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Un roman de transition: Les chastes destinées de Cloris ou roman des histoires de ce temps

DEUXIEME PARTIE

OEUVRES MORALES ET LES OEUVRES PIEUSES DE DU SOUHAIT

D. LES ROMANS DE CHEVALERIE DE FRANÇOIS DU SOUHAIT

1. Un roman de transition: Les chastes destinées de Cloris ou roman des histoires de ce temps

Ce roman, paru en 1609, nous apparaît comme un roman de transition entre la veine des romans sentimentaux de Du Souhait et les romans de chevalerie proprement dits. En effet, à bien des égards,

1 Ibid, 60r°.

2 Du Souhait, Palémon, 4v.

3 Comme le monologue de Mellonimphe, dans Les amours de Poliphile et Mellonimphe, 15r.

4 Du Souhait, Palémon, 7v.

ce roman s'apparente au genre sentimental tel qu'il vient d'être étudié: le roman n'est-il pas centré sur l'histoire d'amour de Filidor et de Cloris? Cependant, le style change car si, dans Les propriétez d'amour,,,, le merveilleux faisait son apparition dans l'écriture romanesque par l'intermédiaire du personnage du mendiant qui fournit à Filine "une herbe, qu'estant mariée son mary ne pourrait aimer jamais autre qu'elle"1, il prend dans Les chastes destinées de Cloris une place nettement plus importante.

Dans cet ouvrage, une fois encore, Du Souhait prétend faire le roman "des histoires de ce temps"2. Il écrit dans l'avant propos: "je veux escrire une histoire autant véritable que recogneçe de nostre siècle"3. Il fait d'ailleurs intervenir un grand fait d'histoire, en l’occurrence la guerre entre Charles Quint et le Roi de France 4.

Le récit est écrit en prose et Du Souhait intercale dans son déroulement diverses poésies, stances et sonnets galants ( comme

"Bel astre amy du ciel et le ciel des amants"5 ) et même une véritable petite pièce en vers: le "balet de la captivité d'Amour"6 qui n'est pas sans rappeler Le plaidoyer...

Dans ce roman, l'auteur fait de larges emprunts à ses précédents ouvrages. On peut par exemple lire la phrase: "Amour qui les espiait se servit d'eux contre eux-mesmes, leurs discours furent les alumettes de leurs passions, leurs regards ambassadeurs de leurs désirs et leur honneste différent médiateur de leur intelligence" au verso du feuillet 4 et au verso du feuillet 9. C'est une simple reprise du recto du feuillet 78 des Amours de Poliphile et Mellonimphe.

Certains épisodes entiers sont des emprunts, ainsi le personnage qui tâta "des sciences supernaturelles" sur les conseils d'Aria, suit-il exactement le schéma du comte d'Aite dans Le malheur des curieux:

"en la fleur de son adolescence (il) promettait des fruits d'une même vieillesse, se laissa aller à la curiosité, la curiosité à son malheur. Il avait en son avril courtizé les lettres et s'en allait presque estre leur espoux quand son esprit non content d'une médiocre science, voulut emboire des sciences supernaturelles et eslongnées de la cognoissance des hommes. Il communique son secret à six de ses amis (...)"7.

1 Du Souhait, Les propriétez..., 59v.

2 Comme l'indique le titre même du roman.

3 Du Souhait, Cloris, 1r.

4 Ibid, 87v.

5 Ibid, 87rv, venu des Marqueteries, 12rv.

6 Ibid, 30r-33v.

7 Ibid, 104r.

Dans Cloris, Du Souhait élargit le champ de l'action romanesque qui se déroule tout d'abord à la cour d'Aragon puis dans la grotte de la magicienne Margon dans l'île des merveilles. Quant à la campagne de guerre de Filidor, elle le mène d'Aragon en Hongrie. Le nombre des personnages qui rentre en scène dans ce roman croît, lui aussi, considérablement. En ne tenant compte que des principaux protagonistes du récit, il faut néanmoins citer: Cloris, jeune fille élevée à la cour d'Aragon, Filidor, fils aîné de Palindre ( roi d'Aragon et époux d'une "fille de France"), amoureux de Cloris, Isolin, rival malheureux de Filidor dans le coeur de Cloris, Rivolan, autre rival de Filidor, Filinde, une femme mariée, aimée de Lélio, "cadet de Gascongne"1, compagnon de route d'Isolin et amoureux malheureux de Filinde, Margon la magicienne, Marsion et Glorian, deux chevaliers à la recherche de Caesarius.

Aux côtés des acteurs principaux gravite une foule d'autres personnages qui n'interviennent pas directement dans le cours du récit, mais sont eux-mêmes les héros de récits annexes, inclus dans l'histoire principale. Filiris est l'un d'eux, c'est l'homme aimé de la magicienne Margon, il raconte longuement ses amours malheureuses du verso du feuillet 89 au verso du feuillet 111.

