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La légèreté va main dans la main avec le désir d’immortalité et ce désir d’immortalité s’appuie sur l’image qui va être laissée aux autres. L’image est en quelque sorte le moyen de rester immortel. Bien sûr, il y a l’image pour la plupart d’entre nous et pour certains il y a leurs œuvres qu’ils laissent { la postérité. Une œuvre semble bien moins dépendante des autres que l’image. Pourtant le constat que fait Kundera, qui semble se vérifier de nos jours, est que l’on prend de plus en plus en considération l’auteur et ce au détriment de l’œuvre. Une métaphore qui se trouve dans un rêve, que Kundera emploie, est particulièrement révélatrice { ce sujet. Il s’agit du rêve que Goethe raconte à Hemingway quand ils sont au paradis. Voici ce rêve :

Imaginez une petite salle de théâtre de marionnettes. Je suis derrière la scène, je dirige les pantins et récite moi-même le texte. C’est une représentation de Faust. De mon Faust. À propos, savez-vous que Faust n’est nulle part aussi beau qu’au théâtre de marionnettes ? C’est pourquoi j’étais si heureux qu’il n’y eût pas d’acteurs et de pouvoir réciter moi-même les vers qui résonnaient ce jour-l{ avec plus de beauté que jamais. Et puis, tout { coup, j’ai regardé la salle et j’ai constaté qu’elle était vide. Cela m’a déconcerté. Où sont les spectateurs ? Mon Faust est-il si ennuyeux que tout le monde soit parti ? Je ne valais même pas la peine d’être sifflé ? Embarrassé, j’ai regardé tout autour de moi et j’ai été frappé de stupeur : je m’attendais { les trouver dans la salle, et ils étaient tous derrière la scène ! Les yeux écarquillés, ils m’observaient avec curiosité. Dès que nos regards se sont rencontrés, ils se sont mis { applaudir. Et j’ai compris que le spectacle qu’il voulait voir, ce n’était pas les marionnettes, mais moi-même87.

Ce moment onirique de Goethe imaginé par Kundera, qui n’est pas retranscrit en entier dans ce passage, souligne deux choses. La première, que Faust même dans sa meilleure représentation donnée par l’auteur même, voire la plus belle représentation, (je vous en prie, vous pouvez douter que le théâtre de marionnettes soit la meilleure façon de présenter Faust, mais si Goethe la décrit comme telle, faisons-lui confiance), n’intéresse plus personne et ce qui les intéresse c’est Goethe lui-même. La deuxième, c’est que la foule applaudit Goethe et non Faust, elle ne regarde que lui, ce que la foule apprécie ce n’est pas seulement Goethe en train de

87 Kundera, L’immortalité, éd. Gallimard format poche, trad. du tchèque Eva Bloch, Paris, 1990

créer, mais Goethe tout court (ce que le reste du rêve confirme). Ceci embarrasse fortement Goethe, qui ne sait plus quoi faire ! Ce sont ses œuvres qu’il voulait léguer à l’immortalité, pas lui-même. Et pourtant ! Il devait bien s’en douter vous dites-vous, mais pas au point de se douter que la foule en oublierait Faust. Goethe se sent traqué. Si on remonte plus haut dans sa discussion avec Hemingway, on comprend bien le piège qui se referme sur Goethe. C’est Hemingway alors qui raconte :

L’homme peut bien mettre fin { sa vie. Mais il ne peut mettre fin { son immortalité. Une fois qu’elle vous a pris à bord, vous ne pouvez plus jamais redescendre, et même si vous vous brûlez la cervelle, comme moi, vous restez { bord avec votre suicide, et c’est l’horreur, Johann, c’est l’horreur. J’étais mort, couché sur le pont, et autour de moi je voyais mes quatre épouses accroupies, écrivant tout ce qu’elles savaient de moi, et derrière elles était mon fils qui écrivait aussi, et Gertrude Stein, la vieille sorcière, était là et écrivait, et tous mes amis étaient là et racontaient tous les cancans, toutes les calomnies qu’ils avaient pu entendre { mon sujet, et une centaine de journalistes, micros braqués, se pressaient derrière eux, et dans toutes les universités d’Amérique une armée de professeurs classaient tout cela, l’analysaient, le développaient, fabriquant des milliers d’articles et des centaines de livres88

