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La contradiction ou la dualité

Ce chapitre porte sur la contradiction, celle qui est inhérente à la vie humaine si on la regarde du point de vue de la légèreté comme liberté. Il y a déj{ la légèreté, d’un côté ; le désir d’immortalité, de l’autre côté, et l’homme qui titube entre les deux. D’un côté, rien ne reviendra jamais, tout ne se passe qu’une fois ; de l’autre côté, tout se perpétuera infiniment dans notre immortalité. D’un côté, on a le choix face aux possibles ; de l’autre, on tente de choisir selon l’image que l’on a de soi-même. Ici, il est toujours possible d’argumenter qu’il y a quand même un choix qui s’effectue, donc qu’il y a toujours présence de libre arbitre. Je suis d’accord et c’est pour cette raison que nous ne parlons pas simplement de liberté, mais de légèreté. Le désir d’immortalité qui se perpétue dans le problème relatif à notre image montre l’enfermement que l’on peut se faire subir { soi-même. C’est un enfermement dans la mesure où l’on s’astreint { certains choix, { certaines attitudes. On se limite. Ce mouvement pose un problème non pas dans la mesure où la liberté doit être sans limite, mais plutôt parce qu’ainsi le terrain de la liberté n’est pas { sa pleine expansion. Une image qui pourrait montrer cet enfermement est celle d’une autoroute que l’on s’astreint { suivre. On peut bien sûr aller à un certain nombre d’endroits et cela peut même être surprenant, mais le chemin est en quelque sorte tracé d’avance. Il y a moins de surprises, moins d’inattendus. On pourrait même ajouter que sur une autoroute, on n’est jamais seul et que plusieurs connaissent le chemin. Il y a quelque chose de rassurant sur l’autoroute. Il y a une structure, de la lumière, des panneaux indicateurs. Notre image, celle qui nous astreint, est comme cette autoroute qui nous enferme, bien que ce soit un enfermement très peu restrictif. On peut parcourir beaucoup de pays grâce { l’autoroute. Néanmoins, cela reste un enfermement, ce qui est contradictoire avec la légèreté.

La légèreté, c’est être face à tous les possibles, pouvoir réitérer le choix à chaque instant. C’est la possibilité { chaque instant de devenir autre, car la légèreté laisse ouverte la possibilité de devenir un autre, de laisser notre image floue et mince. Elle est ce qui permet { notre identité d’être dans le même état et ce qui permet à celle-ci de se transformer encore et encore. La légèreté est le contraire de la fixité, de ce qui est toujours le même. Pourtant, c’est ce que l’on recherche en quelque sorte cette stabilité d’être un uni en devenir ! C’est l{ que réside la contradiction au cœur de notre vie même, de notre désir. On veut bien devenir, mais jusqu’{ un certain point et on pourrait ajouter à une certaine vitesse. Cette attitude paraît légitime vu la vitesse à laquelle les choses changent, vu le temps qui passe. On veut ralentir la course des choses, du temps. La légèreté dans cette mesure donne le vertige, car elle se modifie sans cesse.

Un être qui ne serait que cette légèreté semblerait ne pas avoir de sens, ni d’identité. Il serait proche du constat que Kundera pose sur l’attitude de la soustraction : arrivé à zéro. Il semblerait ne plus rien rester et c’est ce vide qui donnerait le vertige. Puis trop de légèreté rendrait impossible ou presque le choix d’un possible pour le réaliser, car alors tous les possibles sembleraient être équivalents et ne seraient plus vraiment différenciables les uns des autres. Que resterait-il de l’individu en de telles circonstances ?

Par contre, garder la légèreté et la prendre au sérieux permet de mettre fin ou de trouver une solution à certains de nos problèmes récurrents. La légèreté peut trouver la solution, qui était insoupçonnée jusqu’alors. La légèreté permet aussi { l’individu de penser par-del{ les lois et les habitudes. On pourrait dire que l’équilibre est atteint quand on sait faire la part des choses. Par exemple : reconnaître les lois comme des lois, tout en étant capable de reconnaître une loi problématique. Dans ce sens, on pourrait dire que la légèreté permet de se réformer par l’intérieur. Elle peut nous aider à réaliser quand nous faisons fausse route et surtout elle nous permet de changer de route.

La légèreté dans ce sens ressemble à la voix de la conscience, car elle permet d’entrevoir ce qui peut être. En rendant les possibles visibles, la légèreté permet à l’homme de sortir de l’impression de nécessité qu’il aurait pu ressentir quelques fois en faisant un choix. Ce qui se résume en général dans un énoncé contradictoire qui ressemble à ceci : « Je n’ai pas le choix de faire ça, parce que.. » Énoncé contradictoire dans la mesure où celui qui le dit sait qu’il a le choix. D’ailleurs souvent si vous lui proposez autre chose, il dira qu’il ne peut pas faire cela. Il a donc choisi de ne pas avoir de choix ou pire, il préfère se donner l’impression qu’il n’a pas le choix. L’homme qui en général aime la liberté, quelquefois décide volontairement de la mettre de côté. La liberté a son poids difficile à porter quelquefois, c’est-à-dire celui de la légèreté.