Les chastes destinées de Cloris sont bâties autour d'une double intrigue. D'une part, le récit raconte les amours contrariées de Filidor et de Cloris, séparés tout d'abord par des obstacles internes, puis par des obstacles externes. Cloris, en effet, est une pudique jeune fille qui

"voulait fuir Filidor", mais "ses yeux sont affaméz de le voir"2 et elle soumet Filidor à l'expérience de la froideur et du doute "pour prendre garantie de sa constance"3. Bientôt, des empêchements extérieurs viennent s'ajouter et l'éloignement prive l'un de l'autre les amoureux.

La guerre éclate entre "l'empereur Charles Quint et le Royaume de France", Filidor, tout comme son père, plus enclin à la paix qu'à la guerre, "fasché que les forces des Princes catholiques fussent plustost conduites par ambition contre leurs frères, que par zèle contre l'ennemi public de la chrestienté"4, s'engage au service de "ces deux princes qu'il parvient à décider à tourner leurs armées en Asie contre les infidelles"5. Préférant "obéir à la raison qu'à la passion"6 pour ne pas apporter "une tasche à sa réputation comme un préjugé de

1 Ibid, 26r.

2 Du Souhait, Cloris, 78v.

3 Ibid, 85v.

4 Ibid, 87v.

5 Ibid, 88v.

6 Ibid, 89v.

lascheté ou d'imprudence"1, il part à la guerre. Le second obstacle qui se dresse entre les jeunes gens vient de la rivalité de Rivolan,

"philosophe"2 à qui les parents de Cloris désirent marier la jeune fille.D'autre part, le récit raconte le journal de voyage d'Isolin, autre soupirant de Cloris, éconduit par la jeune fille. Pour oublier son chagrin, et sur les conseils de sa mère, il s'embarque pour l'Italie, la France, l'Allemagne. Son voyage lui fournit des occasions de rencontres, celle de Lélio, d'un ermite, de Marsion et de Glorian, chevaliers à la recherche du personnage de Caesarius, lequel aurait été enlevé par des semi-divinités. Tous ces personnages ont été malheureux dans leur existence du fait des femmes. Le voyage d'Isolin dévie alors vers l'île des merveilles, à la recherche de la magicienne Margon, victime, elle aussi, d'amours malheureuses, installée dans son île pour y attirer "tous les amants et amantes ou en personne ou en ombre (...) pour se venger de ceux qui (...) l'avaient ainsi réduite au désespoir"3. Ce rendez-vous de l'infortune est le prétexte à une succession de récits d'amours malheureuses. Entre ces deux intrigues, Du Souhait navigue avec plus ou moins de bonheur. Il intervient sans cesse directement dans la narration pour tenter de donner une cohérence globale au récit. Tout se passe comme si les deux histoires étaient maladroitement cousues ensemble par un auteur éprouvant quelque difficulté à mener de front une histoire sentimentale ( celle de Cloris et de Filidor ) et un conte merveilleux:

celui qui est centré autour de la magicienne et qui groupe les récits annexes des amours malheureuses, ainsi lit-on par exemple: "Nous le ( Marsion ) laisserons avec Margon et irons voir Filidor, qui treuvant l'occasion, parlait ainsi à Cloris..."4, ou encore: "Nous le ( Filidor ) laisserons souspirer pour aller treuver Margon avec Marsion en sa caverne"5.

Le roman se termine brutalement, sans que la logique du déroulement des événements appelle vraiment le dénouement. En effet, brusquement6, on apprend que le mariage prévu entre Rivolan et Cloris échoue, puis on retourne pour une vingtaine de pages à la grotte de la magicienne, le temps de s'y entendre conter quelques histoires prédisant l'avenir de Caesarin et, soudain7, Du Souhait met un terme à son roman en promettant une suite que cette fin-couperet rend nécessaire: "cependant que Margon récitait ces contes, Filidor

1 Ibid, 120v.

augmentait son honneur à l'avantage de la chrestienté (...) ce volume ne parle point de ces prouësses, ce n'est qu'un avancourier de ce que je désire vous faire voir (...). Bornons là nostre course, les autres volumes vous feront voir les combats devant Metz, les amours des Paladins et les advantures de Caesarien et d'Uranie, Infante d'Austrasie, avec le reste des histoires de ceste isle"1. On peut déduire de ces propos que Du Souhait avait clairement l'intention de poursuivre cette fresque romanesque. Compte tenu du fait que la promesse de nous conter les "combats devant Metz" sera renouvelée à la fin du Roman de Gloriande2, on peut en conclure que le cycle d'Anacrine rentre dans le même projet d'écriture romanesque que Les chastes destinées de Cloris.

Les chastes destinées de Cloris nous intéressent tout particulièrement en ce que ce roman témoigne de la nette intention de notre auteur de s'essayer à un nouveau type d'écriture romanesque. Du Souhait n'abandonne pas ses thèmes favoris: le parfait amant, la jeune fille amoureuse et pudique, le chevalier valeureux mais pacifique, mais il renoue avec une tradition romanesque ancienne, celle des romans de chevalerie du Moyen Age, veine remise en vigueur par le succès des traductions des Amadis.