Dans cette citation, on voit { quel point l’image d’Hemingway s’est enflée, s’est hypertrophiée et est devenue le centre d’intérêt au mépris de son œuvre. Ce qu’il y a d’intéressant aussi { noter c’est le début de la citation : « L’homme peut mettre fin { sa vie. Mais il ne peut mettre fin à son immortalité ». Ce qui se passe après sa mort, l’homme ne peut le contrôler. Il ne peut pas dire : « C’est assez ». Alors que peut-il faire face à son immortalité pour tenter un temps soit peu de la contrôler ? Il tente de contrôler l’image qu’il projette durant sa vie. Montaigne avait peut-être raison en suggérant que la seule façon de contrôler un tyran ou un roi cruel était de lui rappeler que ce ne sera pas lui qui aura la parole après sa mort. Limiter ainsi l’action, est-ce que cela ne revient pas { limiter la liberté de l’individu, { l’encadrer ? La légèreté est donc de plus en plus difficile à atteindre de ce point de vue. Comment arriver à considérer tous les possibles et { les prendre comme de réels possibles, quand vous sentez l’œil de la foule, l’œil de l’immortalité braqué sur vous ? Ne pas y penser tout simplement ! Mais encore n’avons-nous pas dit que le désir d’immortalité était presque inné en nous, qu’il était le désir de donner un sens à cette vie qui ne reviendra jamais ? En fait nous n’avons pas dit que cela donnait un sens, mais plutôt que cela permettait de

soutenir l’insoutenable légèreté. Non, même pas. Nous avons simplement dit que ce désir d’immortalité était un désir de survivre en tant que souvenir dans la mémoire d’autrui. Pourquoi ce désir est si fort, nous ne l’avons point dit ! Peut-être est-il si fort parce que notre vie est si vaine ! Si elle n’est que cette esquisse de rien, peut-être faut- il quelque chose pour s’attacher solidement { elle, l’aimer, la vivre ? Sinon, ultimement, nous serions tous bons pour le suicide, puisque mort ou vif, cela ne changerait rien au fond ! On peut maintenant dire que le désir d’immortalité donne un sens à la vie. Mais celui-ci, vu le peu de contrôle que nous avons sur notre immortalité elle-même, oblige à contrôler, à limiter notre liberté dans la mesure où tous les possibles ne nous apparaissent plus comme tels ! Nous venons à penser en gros : « Je ne peux pas faire ceci, parce que sinon on dira ceci de moi, on pensera cela de moi… » Mais je m’égare, direz-vous, et je vous égare par le fait même, car je tire ces conclusions sur l’immortalité et ces conséquences d’une réflexion d’un auteur sur deux auteurs. Les conclusions ne peuvent donc en aucun cas nous affecter, si nous ne léguons pas d’œuvre { la postérité. Nous n’aurons pas comme Hemingway de professeurs d’université { nos trousses, ni de spectateurs derrière la scène comme pour Goethe. En sommes-nous si sûrs ? Le désir d’immortalité n’influence-t-il que la vie des « célébrités » et non notre simple vie qui n’a rien d’illustre ?

Avant de revenir dans le droit chemin, écartons-nous encore un peu en insistant sur la figure de Bettina présente tout au long de L’immortalité en filigrane avec celle de Goethe. Bettina est la jeune femme, qui devient ensuite la femme, qui désirait faire connaître au monde entier son amour pour Goethe, et non seulement faire connaître son amour pour Goethe, mais aussi sa rencontre avec Beethoven et une pléthore d’autres hommes célèbres. Pour Kundera, Bettina ne s’intéresse pas { ces hommes en tant qu’hommes et elle n’est pas vraiment amoureuse de Goethe. On devrait plutôt dire qu’elle aime se voir aimer Goethe. Bettina aime se voir { l’œuvre dans ses relations avec les grands hommes. Bettina aime son moi selon les mots de Kundera :

Car Bettina n’est jamais sortie de son moi. Où qu’elle soit allée, son moi a flotté derrière elle comme un drapeau. Ce qui l’a incitée à prendre fait et cause pour les montagnards du Tyrol, ce ne

sont pas les montagnards, mais la captivante image de Bettina passionnée pour la lutte des montagnards du Tyrol. Ce qui l’a incitée { aimer Goethe, ce n’est pas Goethe, mais la séduisante image de l’enfant Bettina amoureuse du vieux poète 89

