour retrouver la solitude et réaliser le dernier vœu secret de son père. Puisque c’est lui qui lui a fait découvrir les chemins dans les montagnes et que c’est lui aussi qui lui a légué en secret assez d’argent pour qu’elle puisse s’y établir. Grâce { cette somme d’argent, Agnès a pu retourner en Suisse deux fois par année. Plus le temps passait, plus elle y allait et plus elle voulait y rester. Alors elle s’est elle-même surprise un jour par son « oui » qu’elle a accordé sans hésitation { une proposition d’un poste en Suisse. Elle a accepté l’emploi et elle est heureuse, plutôt soulagée, car cela lui donne une excuse valable pour déménager loin

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de son mari et de sa fille. Il ne faut pas oublier qu’Agnès est dans la deuxième phase et que sans une explication jugée valable aux yeux des autres, elle ne pourrait pas partir sans complication. Ce qu’elle ne veut pas, ne veut plus, mais elle sait que simplement dire : « Je pars, mais je vous aime pareil, donnez moi de vos nouvelles de temps en temps » semblerait particulièrement contradictoire, irresponsable, d’une légèreté folle, comme on l’a expliqué au chapitre précédent. Agnès est un des rares cas, qui se soient laissés emporter par un désir autre que celui de son immortalité. Agnès désire la solitude, une solitude entourée de montagnes et de chemins. Agnès fait ce choix qui apparaît comme irrationnel, mais qu’elle désire de tout son être. Mais ce choix ne se réalisera pas dans le roman, on ne peut donc pas savoir ce qui arrive d’elle en Suisse car elle ne s’y rendra jamais. Avant de partir et de mourir dans un accident de voiture, elle fait néanmoins une expérience particulière que voici : « Parvenue à un ruisseau, elle s’était allongée dans l’herbe. Longtemps, elle était restée étendue là, croyant sentir le courant la traverser, emportant toute souffrance et toute saleté : son moi. Étrange, inoubliable moment : elle avait oublié son moi, elle avait perdu son moi, elle en était libérée ; et là il y avait le bonheur »98. Délestée de son moi, Agnès est

heureuse. Tout comme l’était Goethe quand il écrivait : « taon insupportable », car il ne s’occupait plus de son immortalité, et au cœur de l’immortalité il y a le moi. Ces deux moments de bonheur différents sur plusieurs points se rapprochent au plus haut point par l’absence du moi et sur la beauté de la vie qui les entoure. Goethe et Agnès saisissent cette beauté. Goethe est perpétuellement en train de la saisir dans la troisième phase et Agnès en fait une étrange expérience pendant un moment. Cette expérience aurait pu se révéler marquante pour le reste de sa vie. Agnès en est déjà marquée et en tire la conclusion suivante : « Ce qui est insupportable dans la vie, ce n’est pas d’être, mais d’être son moi »99. À force d’user de soustraction, elle est arrivée

à vivre cet étrange moment où pour une fois elle ne sent plus le poids de son image, de son moi. En réalité elle sent ce poids que peu d’entre nous peuvent sentir ou même considérer comme un poids. C’est le poids du désir d’immortalité, qui ne pèse plus sur Agnès. Elle est devenue à ce moment légèreté. Elle est si légère que même si tous les

98 Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990, p. 381 99

possibles s’étalaient devant elle, elle comprendrait que peu importe ce que l’on vit, l’important c’est d’être, de goûter à la beauté du monde, de se sentir uni à lui. Du moins c’est ce que l’on peut supposer grâce { ce qu’elle dit : « Vivre, il n’y a l{ aucun bonheur. Vivre : porter de par le monde son moi douloureux. Être : se transformer en fontaine, vasque de pierre dans laquelle l’univers descend comme une pluie tiède »100.

Agnès a fait l’expérience particulière de faire un avec le monde, comme Goethe fatigué certes, se sent uni avec la nature. C’est dans ces moments exceptionnels que l’homme est pleinement, ou, comme le dit Agnès, ne se préoccupe pas de sa vie ; puisque penser sa vie c’est penser { son immortalité, c’est apercevoir sa vie en dehors de sa vie, c’est oublier le temps qui passe et la certitude de notre mort, c’est penser constamment { celle-ci sans la penser concrètement, c’est vivre sans compter sur la fugacité de la vie.

Mais peut-on faire autrement ?

Chapitre 6 La solitude

Agnès désire être seule. Elle est seule quand elle fait l’étrange expérience d’être. Goethe est fatigué, vieux et seul quand il écrit dans un moment de liberté pure : « taon insupportable ». Avenarius, dont on a peu parlé, est seul face à Diabolum. Tomas a plusieurs choix à faire, il est seul face à eux à chaque fois. Sabina de L’insoutenable

légèreté de l’être fait des choix, qui finalement l’amènent toujours à être seule. Elle le

sait, c’est par un geste conscient qu’elle fait ses choix dont elle connaît la conséquence : la solitude. La liberté s’exerce seul. Chacun doit faire face { ses propres choix, { sa propre liberté. Nous sommes seuls { l’intérieur de nous-mêmes. C’est peut-

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être aussi la seule façon de devenir léger comme le remarque Haufniensis, ce cher pseudonyme de Kierkegaard, en parlant du génie religieux : « En se tournant alors au- dedans de lui-même, il découvre la liberté »101. Cet homme qui possède le génie

religieux prend alors conscience de sa liberté intrinsèque. Il prend conscience qu’il est liberté. Que cet homme soit religieux peu importe, ce que souligne l’extrait c’est que chaque homme a la possibilité de découvrir la liberté. Cette première action de se tourner vers soi-même, chacun des personnages que l’on vient d’énumérer l’a vécue. Ils ont tous senti ce vertige de la liberté. Ils ont tous senti leur légèreté. Ils ont tous été seuls face { l’angoisse qui accompagne cette situation. L’angoisse et l’incertitude allant main dans la main et ils devaient faire un choix. Ils étaient seuls. La question se pose alors : doit-on être seul pour être libre ? Il ne s’agit pas d’être absolument seul, sans personne qui nous entoure, mais certainement d’être seul comme celui qui s’est tourné vers lui-même.

L’autre est-il pour autant devenu facultatif ? La question ainsi posée envisage mal le problème. Car tous ceux que nous avons nommés plus haut sont dans la solitude pendant le moment de choisir, et pourtant il suffit de penser à Tomas pour voir que tous ses choix le rapprochent davantage de Tereza. Quant à Avenarius, il veut toujours que son ami Kundera l’accompagne dans ses escapades nocturnes. Goethe écrit « taon insupportable » dans une lettre pour un de ses amis. La solitude dont il s’agit ici, n’est pas la solitude mondaine, mais plutôt la solitude prise comme intériorité. Ainsi pour être plus juste, il faut dire : nulle légèreté sans intériorité. Toujours dans Le concept

d’angoisse, Kierkegaard nous éclaire en écrivant : « l’intériorité est une

compréhension »102. L’intériorité prise dans ce sens est une compréhension de soi. De

plus, si on analyse le mot compréhension, qui implique de saisir et d’emmener vers soi, l’intériorité devient un saisissement de soi-même { l’intérieur de soi. C’est le cœur du mouvement et on peut ajouter le cœur du problème. Ainsi perçu l’homme qui se tourne { l’intérieur de lui-même découvre la liberté, il s’est donc saisi lui-même