La légèreté vécue sérieusement demande la réflexion constante de l’individu sur ses choix, surtout de regarder les conséquences et de faire avec celles-ci, quitte à refaire un autre choix. J’avais pourtant dit que je ne parlerais pas de responsabilité ! Ceci sera mon seul moment d’égarement ! La légèreté, pour le dire autrement d’une façon très redondante, donne la possibilité des possibles. Elle montre que rien n’est certain. Elle fait hésiter et dans cette mesure, elle fait réfléchir. Mais voil{, l’homme n’est pas toujours prêt à réfléchir, à prendre au sérieux la légèreté ! Souvent, il préfère réfléchir dans les limites de son enfermement. Il préfère rester sur l’autoroute même s’il doit manquer de carburant, que de penser à une autre façon de voyager, parce qu’il connaît l’autoroute. L’incertitude marche main dans la main avec la légèreté.

Pourtant même notre désir d’immortalité finit par marcher main dans la main avec l’incertitude, mais comme cette marche est moins visible on en a un sentiment moins fort. On en est que plus rassuré. Pourtant cette incertitude est alors hors de notre portée. Elle est plus difficile { saisir, car c’est les autres { la fin qui ont le dernier mot sur notre image et sur notre immortalité, tandis que l’incertitude de la légèreté exhorte à agir en connaissance de cause, ou si l’on préfère en connaissance de l’incertitude. Ceci ressemble au mouvement de la simple et de la double ignorance

socratique ; celui qui sait qu’il ne sait pas et celui qui ne sait pas qu’il ne sait pas. Quelle incertitude choisir ? Dans le cas qui nous intéresse nous avons l’incertitude de la légèreté, celle qui sait qu’elle est incertaine, et l’incertitude du désir d’immortalité, celle qui ne sait pas qu’elle est incertaine. Il y a bel et bien une certaine similitude. De plus, la légèreté sait que l’incertitude de son action, de ses possibles, ne sera jamais résorbée, qu’elle restera toujours incertaine.

Notre vie oscille entre ces deux pôles : celle dont l’on a conscience et l’autre qui peut rester inconnue. Deux contraires, deux façons de se voir, deux raisons pour agir, la contradiction est l{, au cœur même de la vie. Est-ce que cela signifie qu’il faut arriver { supprimer cette contradiction ? Non. Est-ce que cela signifie qu’il y a quelque chose d’imparfait chez l’être humain ? Oui. Est-ce que cela signifie que cette imperfection est négative, mauvaise ? Pas nécessairement. Cette imperfection est-elle le signe de notre faiblesse ? Sûrement. Quelle est donc cette grande faiblesse ? L’incertitude. D’où vient cette incertitude ? De notre ignorance de ce qui se passera, d’avoir le choix, d’être libre et de n’avoir qu’une vie { vivre. Notre imperfection tient { l’absence de répétition, { cette esquisse sans tableau. Peut-on faire autrement ? Non. Cette contradiction fait de notre vie, fait de nous des êtres humains : libres, incertains, mortels et qui désirent l’immortalité.

Ceci me fait penser { une histoire qu’Hérodote raconte dans son premier livre

Enquête, dont je n’ai malheureusement pas retrouvé l’extrait. Mais voici l’histoire

selon mon souvenir : un majestueux banquet était donné en l’honneur d’un roi perse qui allait partir { la conquête d’un territoire ennemi proche. Un sage qui assistait { la fête lui demanda ce qu’il allait faire après cette conquête. Le roi lui répondit qu’il allait conquérir le territoire ennemi suivant. Le sage demanda de nouveau « Et qu’allez-vous faire après avoir conquis ce nouveau territoire ? » Le roi répondit : « Je vais conquérir le territoire suivant ». Le sage continua : « Et après celui là ». Le roi : « Je conquerrai le suivant ». Le sage posa la question que l’on sait encore et encore. Le roi donna la même réponse encore et encore. Le monde pour eux à cette époque étant beaucoup

plus petit, le sage finit par demander : « Et que ferez-vous quand vous aurez conquis le monde ? ». Le roi répondit : « Je ferai un majestueux banquet ». Le sage demanda alors : « Mais pourquoi dans ce cas partez-vous ainsi à la conquête, puisque nous avons déjà un majestueux banquet ? ». Le roi ne répondit pas et s’en alla.