Bettina est amoureuse de son moi, de son moi qui se déploie dans le temps et qu’elle tente de rendre immortel. Bettina est amoureuse de son image. Elle la cajole et en prend grand soin. Bettina, ainsi perçue, est presque seulement un désir d’immortalité. Elle vit sa vie comme si c’était une œuvre. Au contraire d’Hemingway, qui s’affole en voyant tous ces gens qui écrivent sur lui à sa mort, Bettina, elle, vit déjà pour eux et elle est la première à écrire sur elle-même avant l’heure de sa mort. À la place d’Hemingway, qui sentait cette foule écrivant près de lui et qui ne l’appréciait guère, on a l’impression que Bettina aurait sourit discrètement pour ne pas le montrer. Si Goethe et Hemingway ont déjà une liberté réduite, leur immortalité les rendant plus lourds, Bettina, elle, est la lourdeur en personne, rien de ce qu’elle fait n’est léger, tout est prévu, analysé, calculé, même sa spontanéité et son image d’enfant ! La légèreté est presque invisible chez elle, tant elle regarde peu les possibles qui s’offrent { elle. Bien sûr, elle doit en avoir conscience, les apercevoir du coin de l’œil, mais jamais il ne lui viendrait { l’esprit de les transformer en actes ou de les considérer comme tels. Elle ne peut pas se permettre d’être sympathique avec Christiane, la femme de Goethe, ni d’être bien élevée et de ne plus s’asseoir { terre, car ce n’est pas « elle ». Elle n’est pas comme ça, son moi est autrement. Dans une sorte de boucle, que l’on pourrait qualifier d’infernale, Bettina s’enferme pour assouvir son désir d’immortalité : son moi est ainsi, parce que son moi doit être ainsi, et si son moi est ainsi, il doit rester ainsi pour être son moi. C’est une boucle assez tautologique et elle est hautement efficace. Dans son amour inconditionnel pour les immortels qu’elle a côtoyés, elle déploie surtout l’amour inconditionnel qu’elle se porte { elle-même en tant qu’immortelle. La légèreté de Bettina est presque entièrement disparue sous le poids de cet amour. Je sais, je divague encore, car ce n’est pas tout le monde qui est comme Bettina, qui a côtoyé des immortels et qui est passée { l’histoire. Alors sa situation et son exemple ne s’appliquent pas { la majorité d’entre nous ? Est-ce si vrai ?

Avenarius fait une blague dans une discussion avec le personnage-auteur Kundera dans le roman. Il s’agit d’un sondage qu’il aimerait faire où la question serait de savoir ce que les gens préfèreraient entre : être vu en compagnie d’une actrice célèbre sans jamais avoir la chance de passer la nuit avec elle ou passer une nuit d’amour avec celle-ci sans que jamais personne ne puisse le savoir. Avenarius sous-entend que tout le monde dirait une nuit d’amour avec la femme, mais qu’en réalité ce serait le contraire. Que choisiriez-vous : être vu et que tout le monde sache ou ne pas être vu et avoir ? … Mais je suis d’accord avec vous, c’est une blague de mauvais goût et ce genre de situation n’arrive pas dans la vie de tous les jours.

Mais alors que reste-t-il dans la vie de tous les jours pour comprendre l’influence de cette image ? Il reste Paul et Laura, entre autres. Laura, la sœur d’Agnès dans

L’immortalité, pose le même geste que Bettina, celui qui part du cœur et va vers le

lointain. Laura est-elle pour autant comme Bettina ? Non, mais Laura a elle aussi son désir d’absolu, le désir de s’inscrire dans le souvenir de l’autre { moins grande échelle toutefois. Est-ce bien vrai ? Je laisse la question en suspens ici. C’est surtout par la relation qu’elle entretient avec sa chatte siamoise, entre autres, que le problème de l’image ou pour le dire autrement le problème du moi refait surface. Ce problème est présent dans ce texte dans la mesure où il entre en collision avec la légèreté. J’appelle ce problème l’extension du moi et c’est une idée qui vient directement du chapitre intitulé : l’addition et la soustraction dans L’immortalité. L’extension du moi fait référence { l’addition, il va de soi, et { l’exemple de Laura et de sa chatte siamoise. Au fil du temps, une relation particulière entre elle et sa siamoise s’est créée ; relation, qui s’est transformée tranquillement en l’identification de Laura avec cette dernière. Par exemple : « Elle vit en elle la belle indépendance, la fierté, la liberté d’allure et la permanence d’un charme (bien différent du charme humain, qui alterne toujours avec des moments de maladresse et de disgrâce) ; elle vit un modèle en sa siamoise ; elle se vit en elle »90. Cette addition devient une partie intégrante de Laura, elle devient son

extension. Elle la considère maintenant comme le prolongement de son moi. Elle ne

