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Détermination verbale

Dans le document introduction à la psychologie sociale (Page 123-129)

ET UN SCÉNARIO EN QUÊTE DE RÉALITÉ

3.1. Les contributions de la psychologie sociale :

3.1.2. Détermination verbale

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« Tu fais ce que tu veux. T'est-il déjà arrivé une fois de ne pas faire ce que tu voulais ? ou bien encore t'est-il arrivé de faire ce que tu ne voulais pas ?

Écoute, mon ami, il devrait être commode et amusant pour toi de ne pas toujours être obligé d'incarner la volonté et l'ac-tion et de jouer le personnage dans son entier. Une division du travail devrait se faire, sistema americano, sa' ! Tiens, veux-tu par exemple montrer ta langue à l'honorable société ici présen-te, toute ta langue, en la tirant au maximum possible ? »

« Non, je ne veux pas, - dit le jeune homme d'un ton hostile - cela témoignerait de peu d'éducation. »

« Absolument pas, - répliqua Cipolla - Tu le ferais, c'est tout. Et avec tout le respect dû à ton éducation, il me semble [88] qu'avant de compter jusqu'à trois, tu vas exécuter un demi-tour à droite, et tirer à cette belle compagnie une langue plus longue que tu as jamais imaginé pouvoir la tirer. »

Il regarda le jeune homme, et ses yeux perçants semblaient s'enfoncer encore dans leur orbite. « Uno ! » dit-il. Il laissa ra-pidement glisser son fouet sur son bras et le fit claquer dans l'air. Le garçon se retourna et se força à tirer une langue si longue, que l'on pouvait voir que c'était le maximum qu'il pou-vait faire. Puis, le visage inexpressif, il reprit sa position anté-rieure.

Mario et le magicien, THOMAS MANN (l930).

L'attitude de l'homme moderne envers le langage pris comme ins-trument de manipulation sociale est singulière. Bien qu’affirmant, d'une part, que « la puissance du verbe l'emporte sur celle des armes », il soutient, d'autre part, que « le bâton et la pierre peuvent vous briser les os, mais les mots (les étiquettes verbales) ne vous blesseront ja-mais ». Ses constatations l'obligeraient-elles à reconnaître le pouvoir des mots à guérir, à blesser et à diriger, tandis que ses craintes de voir cet instrument devenir facilement une arme à double tranchant le conduiraient à s'en défendre par une sous-estimation de ses possibili-tés ? C'est peut-être l'existence de cette dualité en chacun de nous qui explique la fascination qu'exercent sur nous l'hypnose, la mort vau-dou, les effets placebo, et la psychanalyse.

Freud savait bien qu'à l'origine des réactions d'opposition à la psy-chanalyse il y avait le refus de la part des membres de la profession médicale, et de ceux qui subissaient l'endoctrinement scientifique, de croire que la simple parole pouvait guérir un « esprit malade ». Mais si la thérapie verbale est difficilement conciliable avec un point de vue physicaliste des causes et des effets, n'est-il pas bien moins plausible encore d'affirmer l'influence des mots dans l'hypnose, les rites vau-dous, et, en fin de compte, des placebos ?

Les malades qui souffrent d'un cancer, à son stade terminal, peu-vent apprendre à réprimer la douleur à l'aide de consignes verbales administrées sous hypnose si bien qu'ils ne sont plus sous la dépen-dance de la morphine (Sacerdote, 1966). Dans une expérience en labo-ratoire, le simple fait de dire aux sujets sous hypnose que les chocs électriques éprouvés comme douloureux auparavant, « ne leur feraient pas aussi mal cette fois », suffisait à modifier leur estimation subjecti-ve de la nocivité des chocs, ainsi qu'à réduire de façon notable l'effet de ceux-ci sur le plan physiologique et comportemental. Un sujet par-vint même à inhiber toute réponse électrodermale à des chocs de forte intensité pendant plus de dix essais (Zimbardo, Rapaport et Baron, 1969). Dans une autre recherche menée avec le concours de Christina Maslach et de Gary Marshall, des sujets entraînés à l'hypnose réussis-saient à modifier simultanément, et en sens inverse, la température de chacune de leurs deux mains (jusqu'à 4° C) après qu’on leur a dit que l'une se [89] réchauffait et l'autre se refroidissait. Les sujets contrôles étaient incapables de produire ces disparités de la température épi-dermique (Maslach, Marshall et Zimbardo, 1971). Barber (1969) sou-tient que les effets attribués à l'hypnose sont identiques quand ils sont produits par les seules consignes verbales et en l'absence de toute in-duction hypnotique. Il offre ainsi des arguments plus convaincants en faveur du pouvoir du langage, en tant que tel, à réduire les effets néga-tifs que le milieu nous impose et à favoriser nos compétences et nos capacités.

