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Le role playing émotionnel et le changement d'attitude vis-à-vis de la cigarette

Dans le document introduction à la psychologie sociale (Page 35-41)

CHANGEMENT D’ATTITUDE ET ROLE PLAYING

1.3. Vers une interprétation scientifique du changement d'attitude

1.3.1. Le role playing émotionnel et le changement d'attitude vis-à-vis de la cigarette

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Le lecteur se souviendra que Janis et Mann avaient invité des su-jets, adonnés à la cigarette, à dramatiser le rôle d'une malade qui ve-nait d'apprendre qu'elle souffrait d'un cancer du poumon.

L'expérimentateur avait, sous un prétexte plausible, enregistré les réponses attitudinales avant et après la séance. L'analyse statistique des différences entre ces réponses démontrait avec la clarté voulue que les sujets se prononçaient plus nettement contre la cigarette après la séance. Leur attitude avait changé, et cela aussi bien dans ses di-mensions cognitives et affectives que conatives. L'effet le plus saisis-sant de cette recherche ne fut toutefois pas le changement de l'attitude, mais bien le changement dans le comportement même de ces étudian-tes. Leur consommation de cigarettes s'était réduite de 50% et cet effet était resté inchangé lors d'une nouvelle enquête menée un an et demi plus tard. Un groupe de contrôle, qui n'avait pas participé - ni active-ment ni passiveactive-ment - à la séance de role playing émotionnel, avait manifesté un léger changement dans le comportement suite à la cam-pagne nationale contre l'usage de la cigarette, mais cet effet fut léger et disparut complètement avant la fin de l'expérience.

Le lecteur qui se rend compte de ce que signifie une réduction moyenne et permanente de 50% dans la consommation de cigarettes sera, à juste titre, stupéfait du résultat de ce bref role playing émotion-nel. Le contraste avec la vaste campagne nationale, qui n'aboutit qu'à une faible réduction passagère, est particulièrement frappant.

Avant de nous interroger sur l'interprétation des phénomènes enre-gistrés, il nous paraît souhaitable de rassurer le lecteur sceptique qui pourrait mettre en doute la validité même des données expérimentales,

alléguant que les chercheurs n'ont pas constaté de manière directe le changement intervenu dans le comportement. En effet, ceux-ci se sont bornés à interroger les sujets sur la quantité de cigarettes qu'ils fu-maient et on pourrait objecter que les réponses verbales ne coïncident pas [24] nécessairement avec la réalité. La réfutation de pareil argu-ment peut être double : (1) l'interviewer qui a recueilli les données finales de cette expérience (dix-huit mois après la séance expérimen-tale) n'avait pas participé aux autres phases de la recherche, et il avait pris toutes les précautions nécessaires pour que les sujets ne perçoi-vent aucune relation entre l'interviewer et le role playing émotionnel ; (2) même si le nombre de cigarettes mentionné dans la réponse ne concorde pas avec la quantité que le sujet fume effectivement, il nous faut expliquer la différence considérable que nous observons entre les réponses fournies par le groupe témoin et celles du groupe expérimen-tal. On ne voit pas pourquoi le groupe témoin dirait la vérité tandis que le groupe expérimental tromperait un interviewer qui, dans les deux cas, était parfaitement dissocié de la première phase de la re-cherche. Le sceptique le plus obstiné demeurerait confronté avec le fait incontestable que les sujets du groupe expérimental prétendent fumer beaucoup moins, et à notre avis, ce phénomène vaut à lui seul la peine d'être examiné.

Voyons maintenant comment Janis et Mann ont essayé d'interpré-ter et d'analyser davantage les résultats de cette recherche.

Il importe d'abord de remarquer que, contrairement à la deuxième série d'expériences que nous allons présenter dans cet article, le prin-cipal point de départ ne se situe pas ici dans une théorie générale sur le changement d'attitude, dont on aurait voulu vérifier l'une ou l'autre déduction. Il a plutôt été choisi de manière arbitraire dans le vaste ré-pertoire de problèmes concrets qui préoccupent la société et pour la solution desquels cette société attend, à juste titre, la collaboration de chercheurs en psychologie sociale.

