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La méthode ou l’observateur

Avant d’aller plus loin dans l’approche de l’angoisse et afin de rester dans l’angoisse de celle-ci en homme angoissé, je vais arrêter ma réflexion quelques secondes pour mieux saisir comment on peut atteindre une « vraie autorité psychologico-poétique » (p.217) selon le terme d’Haufniensis. Dans un long passage, il fait la présentation de

l’état d’esprit ou de la disposition d’esprit que l’on doit avoir quand l’on veut s’occuper de psychologie. Pendant cette explication, je ferai un court détour pour faire un lien entre sa méthode et l’art du roman.

Haufniensis commence par un petit rappel de ce qu’il tente de faire : « Ce n’est pas mon propos d’écrire un livre savant ou de perdre mon temps { dénicher des preuves dans la littérature »25. Il semble qu’il insiste pour rappeler la teneur de son écrit qui,

n’étant pas savant, ne contient pas une foule de références littéraires, ni historiques, ni bibliographiques ou autres pour appuyer ses dires. Ce qui se passe ici c’est autre chose. Le lecteur doit lui aussi se trouver dans cet autre état, dans cet ailleurs, pour arriver à comprendre ce qui lui sera proposé. Après s’être fait apostropher par l’auteur au début, le voil{ qui doit de nouveau, tout en demeurant un individu, pratiquer son esprit { autre chose qu’{ la lecture d’un livre savant. Comment doit-il être ? Comment doit-on être en tant que lecteur ?

« Mais quand on s’occupe sérieusement de psychologie et d’observation, on s’acquiert une élasticité qui vous rend capable d’improviser des exemples sans authenticité matérielle sans doute, mais cependant d’une autre autorité »26 (p.217).

Le mot qui me frappe en premier dans cet extrait est élasticité, que peut-il bien vouloir dire dans une telle proposition ? Est-ce simplement { dire qu’il faut être tel un élastique : souple, flexible, étirable, enroulable ? Il semble dans une certaine mesure que oui. L’observateur doit pouvoir se confondre avec ce qu’il étudie, à la limite devenir ce qu’il étudie. Ce que confirme Haufniensis en spécifiant ceci :

Et comme il faut { l’observateur plus de souplesse qu’{ un danseur de corde pour se plier aux hommes et épouser leurs attitudes, comme son silence { l’heure de la confidence veut de la séduisance et de la volupté pour que les secrets puissent se plaire à montrer la tête et chuchoter avec eux-mêmes dans ce calme artificiel et sûr où ils se croient inaperçus, de même il lui faut aussi dans l’âme une

25 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.217

primitivité pour savoir créer soudain une totalité, une règle, avec ce qui, dans l’individu, n’est toujours que partiel et intermittent 27 .

L’observateur doit avoir une élasticité d’un certain type qui permet non-seulement de se confondre avec les hommes qui l’entourent, mais en plus avec leurs attitudes. Ainsi il a accès { certaines zones qui chez l’homme sont d’habitude laissées dans l’ombre. Pourquoi ? Parce que quand on épouse une attitude, on prend conscience de ce qui la compose certes, mais aussi de ses limites, de ses contradictions, de ses difficultés. Par exemple en jouant aux grands chefs les enfants prennent conscience de la position privilégiée où ils se retrouvent, mais aussi du fait que la responsabilité de choisir, de punir, de trancher, leur incombe et que les enfants qui jouent ses sujets, dans leur rôle, doivent prendre une certaine distance avec l’enfant roi. Le jeu d’épouser une attitude permet donc de saisir la complexité de cette même attitude, de même que de percevoir ses ressorts, ses contradictions et sa force motrice, qu’elle soit positive ou non. L’observateur qui se plie { une attitude n’est plus seulement frappé par ce qui apparaît d’autrui, il n’est plus { la merci de l’apparence de l’autre serait-on tenté de dire. Il devient plutôt ce qui permet cette apparition. C’est pourquoi Haufniensis ajoute : « son silence { l’heure de la séduisance et de la volupté pour que les secrets puissent se plaire à montrer la tête et chuchoter avec eux- mêmes dans ce calme artificiel et sûr où ils se croient inaperçus ».

L’observateur est silencieux. Il observe. Il y a quelque chose de plus, d’inaudible qui lui permet d’être séduisant et inspiré. Il semble que l’observateur soit déj{ { ce moment en train de se confondre avec l’autre, qu’il s’efforce déj{ de ne plus rien faire apparaître de lui-même. Il ferme les lumières de son apparition et il se tient dans l’ombre laissant l’autre se révéler pleinement. Il ne peut pas dans ces conditions discuter de son point de vue. Au contraire, il se montrera comme celui qui peut écouter, celui qui est disposé à écouter, celui qui veut écouter, qui n’attend que ça. Déj{, dans cette position, il montre { l’autre son ouverture, mais surtout la possibilité de pouvoir se confier sans jugement, sans comparaison, sans justification. C’est

pourquoi les secrets vont pouvoir se montrer, car ils ne se sentiront pas menacés de punitions. Ainsi l’attitude se détachera de son apparition, de son image. En d’autres mots, il semble que l’observateur pour bien faire son travail doive effacer son image le plus possible afin qu’aucun renvoi d’images ne puisse avoir lieu. Ainsi ce ne sera pas deux images qui vont discuter entre elles, mais ce sera plutôt la révélation d’une apparition et de ses structures cachées. Les secrets confortables oublient l’autre, l’observateur face { eux, qui peut enfin les voir. Puisque bien qu’il s’efface et garde le silence, il ne cesse de surveiller. Tout ce travail est son goût, son désir de saisir l’autre : son œuvre.