Il est intéressant de noter au passage qu'un chirurgien écossais, Ja-mes Esdaile, pratiqua aux Indes, de 1845 à1853, près de 300 grosses opérations sans douleur, en utilisant, comme seul anesthésique, des consignes hypnotiques. Toutefois, les médecins préféraient l'emploi de l'éther, nouvel anesthésique physique, plutôt qu'un agent

psychi-que, même si l'anesthésie par hypnose se révélait plus efficace et avait moins d'effets secondaires et de complications graves.

Ces dernières années, « la question des placebos » a rendu les mé-decins perplexes, car des malades, à qui l'on disait qu'un comprimé inactif leur ferait du bien, éprouvaient souvent autant de soulagement que ne l'eût fait un médicament actif. Si ce n'est pas la substance contenue dans le cachet qui maîtrise la douleur, la suggestion verbale en est alors la cause suffisante. Dans une étude qui portait sur 4,681 malades traités par des placebos, pour plus de 20 maladies et symptô-mes (comprenant des rhusymptô-mes, l'épilepsie et même la sclérose en pla-ques), on obtient des résultats positifs dans 27% des cas (Haas, Finf et Härtfelder, 1959). Plus de la moitié de 4,500 patients environ, soignés pour maux de tête par des placebos ressentirent une diminution de la douleur. Beecher (1959) a montré qu'on pouvait, dans 67% des cas, soulager les douleurs chroniques de cancéreux avec une injection de morphine de 10 mg, mais que, dans 42% des cas, on arrivait à un ré-sultat comparable à la suite d'une injection de 10 mg de placebo.

Ceux qui réagissent aux placebos tendent à se différencier des au-tres, en ce qu'ils sont plus anxieux, égocentriques, dépendants, préoc-cupés par leurs fonctions internes, et pratiquent régulièrement leurs devoirs religieux. Ils ont également moins d'esprit critique (Lasanga, Mosteller, von Felsinger et Beecher, 1954). Le sujet, qui réagit positi-vement au placebo ou à l'hypnose, croit à la réalité littérale des mots - les mots ne sont pas uniquement des véhicules de l'information sur la réalité, ils font partie de cette réalité extérieure. La science moderne s'oppose à cette conception; en réalité, l'une de ses fonctions consiste à créer un climat intellectuel où les faits remplacent la foi, et où les forces biologiques, électriques, chimiques et mécaniques remplacent les mots. Ce changement oriente la perception du contrôle du milieu vers la médecine, la science et la technologie, en l'écartant de la reli-gion, des prières, de la magie et des incantations. Mais chez les peu-ples anciens, les Celtes par exemple, et dans les sociétés dites « primi-tives », on rapporte que les mots ont le pouvoir de tuer. L'éminent physiologiste, Walter Cannon, confirme (1942) par des documents la réalité de plusieurs cas de mort [90] vaudou où des individus en bonne santé succombaient à une mort soudaine un jour ou deux après qu'on leur a dit qu'ils étaient sous le coup de la malédiction pour avoir trans-gressé les lois du monde surnaturel. La mort était due en fin de

comp-te à une réaction de stress physiologique tout à fait compréhensible, comparable au « choc opératoire », mis en œuvre par le système de croyances de l'individu et de la société à laquelle il appartient, qui admet la fatalité inexorable de la soumission au tabou (Richter, 1957;