Nos auteurs, s'intéressant au problème du changement d'attitude, se sont demandés pourquoi les campagnes d'information sur le danger de n'importe quel type d'asservissement n'aboutissent guère à une modi-fication durable des attitudes et du comportement. Ils furent toutefois impressionnés par les rapports publiés sur des cas individuels de conversion soudaine de grands fumeurs qui, d'un jour à l'autre, ont réussi à abandonner la cigarette. L'analyse de ces rapports semblait

indiquer l'importance du contact personnel et direct avec des victimes du cancer, et plus spécialement des victimes avec qui une certaine identification ou expérience de similitude avait été possible. Cette ex-périence directe des conséquences désastreuses de la cigarette aurait un effet très différent de celui que produit l'information statistique sur le malheur qui touche des individus anonymes. On est confronté avec une catastrophe qui aurait tout aussi bien pu s'abattre sur soi-même.

Le danger, d'abstrait et de lointain, devient une menace concrète que non seulement on ne peut plus ignorer, mais qui, surtout, suscite une vive émotion. Et ce serait ce choc émotionnel qui déclencherait alors le processus du changement d'attitude qui doit conduire à une protec-tion efficace contre le danger menaçant.

Ce raisonnement, aussi peu compliqué qu'il soit, a inspiré à nos chercheurs une expérience où les sujets seraient amenés à jouer le rô-le, extrêmement dramatisé, d'une victime avec qui l'identification s'avérait assez [25] facile vu la ressemblance essentielle, le sujet et la victime étant tous deux de grands fumeurs.

Nous avons déjà présenté les principaux résultats de cette expé-rience. Toutefois, une interprétation fondée sur le sentiment de peur excité à la suite du role playing émotionnel, implique au moins une analyse de contrôle par la comparaison de ces données avec les résul-tats obtenus chez des étudiantes n'ayant pas joué elles-mêmes le rôle dramatisé, mais chez qui l'expérience cognitive fut à tous points de vue semblable à celle de la condition expérimentale. Dans ce but, un troisième groupe (C) d'étudiantes fut invite à juger individuellement la qualité de la performance et l'intensité de l'émotion vécue par un sujet du groupe expérimental, dont la scène de role playing émotionnel, particulièrement réussie, avait été enregistrée. Ce groupe de juges (C) avait donc été exposé à l'ensemble des informations émanant du role playing émotionnel, sans toutefois avoir éprouvé l'expérience émo-tionnelle directe de l'actrice.

Les résultats en matière de changement dans les réponses attitudi-nales - recueillies avec soin de ce groupe de juges - sont particulière-ment frappants.

Pour ce qui concerne la conviction des sujets que la cigarette est cancérigène et le sentiment éprouvé envers le danger que représente la cigarette, les réactions attitudinales moyennes d'avant et d’après la

séance expérimentale sont identiques. Quant à la dimension conative de l'attitude envisagée, c'est-à-dire l'intention exprimée de réduire ou d'abandonner la consommation de cigarettes, nos chercheurs consta-tent un léger changement, non-significatif, dans ce sens.

Notons en passant que l'utilité des données de comparaison four-nies par ce groupe (C) ne réside pas seulement dans le fait que l'aspect informatif de la séance dramatique n'a aucune valeur explicative, mais que les données recueillies auprès du groupe expérimental (B) ne doi-vent pas être attribuées à la complaisance des sujets pour l'expérimen-tateur (« Demand characteristics », voir M.T. Orne (1962)). Si les sujets voulaient faire preuve d'un changement dans leurs réponses pour plaire aux chercheurs, on ne voit pas pourquoi ce serait précisé-ment le cas pour les sujets du groupe B, tandis que ceux du groupe C ne manifesteraient aucun changement.

La comparaison des résultats obtenus auprès du groupe « juges passifs » (C) avec ceux, très significatifs, de la condition « role playing émotionnel », témoigne de l'efficacité toute particulière de cette technique pour provoquer le changement d'attitude.

Nous tenons à souligner ici l'importance que revêt la notion d'atti-tude : l'émotion éprouvée peut être considérée non seulement comme causant un changement dans la réaction émotionnelle provoquée par la cigarette, mais elle déclenche réellement le changement d'attitude vis-à-vis de ce même objet. Le phénomène est en effet plus complexe qu'un simple conditionnement d'évitement où on utilise des stimuli répulsifs primaires pour conditionner toute une série de stimuli neu-tres en stimuli répulsifs secondaires.

[26]

Cette complexité se manifeste dans le fait que les opinions, ou composantes cognitives-évaluatives de l'attitude, ont elles aussi chan-gé, et cela uniquement pour ce qui est du groupe expérimental « role playing émotionnel ». Quoique le groupe de juges, exposés passive-ment à l'enregistrepassive-ment sonore du role playing, ait assimilé la même information que les sujets de la condition expérimentale, nous consta-tons des différences très nettes dans ce que, la séance terminée, ces deux groupes d'étudiantes pensent sur le problème de la relation ciga-rette-cancer. Par exemple, les juges passifs étaient plus convaincus, et de manière significative, que : 1) la relation causale entre la cigarette

et le cancer n'est pas prouvée scientifiquement; 2) la prédisposition héréditaire est le facteur le plus important; 3) la mortalité par le cancer du poumon est exagérée; 4) la cigarette n'est qu'un risque parmi beau-coup d'autres qu'offre la condition humaine...