peut plus être en contradiction avec celle-ci. Ainsi la siamoise de Laura dicte en quelque sorte sa conduite. Par exemple, quand son amant du moment tente de caresser la chatte et que celle-ci répond en sifflant et en griffant, il a le goût de frapper ladite chatte, mais il arrête son geste en plein vol quand il voit Laura qui le regarde. Celle-ci s’empresse alors de le gronder sur l’attitude qu’il a avec la chatte, c’est-à-dire qu’elle lui explique qu’il ne peut pas être distrait en la caressant comme il ne peut pas l’être avec elle. La chatte a donc agi exactement comme il le faut, exactement comme Laura se sent. Laura, { ce moment, ne peut plus faire autrement, c’est-à-dire qu’elle ne peut plus s’enquérir auprès de son amant de ce qui le tracasse. Elle a depuis longtemps décidé qu’il avait une maîtresse et donc elle ne peut pas se tromper, pas plus que la chatte, qui ne peut pas non plus se tromper. Cette addition, au départ, permet { l’individu « de rendre son moi plus visible, plus facile à saisir, pour lui donner plus d’épaisseur »91. Le moi de Laura acquiert plus d’épaisseur, il contient

maintenant la chatte siamoise. Cette méthode additive apparaît problématique à Kundera, parce que ceux qui font les additions désirent la reconnaissance et l’amour de ces additions par leur entourage. L’exemple que nous venons d’employer le démontre bien. Par contre du point de vue de la légèreté, ce besoin de reconnaissance et d’amour est problématique, mais pas autant que cette extension que le moi subit. Comment pouvons-nous apercevoir les possibles, les considérer comme tels et les survoler légèrement, sentir la fugacité de notre vie avant de choisir, si notre moi est de plus en plus grand et gros, plein de présuppositions, qui prennent un air impératif de devoir ? Le problème est que ceux qui agrandissent leur moi veulent garder leur moi ainsi. Cela les définit et propose une image d’eux qu’ils aiment. Ainsi pour en revenir { Laura, elle ne peut plus agir autrement sans avoir l’impression d’enlever quelque chose à son moi, de changer son moi siamoise, qui est représenté dans « l’indépendance, la fierté, la liberté d’allure et la permanence d’un charme ». Ce mouvement est presque normal, ou si banal qu’il apparaît comme allant de soi. Parce que toute extension permet de « mieux saisir et définir notre moi », il permet de saisir notre identité ou plutôt, défini ainsi le moi devient identifiable. « Je suis celui qui… ou

je suis celui qui ne… ». Voici ce que peut maintenant se dire cet individu au moi identifié. L’addition s’accomplit de cette façon et peut continuer ainsi très longtemps.

La légèreté s’apparente davantage { la soustraction telle que décrite dans ce chapitre. Celle-ci s’applique, dans le roman, { Agnès, la sœur de Laura. À l’inverse de cette dernière : « Agnès soustrait de son moi tout ce qui est extérieur et emprunté, pour se rapprocher ainsi de sa pure essence (en courant le risque d’aboutir { zéro, par ces soustractions successives) »92. Plus Agnès soustrait, plus elle devient légère, plus il est

difficile de la distinguer des autres, plus son identité devient mince et floue. Agnès est proche de la légèreté. D’ailleurs elle pense tout quitter, mari et enfant. On voit comment elle devient légère dans le roman par l’abandon qu’elle fait successivement de ses gestes ou de ses attributs qu’elle trouvait significatifs, jusqu’au moment où sa sœur les copie, les répète. Elle les laisse, car les voyant repris par sa sœur, elle perçoit ce qu’ils ont d’impersonnel et ce qu’ils peuvent signifier ou représenter pour un autre. Elle ne peut donc plus s’y identifier. On pourrait dire qu’Agnès bat en retraite et que sa sœur continue la conquête. L’identité d’Agnès devient de plus en plus ténue pendant que celle de sa sœur gonfle. Cela montre une autre difficulté pour atteindre la légèreté. Il y a certes notre image, mais surtout cette image devient notre identité. De par son désir d’immortalité, l’homme se forge une image, qui devient son identité et celle-ci s’ancre dans le souvenir des autres. Ainsi l’homme s’attache { son image et devient plus lourd. On peut même dire que la légèreté lui répugne, parce qu’elle le renvoie { autre chose.

Il ne me reste qu’{ vous parler de Paul, le mari d’Agnès et le mari de Laura après le décès de la première. Paul a une certaine image de lui-même sur laquelle je n’insisterai pas. Je dirai seulement au passage que Paul aime se voir dans les yeux de sa fille. Il aime être aimé de la jeune génération, car cet amour lui permet selon lui d’être en accord avec la phrase de Rimbaud : « Il faut être absolument moderne ». L’extension principale de Paul est cette phrase. Paul aime son identification à celle-ci.

Paul aime son image, j’ajouterais même que Paul est conscient de l’amour qu’il porte { son image et c’est pourquoi c’est lui qui réalise que « les gens le voyaient autrement