Frank, 1961). Là encore, il est difficile pour la plupart d'entre nous d'apprécier dans quelle mesure les paroles et les croyances peuvent agir sur un homme sain et vigoureux et provoquer sa mort. On pour-rait presque écarter ceci comme un phénomène « exotique » limité aux indigènes de pays de civilisation différente, si ce n'était les rap-ports circonstanciés de la mort soudaine et inattendue de soldats amé-ricains en l'absence d'accident, dysfonctionnement ou troubles organi-ques visibles. Ce fut le cas de 550 décès survenus entre 1942 et 1946 chez des jeunes soldats en bonne santé qui ne participaient ni aux combats ni à des travaux éprouvants, et qui moururent 24 heures après l'apparition de symptômes quelconques. L'analyse de tous les dossiers et des autopsies disponibles ne permit pas de déterminer la cause phy-sique du décès dans 140 de ces cas (Moritz et Zamchech, 1946).

L'efficacité des consignes dans une situation expérimentale et l'uti-lisation des stéréotypes et des étiquettes constituent deux, autres ar-guments qui montrent que le comportement est soumis au contrôle verbal.

Les psychosociologues expérimentalistes ont une façon caractéris-tique de monter une expérience comme une mise en scène ; les varia-bles indépendantes et dépendantes apparaissent au fur et à mesure que la pièce se déroule devant les yeux du sujet-spectateur. Je ne citerai que quelques-unes des réactions que l'on peut placer sous contrôle des consignes verbales : on peut élever ou abaisser l'estime de soi, provo-quer la crainte et l'angoisse, éveiller des sentiments de culpabilité, modifier les niveaux de motivation, déterminer des attitudes, manipu-ler notre perception d'autrui. En réalité, la description verbale d'un événement imminent produit souvent des effets aussi importants, ou même plus, sur le comportement du sujet que l'événement lui-même.

La connaissance de cette forme de détermination de notre compor-tement, bien que limitée dans le temps à l'épreuve d'expériences ponc-tuelles, devrait nous rendre sensibles à la portée encore plus grande de la détermination verbale de nos pensées, de nos émotions et de nos actions qu'exercent quotidiennement sur nous, entre autres, les

politi-ciens démagogues, les vendeurs, les annonceurs publicitaires, ceux qui sèment la haine ou répandent les rumeurs.

Mais la forme la plus insidieuse de détermination verbale réside peut-être dans l'emploi d'étiquettes verbales pour catégoriser, départa-ger, en un mot déshumaniser les autres. Par exemple, il est commode de dispenser les étiquettes psychiatriques pour transformer celui qui s'oppose légitimement à l'ordre des choses en une personnalité « pas-sive-agressive », ou bien un noir, outragé par les injustices d'une so-ciété raciste [91] envers lui et son peuple, sera renvoyé comme en proie à des « idées paranoïaques ». Ces étiquettes, ainsi que d'autres comme « sociopathe », « vandale », « pervers », « déviant », « subver-sif », ont pour but de reléguer une personne du reste de la société en faisant ressortir ses différences, et habituellement son infériorité. Ce processus de catégorisation verbale est particulièrement dangereux car il est facile de perdre de vue qu'il résulte de jugements subjectifs, sou-vent arbitraires et non fondés sur une réalité objective sous-jacente.

Néanmoins, à la fois l'individu impuissant que l'on étiquette et celui qui applique ces étiquettes en arrivent à se comporter comme si elles renvoyaient à la vérité; alors seulement, bien sûr, la reflètent-elles.

Nous avons récemment été amenés à prendre conscience d'un autre aspect encore des effets déshumanisants des étiquettes stéréotypées.

Au Viêt-nam, les atrocités commises à My-Lai et ailleurs furent dans une certaine mesure facilitées du fait que les G.I’s américains appre-naient à parler des Vietnamiens et à penser à eux en termes de

« gooks » et de « slopes ». À la base de l'empathie entre les hommes, une perception de traits communs d'humanité est au moins nécessaire : le langage qui dépersonnalise (les gens ne sont pas assassinés, mais

« des Viêts sont détruits ») abolit ce lien (Zimbardo, 1969 et 1969 b).

Les psychosociologues qui ont appris, dans leurs laboratoires, comme dans le monde réel, que le pouvoir de domination par le verbe est im-mense, devraient se soucier au premier chef de ce que la compassion et la compréhension humaines sont ainsi menacées.

Dans le document introduction à la psychologie sociale (Page 123-129)