Ceci démontre que ce n'est pas seulement le degré d'émotion susci-té par des stimuli répulsifs qui a changé, mais bien tout un système de cognitions et d'émotions interdépendantes. C'est précisément là que réside l'intérêt scientifique de la notion d'attitude sociale.

Quant à la relation entre le changement de l'attitude et le change-ment du comportechange-ment situationnel vis-à-vis de la cigarette, nous avons déjà mentionné les résultats fascinants obtenus pour le groupe expérimental (B) et pour le groupe témoin (A) qui n'avait jamais été exposé, ni activement ni passivement, au role playing émotionnel.

Comme il n'y a pas lieu de supposer que les situations comportemen-tales concrètes ont uniquement changé pour les étudiantes du groupe expérimental (cigarettes à portée de la main, etc.), on peut admettre la plausibilité de l'hypothèse selon laquelle ce changement dans le com-portement est une conséquence de la disposition évaluative pré-situationnelle. elle-même modifiée par l'émotion suscitée durant l'ex-périence.

Le lien entre attitude et comportement est plus complexe que le lecteur des publications de Janis et Mann pourrait le supposer. Preuve en est le changement durable observé dans le comportement situation-nel des « juges passifs ».

Ce changement dans la consommation effective de cigarettes fut moins impressionnant que celui du groupe expérimental, mais il per-sista cependant jusqu'à la fin de l'expérience, dix-huit mois plus tard.

Le lecteur se rappellera qu'on avait constaté un changement dans les réponses attitudinales relatives à l'aspect conatif de l'attitude « inten-tion de diminuer la consommainten-tion de cigarettes). Ce changement n'at-teignit pas les limites de la signification statistique. Il se peut évi-demment que l'instrument utilisé pour la mesure ordinale de l'attitude envisagée n'était pas suffisamment sensible pour enregistrer des gements dans l'attitude, dont l'importance suffirait à causer un chan-gement dans le comportement. Cet aspect du problème est toutefois trop compliqué pour que nous puissions l'analyser ici davantage.

Il est possible également que les juges passifs du role playing émo-tionnel avaient, elles aussi, éprouvé une certaine émotion, quoique moins [27] intense que celle du groupe expérimental. La plausibilité de cette hypothèse est corroborée par le fait que l'on constate, pour ensemble des étudiantes placées dans les conditions actives et passi-ves, une corrélation significative entre le degré de peur de la cigarette qu'elles expriment et le changement individuel dans le comportement situationnel. Cette corrélation obtenue indépendamment du traitement expérimental ajoute aussi à l'importance que l'on accorde au rôle de l'émotion suscitée.

En guise de conclusion, nous nous arrêtons encore brièvement au titre de ce paragraphe : « Vers une interprétation scientifique du chan-gement d'attitude ». Le lecteur, tout comme nous-même, ne peut que rester profondément frustré dans son besoin de compréhension intel-lectuelle de ce phénomène. Il est clair que l'expérience relatée ne constitue qu'un premier pas; la démonstration expérimentale en est rudimentaire et l'armature conceptuelle peu développée. On imagine aisément la possibilité de réaliser des comparaisons expérimentales plus nuancées afin de délimiter davantage le phénomène envisagé (pour une tentative dans ce sens voir entre autres Mann (l967)). Le lecteur spécialisé en psychophysiologie se demandera sans doute pourquoi on n'a pas eu recours aux mesures physiologiques de l'émo-tion, variable essentielle de cette recherche.

La réponse à ces questions et à bien d'autres encore dépasse les li-mites imposées à cet article. Nous estimons avoir provisoirement at-teint notre but si le lecteur est disposé à émettre une réaction attitudi-nale positive et justifiée à l'énoncé suivant : « Il serait souhaitable que le Ministère de la Santé Publique octroie une part plus substantielle de son budget aux psychologues chercheurs ». Il est difficile, en effet, de nier que Janis et Mann ont réussi à obtenir des résultats auxquels une campagne coûtant des millions de dollars n'a pas su parvenir.

1.3.2. Le role playing cognitif contre-attitudinal

Dans le document introduction à la psychologie sociale (Page 35-41)