La dernière remarque d’Haufniensis apparaît d’ailleurs { ce sujet étrange : « de même il lui faut aussi dans l’âme une primitivité pour savoir créer soudain une totalité, une règle, avec ce qui, dans l’individu, n’est toujours que partiel et intermittent ». De nouveau, je m’étonne, que peut-il bien vouloir dire par primitivité ? J’avoue me le demander encore. Ma seule façon de comprendre ce terme est de le comprendre comme si au fond de l’observateur il y avait quelque chose, « une primitivité », une matière brute qui peut prendre la forme de ce qui se présente à elle. De cette forme apparue dans cette matière brute, il peut tirer, créer : « une totalité, une règle » à partir de l’individu qui se trouve face { lui. Dans le silence de son élasticité prête { se former et grâce à cette forme brute, il peut créer, devenir, trouver une règle qui anime un homme. Tel un acteur qui saisit de l’intérieur, comme par anticipation, qui est son personnage. Cela va lui permettre de lui donner vie d’une façon surprenante et de faire croire au spectateur { l’illusion de la comédie.

Une dernière remarque sur ce passage, car il est intéressant de noter que notre auteur ajoute qu’il s’agit de créer une règle « avec ce qui, dans l’individu, n’est toujours que partiel et intermittent ». Il suppose donc que la règle créée peut bel et bien exister chez l’individu, mais qu’elle ne peut en aucun cas le définir de façon absolue. L’individu n’est pas régi par elle, car l’observateur la crée avec ce qui est partiel et intermittent. Celui-ci est donc présenté comme un être changeant apparaissant

différemment selon les situations, pouvant lui-même avoir une certaine part d’élasticité, de modelage. L’individu est indéfinissable dans ce sens et inatteignable en sa totalité. La règle créée, ou la totalité créée, n’est alors qu’un pan de l’individu, qui est toujours beaucoup plus complexe et fragmenté, étant en constant changement et aperçu en diverses positions. Cette perception de l’individu chez Haufniensis est intéressante puisqu’elle exprime les limites de l’observation psychologico-poétique et qu’elle montre en quoi l’individu dépasse toujours la règle, comment en ce sens, on ne peut jamais faire le tour d’une personne, on ne peut que tenter de s’en approcher le plus possible. L’observateur sait donc qu’il triche en quelque sorte, mais il sait aussi qu’il n’a pas le choix s’il veut observer son sujet : l’individu.

Je continue dans le texte et me devance moi-même en ajoutant l’extrait suivant : « Cette virtuosité une fois acquise, quel besoin de tirer ses exemples de répertoires littéraires et de réminiscences morts-nées »28. Cela est vrai si on a vraiment toute

l’élasticité requise pour la tâche, mais s’il en manque encore beaucoup comme cela vaut pour moi, alors il vaut mieux se plonger au cœur des livres dont l’auteur a justement cette élasticité. C’est pourquoi dans mon Essai sur la légèreté, je vais m’appuyer sur deux romans de Kundera. Ceci n’était qu’un court arrêt !

L’observateur { l’élasticité vive, lui, n’a pas besoin d’exemples sur lesquels s’appuyer car : « Ce dont il a besoin, il peut le former de suite ; tout le nécessaire, il l’a sous la main grâce à son métier, à son entraînement »29. Si moi, je ne suis pas encore prête,

l’observateur, lui, l’est toujours. Il est prêt et il trouve sans cesse, puisqu’il est constamment { l’affut de ce qui se passe autour de lui. Il trouve toujours alors un exemple qui peut lui servir. L’observateur regarde sans cesse, car « l’intérêt, pour la psychologie, c’est tout ce qui existe, tout ce qui se passe tous les jours »30.

28 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.217

29 Idem, p.218 30 Ibid

Toujours tapi dans l’ombre ou presque comme il est dans le silence séduisant et dans le retrait le plus possible en lui-même permettant { l’individu en face de lui de s’épancher et de pouvoir ainsi dévoiler ses secrets, il doit être en mesure aussi d’imiter sur lui-même « toute émotion, tout état psychique qu’il découvre chez un autre »31. Il est plus qu’un simple observateur, car il doit être comme le comédien et

être capable de recréer en lui ce que révèle l’individu en face de lui afin de montrer { ce dernier son jeu. Si le jeu est bien fait, l’homme en face de lui en sera soulagé32. Pour

ce faire, l’observateur-comédien doit s’exercer { différents sujets, recommencer et même quelquefois échouer.

Kierkegaard propose par le truchement d’un pseudonyme, lui-même une ébauche, la possibilité de devenir un observateur et de devenir ensuite l’acteur principal de son observation. Pour s’accommoder de ce traité qui ne se veut pas savant, le lecteur doit non seulement se présenter face à celui-ci en tant qu’individu, il doit aussi tenter le plus possible d’acquérir cette élasticité et pratiquer sur lui-même ses observations. Ce que chaque individu peut, puisqu’il est toujours lui-même et l’humanité.

Après cette présentation de la méthode psychologique et après avoir redessiné le sujet du livre grâce à son titre et le propre de chaque individu, voici enfin venu le moment de se prêter au jeu et de regarder en fin psychologue-poétique, en observateur-acteur, ce que sont l’angoisse et l’homme angoissé.

31 Kierkegaard, Le concept d’angoisse, simple éclaircissement psychologique au problème du péché originel,

Tel Gallimard, trad. K. Ferlov et J-J. Gateau, 1948, p.218