Situations romanesques et péripéties se multiplient. Les héros se distinguent encore davantage du vulgaire que dans les romans sentimentaux. Leur bravoure et leurs exploits leur confèrent une sorte de brevet de perfection. Glorian est l'un de ces preux. Dans une forêt enchantée, il rencontre un vieillard aux prises avec deux serpents;

laissant là sa propre quête, il vole au secours du vieillard, affronte les géants, prouvant ainsi sa vaillance tout à fait hors du commun3.

Dans ce roman, le merveilleux envahit le récit: dans l'île des merveilles, la magicienne Margon déroule ses sortilèges et les personnages se métamorphosent. Le merveilleux élargit la palette de l'écriture romanesque de notre auteur, il permet à l'imaginaire de s'exprimer mais surtout, il donne l'occasion à Du Souhait (dont l'esprit pamphlétaire a déjà témoigné de ses capacités à avoir prise sur une situation politique dans Le Pacifique) de faire, comme il l'annonce, un

"roman des histoires de ce temps" et de masquer, sous les aspects de la fantaisie, une réalité historique, piquant ainsi la curiosité de lecteurs friands d'énigmes. Gustave Reynier n'hésite pas à parler d'une "espèce de roman à clef"4.

1 Ibid, 158rv.

2 Du Souhait, Le roman de Gloriande, p.471.

3 Du Souhait, Cloris, 70v.

4 G. Reynier, Le Roman sentimental..., p.180.

Ainsi, au-delà de la trame romanesque parfois échevelée des chastes destinées de Cloris, faut-il tenter de retrouver la réalité historique ou idéologique que Du Souhait se propose en fait de peindre. Il me semble tout d'abord que quelques traits de mœurs sont visés dans les situations romanesques décrites. Filiris, par exemple, infidèle à Margon, n'est pas condamné par le roi, même lorsqu'il se bat en duel avec Macédon qui courtisait Margon car "c'est une douce chose aux amoureux que la vengeance"1. La cour où évolue Margon et Filiris est un endroit où chacun se plait à médire "tant qu'une nouvelle histoire leur apreste un subjet de s'entretenir aux despends de quelqu'un"2. C'est Du Souhait censeur des mœurs de la noblesse de son époque qui parle ici. Il réprouve ces comportements agressifs et incivils, indignes de son Parfaict gentilhomme. L'exemple d'Anacris ne manque pas d'intérêt également. Ce personnage apparaît dans l'un des récits de Margon, cet Italien rencontre un certain cardinal de Clarence et il explique: "de luy pouvait despendre sa fortune"3. On ne peut s'empêcher de penser que Du Souhait se souvient ici de toute une catégorie d'ecclésiastiques de son époque, plus diplomates et fins politiques que prélats. Nous citerons enfin Palindre, père de Filidor, répugnant à participer à la guerre entre deux monarques catholiques, son attitude rappelle celle du Pacifique qui montrait que la menace représentée par l'infidèle Turquie était la seule qui soit valablement pressante. Palindre, farouche défenseur de la paix m'apparaît comme une porte-parole des idées pacifistes de Du Souhait. D'autres clés de lecture semblent encore plus dignes d'intérêt. On sait que Louise de Savoie, mère de François 1er, désignait son fils dans son journal comme son "César triomphant"4, ne pourrait-on identifier le monarque français avec Caesarius ou Caesarien recherché par Marsion et Glorian? Ce royaume d'Aragon si peu enclin à rentrer dans la querelle entre la Maison d'Autriche et la France ne serait-il pas, en fait, le duché de Lorraine? Palindre, roi pacifique, pourrait représenter Claude de Lorraine, premier duc de Guise (1495-1550) qui avait épousé, comme le roi de Cloris, une "fille de France"5 en la personne d'Antoinette de Bourbon. On sait qu'il servit les intérêts de François 1er contre Charles Quint. En ce cas, François de Lorraine (1519-1563) serait Filidor. Si, pour nous, les clés de lecture sont parfois difficiles à trouver avec quelque degré de certitude, il est par contre certain que les contemporains de Du Souhait les décryptaient aisément et devaient même y trouver du plaisir.

1 Du Souhait, Cloris, 102v.

2 Ibid, 103r.

3 Ibid, 149r║.

4 D'après l' Histoire de France, Larousse, p.338.

5 Du Souhait, Cloris, 3r║.

En conclusion, ce roman des Chastes destinées de Cloris, ouvre à François du Souhait une nouvelle voie romanesque pour plaire à la société mondaine de son temps qui se pique à jouer aux énigmes dans ses salons de bonne compagnie. Il peut continuer à y défendre les idées qui lui sont chères: pacifisme, loyauté, conduite exemplaire des grands, amplifier même la gloire des personnages qu'il honore en les transformant en chevaliers prestigieux1, et exalter les exploits de la chrétienne Maison de Lorraine dont il est le fidèle serviteur. L'élément merveilleux qui caractérise ce roman fait le lien entre la veine des romans sentimentaux de Du Souhait et ses romans de chevalerie proprement dits.